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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

«Ma vie avec Bernard Pivot», un récit sensible de Noël Herpe...

«Ma vie avec Bernard Pivot», un récit sensible de Noël Herpe, ressuscite les années Pivot et nous ramène à une époque où la littérature faisait les beaux jours de la télévision et des librairies.

Bien sûr, c’est un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Les années «Apostrophes», de 1975 à 1990, (et celles de Bouillon de culture qui lui succéda dans une forme voisine de 1991 à 2001) ont marqué profondément des générations de téléspectateurs et de lecteurs. Des rééditions en DVD, des mises en ligne sur le site de l’INA ou sur d’autres sites attestent encore aujourd’hui de la curiosité et de la nostalgie de beaucoup. Nostalgie : oui, il faut bien écrire le mot. Car «Apostrophes», c’est une «France d’avant». Sur le service public, le seul en l’occurrence, et sur Antenne 2, chaque vendredi autour de 21 h 40, les livres et la littérature sont à l’honneur. Les auteurs ont un visage, une voix, une présence. Le public en redemande. Il est vrai qu’il n’y a alors que trois chaînes de télévision. L’émission est un rendez-vous au même titre que «Les Dossiers de l’écran», «Au théâtre ce soir» ou «Droit de réponse».

Évidemment, le succès doit beaucoup à l’animateur: Bernard Pivot. Amical, patelin, subtil, taquin, chafouin à l’occasion, l’ancien journaliste du Figaro littéraire dirige son orchestre d’invités avec un naturel et un talent inégalés. Il a lu les livres, il donne envie de les lire. Le samedi matin, les libraires doivent faire face aux clients réclamant les ouvrages des auteurs vus la veille chez Pivot. Un passage à «Apostrophes» ne garantit pas le succès, mais presque. Les attentes des éditeurs, les angoisses des attachés de presse bouillonnent en coulisse.

Combien de best-sellers inattendus sont ainsi nés le vendredi soir ? Claude Hagège, linguiste, emballe les foules en donnant la réplique à Raymond Devos. La vieille dame Émilie Carles crève l’écran pour Une soupe aux herbes sauvages. Emmanuel Leroy Ladurie, éminent historien, séduit le grand public en évoquant le village de Montaillou au temps de l’Inquisition. «Apostrophes» épouse ou lance des tendances. Des émissions spéciales sont consacrées à Georges Simenon, Vladimir Nabokov ou Marguerite Duras. Cependant, les joutes musclées frappent plus encore les esprits. En mai 1977, le jeune Bernard-Henri Lévy, chemise blanche échancrée, cigarette dans la main droite, illumine l’écran. Les «nouveaux philosophes» ringardisent la gauche marxiste. Quelques années plus tard, BHL se retrouvera sur le même plateau face à Maurice Bardèche, le beau-frère de Robert Brasillach et l’un des pères du négationnisme français. Scène difficilement imaginable aujourd’hui. La liberté de penser, de débattre, de provoquer est alors plus grande, quasiment sans limites. Jusque dans ses excès. Autres temps, autres mœurs. Des décennies plus tard, les prestations de Daniel Cohn-Bendit ou de Gabriel Matzneff déclencheront des scandales à retardement. Combien de coups d’éclat? Impossible de les recenser. Simon Leys ridiculisant une pieuse maoïste, Jacques Perret mutique déclarant au final «je suis pour le trône et l’autel», Marc-Édouard Nabe en ébullition pour la sortie de son premier livre… Chacun choisira.

Avec son beau récit, Ma vie avec Bernard Pivot, Noël Herpe, écrivain et historien du cinéma, signe une autobiographie faisant écho à la mémoire collective autour de l’émission culte. Né en 1965, il se souvient à son tour des séquences et des écrivains qui s’imprimèrent sur ses rétines : Pierre-Jakez Helias et son Cheval d’orgueil, René Girard, Jean Dutourd, François Nourissier, Charles Bukowski tellement ivre qu’il fut exfiltré du plateau (lire ci-contre)… Les hommes politiques et même les présidents de la République n’étaient pas négligés: de François Mitterrand, alors candidat, à Valéry Giscard d’Estaing en fonction.

«Apostrophes» était un jeu, un théâtre, une corrida. «Pivot créait des monstres inédits qui semblaient surgir de nulle part» et il «savait créer de la crise autour de la table, avec les mégots de cigarettes tremblant dans les mains. Tout le monde se mettait à parler pêle-mêle, et la caméra, peinant à suivre, surprenait des mines que l’on n’aurait pas dû voir», écrit Noël Herpe. Les silences, les bégaiements, les hésitations se transformaient parfois en qualités, en signatures. Comment oublier les «performances» de Françoise Sagan ou de Patrick Modiano ? Ce dernier, aussi timide qu’emprunté, fut interrogé un soir à propos du vibrionnant Philippe Sollers lui faisant face: «Et vous, Modiano, qu’est-ce que vous en pensez du livre de Sollers?», lança Pivot. «Cela me rappelle les débuts de Sacha Distel…», répondit l’auteur de La Place de l’étoile sans se départir de son air innocent et en chantonnant «Scoubidous bidous». Noël Herpe, à sa façon, confirme le diagnostic de Modiano sur Sollers à «Apostrophes»: «Je m’habituais à le voir comme un acteur, à ne goûter en lui que la musique.»

Comme dans les films de Claude Sautet, on fumait, on buvait sur le plateau d’«Apostrophes». Comme dans les repas de famille, on riait, on se disputait, on s’écharpait à l’occasion. Il nous revient alors le titre d’un livre de Jean d’Ormesson, invité récurrent de Bernard Pivot: C’était bien.

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