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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Robert Desnos, ce grand poète mort en déportation à Terezin le 8 juin 1945. Il n'avait que 44 ans.

L'admirable poète de “Rrose Sélavy” et de “Corps et biens” a fini ses jours à Terezin le 8 juin 1945. Il n'avait que 44 ans.

Angelo Rinaldi. Publié le .

On ne croyait pas les chats capables de gagner le bifteck de leur maître. Il y a eu, toutefois, un précédent dans l'histoire de l'humanité. Ne fallait-il pas que Coussin, persane bleue, et Satan, gouttière noir, le créent en faveur d'un poète, Robert Desnos (1900-1945), et, à Buchenwald, un simple numéro tatoué sur l'avant-bras gauche: 185443 ?

C'était en 1926, à Neuilly. Une bande de meurt-de-faim occupe, dans le style «Viens chez moi, j'habite chez une copine», l'appartement d'une chanteuse partie en tournée aux Amériques, Yvonne Georges, une Barbara de ce temps-là. Desnos en était le chevalier servant et transi, et rien que cela parce que cette gourde le jugeait trop laid. Vite, l'argent fut à peine suffisant pour acheter pâté, baguette et gros rouge.

Un soir qu'ils écoutaient tous un disque de jazz – avec la même attention que le fox-terrier de la Voix de son Maître, posté au pied du pavillon d'un phonographe –, des miaulements féroces retentirent derrière la porte du rez-de-chaussée. Coussin et Satan traînaient un gigot aussi gros qu'eux-mêmes, si on les eût additionnés. Au premier étage de l'hôtel en face, un innocent avait posé la viande au frais, sur le rebord d'une fenêtre. Aux félins Desnos doit également de s'être lié à Picasso, qui déjeunait dans un restaurant voisin de son atelier, rue des Grands-Augustins. Le cuisinier réservait les reliefs aux animaux du quartier ; Desnos habitait rue Mazarine.

Ces génies qui entouraient Desnos

On trouvera ces anecdotes, et bien d'autres, dans le livre charmant que Mme Desanti consacre au poète qu'elle connut durant la guerre. Ensemble, dit-elle, ils ont chiné dans les brocantes où les surréalistes savaient déceler l'objet insolite pour une utilisation encore plus bizarre. Au moment où les «Cahiers de l'Herne» réimpriment leur monumental et passionnant numéro dédié au poète, la collection «Quarto», de son côté, propose l'œuvre entière, le tout sous la houlette de Mme Marie-Claude Dumas, qui a voué son existence à l'auteur de «Minuit à quatorze heures».

Elle vient à point, cette biographie rédigée sur le mode familier, non dénuée d'émotion, même si parfois elle est un rien trop sucrée. Elle abrège la distance entre le public et la masse des écrits. Une maille à l'envers, une maille à l'endroit, Mme Desanti tricote ses souvenirs personnels de la période de la Résistance et des cafés ersatz au Canon des Gobelins, et toute la laine d'une copieuse bibliographie sur le sujet. Sans oublier le fruit de ses entretiens avec les survivants, de moins en moins nombreux. On regrette souvent, tant elle apporte de vivacité à son récit que, corsetée par les lois du genre, elle n'ait pu épaissir quelques silhouettes dont le nom parle seulement aux initiés.

Qui se souvient à présent de Lise Deharme, aimée de Breton ? On la voyait encore, minaudière momie, vers 1970, au cocktail annuel de Gallimard, entourée de quelques Eliacin khâgneux. Elle était l'épouse de Paul Deharme, un émule de Marcel Bleustein-Blanchet, qui tira de la gêne Desnos en le faisant travailler à Radio-Luxembourg, où il conçut les épisodes du feuilleton de «Fantômas». Antonin Artaud prêtait sa voix ; Alejo Carpentier, sa musique. Une ronde de talents et de génies entoure Desnos. Mais nous les savons tels parce que le temps a passé, effectuant le tri, approfondissant la perspective des allées où les uns et les autres semblent maintenant des statues perchées sur leurs socles. Sur le moment, les uns pour les autres, ils étaient surtout des copains sans le sou – qu'ils fussent écrivains, peintres ou sculpteurs.

"Et rosse et la vie"

Desnos est ce rejeton d'un Normand mandataire aux Halles «pour la volaille et le gibier», qui, le brevet élémentaire en poche, pressé d'écrire, rompt à 16 ans avec sa famille, qui le maudit dans la tradition du mélo du siècle précédent dont le souvenir est toujours frais. Il a, du moins, sur le fils prodigue que cite l'Evangile, la supériorité de n'être pas revenu. D'avoir tracé, avec obstination, sa route dans le Paris populaire qu'il saura chanter jusqu'au bout avec des accents tantôt précieux, tantôt argotiques. En chemin, la rencontre avec Breton était inéluctable. En dépit des ruptures ultérieures, ni la vie ni l'inspiration ne se séparent du mouvement surréaliste qui, après 1918, produit un effet de liposuccion sur l'obèse littérature française, dont Proust, malgré lui, aggrave la cellulite par une dilatation du roman balzacien.

