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15 Mai 2020
Article de Nathalie Grenon,
Centre d'étude et de recherche sur les camps d'internement dans le Loiret.
En mai 1941, à Paris, des milliers de Juifs étrangers reçoivent une convocation, le «billet vert» : ils sont «invités à se présenter» le 14 mai dans divers lieux de rassemblement «pour examen de situation».
Leur liste a été établie grâce au fichier du recensement effectué à partir de septembre 1940 par les autorités françaises, sur ordre de l'occupant allemand.
Ils doivent être accompagnés d'un membre de leur famille ou d'un ami. Persuadés qu'il s'agit d'une simple formalité, beaucoup s'y rendent. Ils sont alors retenus, tandis que la personne qui les accompagne est priée d'aller chercher pour eux quelques vêtements et vivres (*).
3 700 Juifs sont ainsi arrêtés dans la région parisienne : c'est la «rafle du billet vert». Cette première rafle précède de quatorze mois la rafle du Vél d'Hiv.
Embarquement de Juifs. Paris, Gare d'Austerlitz. 14 mai 1941.
Conduits à la gare d'Austerlitz en autobus, les Juifs sont transférés le jour même en train vers le Loiret, à une centaine de kilomètres au sud de la capitale.
1 700 d'entre eux sont internés à Pithiviers, 2 000 à Beaune-la-Rolande. Ils vont y rester pendant plus d'un an, dans l'ignorance totale du sort qui leur est réservé.
Le 8 mai 1942, 289 d'entre eux sont transférés au frontstalag de Compiègne-Royallieu, d'où ils sont majoritairement déportés vers Auschwitz le 5 juin 1942, par le convoi 2.
Les autres ne tardent pas à connaître le même sort. Trois convois partent directement vers Auschwitz : le 25 juin et le 17 juillet 1942 de Pithiviers, le 28 juin de Beaune-La-Rolande.
Un décret du 4 octobre 1940, signé par le maréchal Pétain, a permis d'interner «les ressortissants étrangers de race juive» dans des camps spéciaux, sur simple décision préfectorale et sans motif. Le «statut des Juifs», paru la veille, avait donné une définition «française» - qui n'est pas la même que celle des nazis - de la «race juive» et édicté les premières interdictions professionnelles (fonction publique, presse, cinéma ...).
Au printemps suivant, cette politique antisémite s'intensifie sous les pressions allemandes, avec la création du Commissariat Général aux Questions Juives et l'internement d'un total d'environ 5 000 Juifs étrangers de la région parisienne.
C'est ainsi que sont créés les camps jumeaux de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. Le choix de ces petites villes du Loiret est dû à leur proximité de Paris, à une bonne accessibilité par le chemin de fer, à la possibilité de trouver sur place du ravitaillement et à la présence d'installations sécurisées (barbelés, miradors) qui ont déjà hébergé des prisonniers de guerre français, transférés depuis en Allemagne.
Les camps sont administrés par la préfecture du Loiret, à Orléans ; un Service des Camps a été mis en place.
Le camp de Pithiviers
Le camp de Pithiviers se situe à proximité immédiate de la gare et d'une caserne, à côté de la sucrerie de Pithiviers-le-Vieil. Des bâtiments en maçonnerie abritent les services administratifs et médicaux. Le camp est conçu pour 2 000 internés maximum. 17 baraques sont prévues pour leur logement, sur une surface de 3 hectares environ.
Le camp de Beaune-la-Rolande, situé au nord-est du bourg, est conçu pour 1 200 à 1 500 internés. 20 baraques sont réparties sur 1,7 hectare environ. Au sud des baraques s'étend un espace destiné à la gestion du camp (stockages, administration, préparation des repas, infirmerie, corps de garde...). Une partie de la route d'Auxy est intégrée au camp.
Les internés sont installés dans des baraques en bois mesurant 30m sur 6m, avec soubassement de béton. Dans chaque baraque, de part et d'autre d'un couloir, deux rangées de châlits (lits à deux ou trois étages), remplis de paille ; paillasses et couvertures sont en nombre insuffisant ; 2 poêles seulement pour se chauffer, et aucune place pour le rangement.
Internés au camp de Pithiviers en 1941.
Les conditions de vie sont d'emblée très mauvaises. En particulier les installations sanitaires et médicales ne sont pas opérationnelles à l'arrivée des internés. La situation va un peu s'améliorer, mais l'alimentation reste insuffisante et carencée, l'hygiène très précaire - la prévention des épidémies étant le seul souci de l'administration -, le logement insalubre (les baraques sont étouffantes en été, très froides en hiver, à la fois mal isolées et non aérées).
Le personnel de surveillance, français, a une triple origine : des gendarmes venus de la banlieue parisienne, chargés d'assurer la sécurité extérieure, des douaniers repliés du sud-ouest, chargés de la sécurité intérieure, et, en renfort, des gardiens auxiliaires, recrutés localement.
Le chef de camp est un capitaine de gendarmerie en retraite, plutôt âgé, attiré par le cumul emploi-retraite. Il est assisté d'un gestionnaire à plein temps et d'un médecin-chef, un médecin de ville qui assure quelques vacations, l'essentiel du travail étant pris en charge par des médecins juifs internés.
