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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Monsieur Klein de Joseph Losey (1975)

De ce ciel bizarre et livide,
Tourmenté comme ton destin,
Quels pensers dans ton âme vide
Descendent ? réponds, libertin.

in Horreur sympathique,
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal

Synopsis :

Hiver 1942 à Paris, sous l'Occupation. Dans un hôpital, une femme subit passivement une humiliante visite médicale qui met en évidence ses racines sémites. Le rapport sera envoyé à la Préfecture de police, ce qui n'augure rien de bon car les Juifs sont persécutés. Mais en retrouvant son époux, qui s'est prêté à un examen analogue, elle affirme que tout s'est bien passé.

Indifférent à ce climat oppressant, le marchand d'art Robert Klein vit luxueusement dans un hôtel particulier de la rue du Bac. Fréquentant les salles de ventes, il achète aussi sans le moindre scrupule, à des Juifs aux abois pressés de fuir la France, des objets qu'ils cèdent à vil prix au terme d'âpres tractations. Il reconduit l'un d'eux sur le seuil, après lui avoir payé 300 louis d'or - soit la moitié de sa valeur - le « Portrait d'un gentilhomme hollandais » peint par Adriaen van Ostade.  En prenant congé, il découvre dans son courrier glissé sous la porte un exemplaire des « Informations juives ». Il comprend alors qu'un homonyme, abonné à ce journal réservé aux Israélites, lui a fait endosser son identité. Or les membres de la communauté juive sont fichés en raison de leur prétendue origine raciale. Par une sorte de prémonition funeste, son client lui souhaite « bonne chance, Monsieur Klein ».

En cherchant à prouver qu'il n'est pas juif, Robert Klein s'englue peu à peu dans un piège quasi kafkaïen. Il ne fait qu'attirer l'attention des autorités, muée en suspicion puis, bien vite, en conviction. Pour obtenir des certificats de catholicité, il rend visite à son père, qui vit à Strasbourg. Devenu infirme, le vieil homme lui apprend qu'il existe une branche hollandaise de la famille Klein, sur laquelle il évite de s'étendre. Menant sa propre enquête, Robert remonte la piste de son homonyme. Insaisissable, cet homme mystérieux change régulièrement de domicile. Il entretient des liaisons féminines, entre autres avec une aristocrate évanescente et une compagne énigmatique prénommée « Françoise », « Kathy » ou « Isabelle ». Il roule en side-car et possède un berger allemand. Les recherches de l'affairiste le conduisent tour à tour dans un logement sordide situé rue des Abbesses ; un laboratoire photographique ; un château fantomatique d'Ivry-la-Bataille ; les coulisses d'un cabaret donnant un spectacle antisémite ; une usine de la place Balard... Il découvre que l'autre Klein, un résistant, joue de leur homonymie pour agir clandestinement. L'inconnu semble avoir été victime d'un attentat relaté par la presse. Robert va examiner le corps à la morgue.

La police poursuit le marchand d'art. Ses biens sont saisis. Par un étrange hasard, il recueille un berger allemand abandonné. Mais craignant pour son sort, il cherche à gagner la Méditerranée par Marseille. Il est muni de faux papiers procurés par Pierre, un ami avocat qui l'a aussi aidé à vendre son hôtel particulier non sans s'enrichir, à cette occasion, d'un demi-million de francs. Dans le train, il s'adresse à une femme assise en face de lui - probablement Françoise, alias Kathy ou Isabelle. Elle semble connaître Robert mais la discussion tourne court. Cet étrange hasard le décide de renoncer à son projet d'évasion. Il rebrousse chemin, souhaitant plus que jamais connaître celui dont il est victime mais qui le fascine. Il peut enfin le rencontrer, au pied de l'immeuble de Pigalle qu'en fait le résistant n'a jamais quitté, aidé de la concierge éprise de lui. Arrivé au rendez-vous, il assiste, embusqué, à l'arrestation de son homonyme, que Pierre a dénoncé pour le protéger. Il est appréhendé lui aussi le lendemain, pendant une rafle évoquant celle du "Vél d'Hiv". L'acte de baptême catholique d'une grand-mère, enfin arrivé d'Alger, peut le sauver in extremis. Parmi d'autres noms à consonance juive, les haut-parleurs  du Vélodrome d'hiver appellent « Robert Klein ». Un homme vu de dos lève le bras puis disparaît dans un souterrain, entraîné par une foule qui se dirige vers un quai de gare. L'affairiste lui emboîte le pas, en affirmant à Pierre qu'il va revenir. Déportés conjointement, les deux Robert Klein ne se seront jamais rencontrés. Dans le wagon qui les conduit vers une mort probable, derrière le marchand d'art sans scrupule apparaît le visage grave de l'homme qui lui a cédé le tableau de van Ostade. Leur tractation du début résonne de nouveau.

 

En pleine Occupation, Robert Klein, marchand d’art de son état, rachète à bas prix des tableaux de maîtres à des Juifs qui tentent de fuir le territoire. Vivant dans le luxe de ceux qui ne s’inquiètent pas de la situation politique, il découvre un matin sur le pas de sa porte un journal d’informations destinés aux marqués de l’étoile jaune : Robert Klein se découvre un homonyme qui semble vouloir troubler son ataraxie. Il tente de le rencontrer, le poursuit sans parvenir à le croiser alors que la police et le Commissariat Général aux questions juives se penche sur son cas.