Alors, pour que maigrisse Pégase affligé d'une «culotte de cheval», pour mieux libérer les forces de l'inconscient, à peine découvertes, on provoque des états de transe, on sombre dans le sommeil hypnotique. On flirte avec le spiritisme, sous le regard altier du bel André, le chef de meute, figure du Grand Inquisiteur de la religion en train de s'élaborer. Desnos en tire les merveilleuses et cocasses maximes de Rrose Sélavy. Ce qui s'entend aussi comme: «Eros, c'est la vie». Ou encore: «Et rosse est la vie». Dernière interprétation qui s'applique à Desnos  lui-même, qui, pour gagner sa pitance, accumule les petits boulots, avant de se faufiler dans le journalisme. Au grand scandale de Breton pour qui ce métier équivaut à une prostitution de l'esprit. Tel quel, il sut, en tout cas, accueillir un autodidacte; aujourd'hui, rien de moins sûr ?

On ne discute plus que le surréalisme ait rincé l'œil et l'oreille de chacun, en débusquant la beauté là où elle n'était jamais vue, en s'appuyant sur les découvertes de la technique. A cet égard, on lira, dans «l'Herne», la brillante contribution de Michel Ciment à propos des rapports du poète ami de Bunuel avec la boîte aux images.

Fertile dans les arts plastiques, favorable à l'action critique ou révolutionnaire, une fois terminée sa secousse d'électrochoc, le surréalisme ne permet à ses promoteurs de s'accomplir en leur singularité individuelle que dans la mesure où ils vont s'en dégager. Tout académicien qu'il fût, Valéry avait raison: «Pour quelqu'un qui ignorerait les noms de ces divers poètes, il est probable qu'il pourrait passer du livre de l'un au livre de l'autre sans savoir qu'il a changé d'auteur.» L'inconscient a ses limites, et même il radote.

Céline et le "philoyoutre"

Virtuose de l'écriture automatique, champion olympique de nage dans les piscines du songe, Desnos ne parvient qu'au prix d'une rupture à exploiter sa richesse intérieure. Elle s'épanouit dans «Corps et biens», et «Fortunes», outre ses «Chantefables» destinés aux enfants ; foncièrement modeste, il ne s'imaginait d'avenir que dans les cours de récréation? On dirait que Villon, Charles d'Orléans, Louise Labé et Ronsard ont, pour l'éternité, tracé cette ligne de grâce et de mélancolie, parallèle à la ligne de cœur, qui est, en français, le seuil de l'excellence, et au bord de laquelle, au fil des siècles, les poètes français viennent se placer face au peloton d'exécution (l'indifférence aussi est fusillante).

De la sorte Desnos rejoint le Cocteau de «Plain-Chant», Genet, Apollinaire, Max Jacob dont il partage l'humour, la fantaisie, Pierre-Jean Jouve quand celui-ci ne hausse pas le ton, Supervielle, et deux inconnus qui vont grandir, Jean-Pierre Duprey et Olivier Larronde.

Au début de la guerre, faute de mieux, Desnos casait des articles à «Aujourd'hui», l'hebdomadaire de Jeanson que l'occupant laissait paraître à condition qu'il ne touche ni à l'actualité ni à la politique. Telle est la force du talent que les opinions du chroniqueur des riens y transparaissaient. Céline ne s'y est pas trompé. Il dénonça le «philoyoutre», le juif caché, et fit publier sa photo, le recommandant ainsi aux bons soins de la Kommandantur.

Jeanson emprisonné, Desnos resta au journal sous pseudonyme afin de continuer d'alimenter en informations le réseau de la Résistance dont il faisait partie. La Gestapo l'arrêta en 1944 ; il n'avait pas voulu s'enfuir de peur d'exposer à la torture Youki, sa compagne et sa muse. On le déporta à Buchenwald. Des rescapés se rappellent qu'il lisait les lignes de la main pour soutenir le moral de ses camarades enveloppés comme lui des fumées du four crématoire. Par là ne définissait-il pas aussi l'une des fonctions de la poésie ? A la même époque, Céline se sauvait au Danemark ; sans doute, à son niveau, ne pouvait-il avoir n'importe quel mort sur la conscience.

Angelo Rinaldi

Œuvres complètes, par Robert Desnos,
Gallimard, «Quarto», 1394 p.

Robert Desnos, «Cahiers de l'Herne»,
dirigés par Marie-Claude Dumas, 426 p.

Robert Desnos, le roman d'une vie,
par Dominique Desanti, Mercure de France, 348 p.

Robert Desnos, bio express

Né à Paris le 4 juillet 1900, Robert Desnos se prête aux jeux des surréalistes et à leurs «cadavres exquis» avant d'être exclu du groupe. Il écrivit «la Complainte de Fantômas», des récits en prose et des recueils poétiques, dont «Corps et Bien» (1930) et «Fortunes» (1942). Déporté à Buchenwald en 1944, puis à Terezin (Tchécoslovaquie), il envoya un dernier poème à sa femme: «Il me reste d'être l’ombre parmi les ombres». Puis mourut le 8 juin 1945. 

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