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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 1.700 articles.

Ava Gardner morte le 25 janvier 1990 à Londres. Nécros de Jean-Pierre Dufreigne et Françoise Sagan.

Qui connaît Ava Gardner ? Ses maris ? Ils en firent vite le tour. Mickey Rooney en seize mois. Artie Shaw en douze. Frank Sinatra en six ans, mais avec des arrêts de jeu. Ses amants ? Les meilleurs ont disparu, les autres furent renvoyés. Ses metteurs en scène ? Ils la voyaient dans leur viseur, comme un gibier. Ses producteurs ? Ils la débitaient en charcuterie d'art : la bouche, les jambes, les seins. Les journalistes ? Nous sommes des mufles (voire l'appellation "le plus bel animal du monde" plagiée lâchement chez Orson Welles).

Ses voisins londoniens, peut-être, ceux près de qui elle vivait, et près de qui elle est morte, le 25 janvier, par une journée étonnamment pluvieuse ? Trop occupés ; sauf les chômeurs, mais ils fréquentent peu Knightsbridge. Ses biographes, alors ? Ou les éditeurs de ses "Mémoires" pour l'automne ? Soyons sérieux. Ses amis ? Des (presque) anonymes. Ils se tairont ou mentiront, comme on ment toujours quand on est un ami.

Personne, donc, ne connaît Ava Gardner. Ne pas connaître empêche-t-il d'aimer ? Non, ça n'empêche pas. Ne connaître personne n'empêche personne d'aimer une personne qu'on ne connaît même pas. Aimer une personne donne le désir d'en parler. Surtout quand la personne, c'est quelque chose.

Ava Gardner est une image qui scintille selon les physiques de la stroboscopie. On se souvient - un frisson - de plans, dans "Pandora" notamment, de plans qu'on n'a jamais vus parce qu'Albert Lewin ne les a jamais tournés. Ils irisent pourtant nos écrans intimes. John Huston recréa maladroitement ce velouté d'argent à coup de filtre dans les scènes finales de son "Juge et hors-la-loi". Quand Ava-Lily Langtry, le lis de Jersey, visite le saloon-musée à elle consacrée par feu Roy Bean-Paul Newman. John ne l'a pas fait exprès. Ce n'était qu'un effet de mousseline.

Ava Gardner est quelque chose qu'on imagine. Quand "on s'assoit au bord des rivières, on regarde passer les vieilles affaires et la beauté d'Ava Gardner" (Alain Souchon). Un mirage du Sud, de ces contrées de vent d'autan, de Sécession, où volent sur des uniformes d'un gris romantique des poussières qu'autant en emporte le vent. Elle quitta vite Smithfield, en Caroline du Nord, et mit longtemps à perdre son accent traînant. On l'y força. Bogart, lui, eut le droit de garder son cheveu sur la langue. Humphrey était un homme. Ava, une femme. Il l'enterra, déjà, sa Comtesse aux pieds nus. Sous une pluie italienne, drue, lourde, pas sous un crachin gluant londonien. C'est le moment de sortir la réplique obligée de toute éloge funèbre. Bogey mâchonne une cigarette détrempée : "La vie se comporte bien souvent comme si elle avait vu trop de mauvais films." Tout éloge sent le rance. Nous préférons, pour Ava, la fin de la pluie, un court soleil sur une statue de plâtre en faux marbre, l'approche timide de l'assistant près de Bogart-Harry Dawes, metteur en scène : Il fait beau, monsieur. - OK, on va tourner." La chimère, encore.

Jean Pierre Dufreigne

in L'Express du 2 février 1990.

 

Ava Gardner

par Françoise Sagan

in Elle du 12 février 1990

"Je pourrais juste dire 

qu'elle était belle, et seule et généreuse,

et qu'elle aimait rire parfois."

Ce n'est pas moi en réalité qui devrais prononcer cet éloge funèbre, même s'il est vrai qu'Ava Gardner et moi-même nous soyons rencontrées, parlé, amusées, même s'il est vrai que nous ayons partagé des après-midis oisives, des nuits blanches et des petits scandales, des points de vue et des fous rires. Bref, que nous ayons été un peu complices pendant un mois il y a belle lurette, lorsqu'elle tournait "Mayerling" avec l'exquis Omar Sharif, supposé être son fils dans le film, et qui dans la vie lui portait un dévouement tout paternel, celui qu'elle inspirait aux hommes qu'elle ne saccageait pas. Malgré cette brève, si superficielle mais pour moi si réelle rencontre, j'imaginais pour suivre sa dépouille mortelle, le choeur de ceux qui avaient suivi son corps vivant, j'imaginais beaucoup de voix masculines murmurant des mots usés et passionnés : "Qu'est-ce qui t'a plu en moi ? Pourquoi m'as-tu quitté ? Pourquoi ne m'as-tu pas cru ? Pourquoi m'avoir dit tout ça ?", etc. Un concert de voix masculines à la fois nostalgiques et incompréhensives dans leur passion, comme le fut son public d'ailleurs dans son admiration, car Ava Gardner était une autre. Elle était plus belle que ses rivales, plus amorale et plus désinvolte aussi. Elle était plus seule que toutes.

C'était un animal très beau et très digne de ce fait, et très étranger. Elle n'offrait aucune solution, aucun avenir, aucune explication à ses amants, car sa beauté soulignait le divorce parfois pas évident au cinéma entre sensualité et vulgarité. 