 

L’insoutenable trouble de l’être 

En 1976, Joseph Losey, cinéaste s’il en est de l’intranquillité, poursuit son exploration de l’être par l’éclatement de l’image. Du naturalisme, il a gardé l’art du portrait. Les dérives psychologisantes ne sont pourtant pas de son monde : ce sont l’expression, la courbe, la lourdeur et le trouble qu’il met en mouvement, notamment dans la scène d’ouverture de Monsieur Klein. L’entrée en matière (dans tous les sens du terme) ne présente pas un contexte mais une femme dans le contexte précis de l’hiver 1942 à Paris. Une femme, que l’on connaît pas et que l’on ne reverra plus, est manipulée, détaillée, tripotée par un médecin chargé de définir son niveau de « judaïté ». Elle est immobile et intranquille, respire la peur et la honte, cache les parties de son corps qu’elle peut encore dérober au regard du tyran bureaucrate. Cette scène monstrueuse représentant le corps sans liberté et l’être sans patronyme présente la quête de Robert Klein et celle de Losey : le passeur d’images est aussi un passeur de noms et de caractères. Il ne donne pas mais souligne : l’anonyme ne sera pas nommée, mais elle a désormais une substance humaine. La quête identitaire de Robert Klein ne lui donnera pas la satisfaction de l’explication mais la capacité de comprendre le trouble d’autrui.

Robert Klein n’est pas un administrant : faux dandy matérialiste et autoritaire (notamment envers les femmes qu’il collectionne comme ses tableaux et dont il se lasse dès potron-minet), il est aveugle au mouvement et sourd aux cris. Dans son appartement, nulle trace de la guerre, nul passage de l’histoire. Il est le non-être qui résiste à la peur et à la souffrance jusqu’au jour où il prend conscience de sa place dans la société. L’entrée de l’individu Robert Klein dans le monde, se fait d’abord par le rejet : refusant d’être catalogué comme Juif et d’être confondu avec l’autre Robert Klein, il va de bureau en bureau pour prouver son ascendance légale. Mais Losey, qui a souvent filmé la dilution de l’humanité dans les conflits sociaux (The Servant, Le Messager), préfère choisir ici son apparition. Cette idée très sartrienne d’une humanité qui se définirait d’abord sous la menace est omniprésente : les sirènes du couvre-feu, le feuilleton radio des aventures montées en épingles de la LVF, les individus et les masses sous influence forme le décor presque ritualisé du parcours initiatique de Klein.

Petites touches

Il y a moins dans Monsieur Klein la volonté de peindre que celle de laisser éclater graduellement la force de l’insensé. Joseph Losey, si précis d’habitude dans ses cadres baroques, pose ici son regard sur l’errance de plus en plus dépouillée d’un homme qui, tout en cherchant son accusateur, apprend la conscience. Si certaines scènes de diners, notamment celle d’Yvry-la-Bataille où Klein pousse l’enquête jusqu’à la grande bâtisse appartenant, semble-t-il, à une famille d’Ancien Régime, s’apparentent à un retour aux sources formelles, Losey retrouve ses premières amours mêlant le mystère au foisonnement. La lourdeur des espaces répond à celle de la France administrative et kafkaïenne en déroute. Comme pour Gregor Samsa dans La Métamorphose, la maladie de existentielle de Klein provient d’une organisation aux normes extrémistes et de l’indifférence d’autrui. Chez Kafka, le dessèchement de l’homme devenu insecte est causé par le regard d’un autre dégoûté ou apeuré ; chez Losey, c’est l’absence de regard (et du pouvoir de voir et de comprendre) qui mène Klein à sa perte.

Il reste que dans ce film, la référence, bien que sensée, est secondaire. Dans la tapisserie présente aux enchères au début du film et représentant un vautour transpercé par une flèche, c’est l’être symbolisé qui reste central. Dans Monsieur Klein, la quête vitreuse et floue du protagoniste exacerbe la réalité concrète d’une surveillance généralisée et du meurtre de masse. L’inexactitude historique de la reconstitution finale de la Rafle du Vél d’Hiv (située en plein hiver alors qu’elle eut lieu au mois de juillet) rappelle aussi que Losey se moque des vertus pédagogiques : il filme l’impossibilité de la liberté sans l’altérite. Lorsque Klein assiste, au milieu d’une assistance collaborationniste, à une représentation théâtrale du Juif Süss, il voit dans le Juif caricaturé celui qui le menace et lui-même, à présent menacé. Il faut d’ailleurs rendre hommage à l’impassibilité dérangée que parvient à transmettre sans cesse Alain Delon (plus Samouraï ici que Borsalino), et aux multiples apparitions amplifiant la tension évolutive comme celles de Suzanne Flon, de Michael Lonsdale ou de Jeanne Moreau.

Cette tension dramatique ne provient pas d’une atmosphère seulement, encore moins d’un engagement trop pompeux de l’écriture : elle est l’enfantement de la révélation (et rappelons que filmer une rafle organisée par la police française en 1976 ne tient pas encore du marronnier), elle est inhérente au doute et à la douleur. La force humaniste de Joseph Losey est de ne jamais détourner le regard, ni face à l’homme, ni face à la bête.

 

 

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