Selon le comportement de la direction, le régime intérieur du camp oscille entre des périodes de laisser-aller indifférent et d'autres où la répression s'intensifie, avant finalement de se durcir considérablement suite aux reproches de la hiérarchie préfectorale, de la presse collaborationniste, et surtout des Allemands, qui obtiennent, en avril 1942, le remplacement du chef du camp de Pithiviers jugé trop laxiste.
Les internés ne voient pratiquement jamais d'Allemands, si ce n'est à l'occasion de quelques visites d'inspection (comme celle de Dannecker à Pithiviers en juin 1941), et lors des «départs» en déportation, au moment de l'embarquement dans les wagons à bestiaux.
En revanche, des pressions allemandes s'exercent sur la préfecture d'Orléans, vite suivies d'effets : la Feldkommandantur infléchit ainsi les pratiques d'internement des autorités françaises, au point, finalement, de les piloter. La seule réticence notable de la part des fonctionnaires du Loiret se manifeste lorsqu'ils demandent que les Allemands respectent la voie hiérarchique pour faire passer leurs exigences : en cela, ils sont d'ailleurs de zélés pratiquants de la collaboration d'État.
Les réactions des internés devant le sort qui leur est fait sont diverses et varient au fil du temps. Ils cherchent des moyens d'échapper à une situation qui les inquiète de plus en plus, que ce soit un motif officiel de libération ou une filière clandestine pour s'évader.
L'évasion toutefois devient de plus en plus difficile au fil des mois, et fait de surcroît l'objet d'un débat complexe entre les internés, entre les internés et leurs familles, entre les internés et les organisations de résistance. À tout le moins, ils s'efforcent de trouver des moyens pour améliorer leurs conditions de vie, grâce à un réseau d'amis ou par quelque affectation qui offrirait des opportunités de sortie (travail ou corvées à l'extérieur du camp).
Le temps passant, des groupes organisent une vie culturelle (conférences, cours, débats, théâtre, chorale, ateliers artistiques), nourrie par la présence d'artistes, d'artisans et d'intellectuels internés. L'administration laisse faire : ces activités lui garantissent un certain calme, et elle peut user de leur privation comme d'un moyen de sanction.
Des groupes d'internés réussissent à se structurer en un comité clandestin de résistance et à établir le contact avec des mouvements extérieurs au camp. C'est ainsi que s'organise une circulation clandestine de courrier. Deux journaux, clandestins eux aussi, sont rédigés par des internés, et recopiés à la main dans le camp.
Les internés vivent leur enfermement en se retrouvant au sein de groupes variés : habitants d'une même baraque, équipes de corvées intérieures ou extérieures - ces dernières étant les plus prisées car quand on sort, même sous surveillance et pour travailler, on peut nouer des contacts -, groupes d'activités culturelles, participants aux multiples débats plus ou moins informels, simples groupes d'affinités (les jeunes, les croyants, les lecteurs, les peintres etc.).
Certains internés travaillent à l'extérieur - dans des fermes, des usines, des chantiers forestiers, des carrières, qui à l'époque manquent tous de main d'œuvre. Travailler permet à la fois de sortir des barbelés, de tromper l'ennui, de trouver une meilleure alimentation et un maigre appoint financier ou de rechercher des opportunités d'évasion.
Les internés peuvent rester en rapport avec leurs familles encore en liberté (mais confrontées à l'aggravation progressive de la persécution) par le courrier, par les visites, et même, dans un premier temps, par des permissions. Ils peuvent également recevoir des colis. Le lien est certes maintenu, mais il est fragile : il est quelquefois brutalement interrompu par mesure disciplinaire.
Visite des familles au camp de Beaune-la-Rolande. Eté 1941.
En septembre-octobre 1941, puis en mars-avril 1942, à la demande des Allemands, le régime des camps se durcit, rendant les évasions bien plus difficiles. Si bien qu'au printemps 1942, lorsque commence le départ des convois de déportation vers l'Est , les camps du Loiret sont pleins.
La préparation des grandes rafles de l'été 1942 implique de les vider de leurs occupants, «pour faire place à de nouveaux détenus» - qui seront cette fois-ci des familles. Les «hommes du billet vert» sont donc massivement déportés par les convois 2, 4, 5, et 6 partis respectivement le 5 juin de Compiègne, le 25 juin de Pithiviers, le 28 juin de Beaune-la-Rolande, et le 17 juillet de Pithiviers.
Les convois 5 et 6 sont composés principalement «d'internés du billet vert». Mais d'autres Juifs, parmi lesquels des femmes et des enfants, ont été raflés pour compléter l'effectif théorique souhaité de 1.000 déportés par convoi.
Pour le convoi 5, 111 personnes sont arrêtées dans la région d'Orléans par la police française, dont 34 femmes, la plus jeune ayant 15 ans. Pour le convoi 6, 193 Juifs, hommes, femmes, enfants sont envoyés par les SS de Dijon, et 52 autres par les SS d'Orléans ; la plus jeune a 12 ans.
Lire ici l'article sur le site d'Hérodote.