Et de même sa carrière était inexplicablement paradoxale :ni déchue, ni glorifiée, ni vraiment portée aux nues, ni vraiment reconnue dans son milieu, elle était l'actrice dont la beauté primait sur le reste et n'évoquait qu'elle-même.

Sa beauté ne l'emprisonnait pas comme Bardot, ne la blessait pas comme Marilyn Monroe, ne l'affolait pas comme Garbo. Sa beauté était là avec elle,tranquille. C'était pourquoi les femmes l'aimaient bien, parce que nulle femme ne l'imaginait au foyer et que nulle ne lui en voulait de ne pas y être ; et que de même nul homme ne l'imaginait fidèle même si certains se désespéraient, car contrairement à toutes ces comédiennes dont la foule suivait les amours, les mariages, les accouchements avec sentimentalité (ces femmes que l'on retrouvait devant des cuisinières ou devant des cliniques), on ne retrouvait Ava Gardner qu'entourée de valises, avec, portant ces valises, un nouvel amant.

A force d'être nombreux, ceux-là ne faisaient plus figure de victimes, et on attribua ces amours à d'étranges déviations : le goût de la dérision pour Mickey Rooney, le goût de la mort pour Dominguin. En tout cas, elle n'apparut jamais comme la moitié de quelqu'un, on ne l'imagina jamais attachée ou frappée par la condition féminine. Elle se promenait à travers sa célébrité et ses passades, avec une sorte d'indifférence, une sorte de recul aussi rare que son physique. C'est peut-être pour cela que les femmes l'aimèrent et supportèrent son insouciance.

C'est pour cela aussi peut-être que "La Comtesse aux pieds nus", le seul film où elle ait joué un rôle qui la représentait, où elle joua sa propre mort, fut aussi le seul film où elle sembla jouer la comédie. Car le cinéma, la caméra, les obsessions et les miroirs qu'ils promènent avec eux n'étaient pas son fort. Je la vis aborder le tournage de scènes tragiques en souriant, en mettant son chapeau de travers sur la tête, en envoyant des clins d'oeil, je la vis aussi s'endormir sur le sol, parce que la mise en scène était trop lente (elle fut d'ailleurs dans ces scènes admirablement belle et superbement ailleurs). Je la vis bien plus concernée par un orchestre de Tziganes qui jouait faux ou par un maître d'hôtel abject, ou par un président de compagnie trop hypocrite: ses agacements, je dois le signaler, se traduisaient par des nappes tirées, des tables renversées, des présidents-directeurs vidés d'un taxi, ou par des disparitions interminables. Je vis des banquets en son honneur où elle ne vint pas, je la vis marcher dans la rue des nuits entières, je la vis réfugiée dans des silences orageux, mais ce n'étaient pas les caprices d'une star que je regardais, loin de là, c'étaient les sursauts d'un animal prisonnier que l'alcool délivrait souvent, bien sûr, pas toujours, je sois le dire,pas assez si je me rappelle la profondeur de ses chagrins muets. On jura de se revoir, on ne se revit qu'une fois, en effet, dans un aéroport, je crois, en tout cas dans un endroit bourré de gens qui nous laissèrent nous apercevoir, échanger un regard d'abord étonné, puis ravi, puis l'instant d'après, lorsque nous ne nous aperçûmes plus, nostalgique. Du moins j'espère que le sien le fut comme le mien. Quelqu'un me fit, bien sûr, remarquer qu'elle avait beaucoup changé. Mais je n'étais pas d'accord. C'était toujours ce port de tête orgueilleux, ces yeux froids et mélancoliques, et cette bouche si ferme, autant dans ses refus que dans ses appétits. C'était toujours cet animal hautain et mystérieux, qui ne me donna d'explications qu'une seule fois : en me racontant un soir qu'elle avait passé son enfance et son adolescence entre un père qui bêchait les champs et une mère qui lavait le linge du matin au soir et du soir au matin, qu'elle n'avait vu que leur dos pendant quinze ans, et que depuis, elle ne supportait plus de voir le dos de qui que ce soit. Ce "qui que ce soit" fut-il occupé lui-même à lui écrire un contrat fabuleux.

Non, il lui fallait un visage, un regard, une voix posée sur elle, comme il en faut à chacun de nous, sauf que, chez elle, c'était indispensable et désespéré. Bien sûr, elle croisa bien des regards, et toujours ce fut elle qui les quitta, mais peut-être s'en détourna-t-elle la première par mauvaise foi ou pour les devancer ! Qu'importe ! Qu'importe la vérité dans son cas. La vérité n'est nécessaire que pour les faibles ou les prudes, ce qu'elle n'était pas. Qu'était-elle d'ailleurs ? Plus j'y pense, moins je me le rappelle, moins je le sais. Je pourrais juste dire qu'elle était belle, et seule, et généreuse, et qu'elle aimait rire parfois. Je pourrais dire qu'elle était de ces gens qui font de notre vie parfois une sorte de paysage poétique, mais dont on a le sentiment qu'elle est pour eux un désert d'amertume, de ces gens primitifs ou décadents, dont on ne sait où ils vont, et qui sans doute ne le savent pas eux-mêmes, tant ils sont ligotés par la nature. Et, dans le cas d'Ava Gardner, par leur beauté intrinsèque. Et donc au demeurant dont la destination importe peu, tant ils ont de grâce et d'éclat quand on les croise. Et tant ils traînent de rêveuses questions après sur leur passage, à la suite de leur démarche hasardeuse et inimitable.

Françoise Sagan

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