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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Camille Kouchner. L'article d'Olivia de Lamberterie dans Elle.

Inceste : le témoignage bouleversant de Camille Kouchner contre son beau-père

Dans « La Familia grande », un livre bouleversant, la fille de Bernard Kouchner et d’Évelyne Pisier dévoile comment son frère jumeau a été sexuellement abusé par leur beau-père. Un récit lucide et universel sur l’inexprimable.

Camille Kouchner a l’obscure espérance que la littérature ait la force de changer les choses. Elle dit qu’elle a peur aussi, elle a beau se persuader qu’il n’y a aucune raison, elle est terrifiée et parfois sa voix se noue. Elle a le timbre élégant de Marie-France Pisier, sa tante, et son regard clair et décidé. C’est d’ailleurs à l’actrice qu’elle dédie son récit, « parce que Marie-France est la seule personne qui m’a écoutée, entendue, crue. Qui m’a donné de la force. Et même si ça a l’air un peu mystique, alors qu’elle est morte depuis presque dix ans, elle est là avec moi. Quand je me sens flancher, je pense à elle. » Camille Kouchner est le genre de femme dont on pourrait croire qu’elle a tout. Un sacré pedigree, comme dirait Modiano. Elle est la fille de Bernard Kouchner et de la juriste et militante féministe Évelyne Pisier. La belle-fille de Christine Ockrent, côté paternel ; du politologue et professeur de droit reconnu et connu Olivier Duhamel, côté maternel. Elle a deux enfants, enseigne le droit et est une avocate estimée. Elle est ravissante, brillante, guère épaisse, son corps a longtemps parlé pour elle, jusqu’à presque disparaître, 38 kilos. Souvent elle étouffait, des embolies pulmonaires. Et puis, un jour, sans même penser à ce qu’elle faisait, parce que ça s’imposait, elle a écrit le récit d’une vie scandée de drames, un livre d’une puissance et d’une émotion exceptionnelles. « La Familia grande » (éd. Seuil, en librairie le 8 janvier) est son histoire et celle de son frère jumeau dont elle se fait la voix. Et l’amour qui unit ces deux êtres-là teinte la tragédie de douceur. Victor a 14 ans lorsqu’il confie à Camille que leur beau-père vient dans son lit. Depuis combien de temps ? Elle l’ignore. Elle se demande si son frère a attendu avant de le lui avouer.

« C’est mal, tu crois ? interroge-t-il. Puisque c’est lui, c’est forcément rien. Il nous apprend, c’est tout. On n’est pas des coincés ! » Et d’intimer à sa jumelle : « Respecte ce secret. Je lui ai promis, alors tu promets. Si tu parles, je meurs. J’ai trop honte. » Presque trente ans plus tard, Camille se souvient que son cerveau a alors cessé de fonctionner. Qu’elle ne comprenait rien, il était si gentil ce beau-père, Victor et Camille l’aimaient tant. Et les deux ados grandissent, verrouillés par le silence. « J’ai mis longtemps à comprendre que même si mon frère a été la victime directe, j’ai été moi aussi agressée d’une autre façon. Mon beau-père a fait de moi sa prisonnière. La prisonnière de sa perversité. Il n’y a qu’un seul coupable, lui. Mes frères et sœurs, mes cousins, ma mère, ma tante, on est tous victimes. L’inceste, c’est une famille qui s’écroule. » Camille Kouchner a écrit tout cela dans les larmes, c’est lorsque remontaient les souvenirs heureux, qu’elle croyait avoir oubliés, qu’elle pleurait le plus : « La vie n’est pas simple, on oublie qu’on s’est tant aimés. »

« JE SUIS ENCORE SOUS EMPRISE »

Pourquoi avoir pris la plume ? Pour demander pardon à sa mère chérie, sa « Mamouchka » qu’elle se reproche de n’avoir pu sauver de la tragédie familiale. Sa mère qui, quand elle a su, a dit à Victor et Camille: « Vous avez une famille, un métier, vous avez plutôt bien réussi, de quoi vous plaignez-vous ? » Pour célébrer le courage de sa tante, Marie-France, la seule adulte à avoir réagi, à avoir supplié sa sœur : « Tu ne peux pas rester avec ce monstre, ce pédophile qui a abusé de ton fils. Quitte-le, viens chez moi, je te donne tout ce que j’ai. » Pour se libérer ? Camille hausse les épaules : « Il n’y a pas de libération possible. Chaque fois que je parle, j’ai l’impression que je trahis la promesse faite à mon frère, ainsi que tout l’édifice familial. Je suis encore sous emprise. Aujourd’hui, je vous parle et j’ai l’impression d’être la traîtresse absolue. » Dans « La Familia grande », Camille écrit noir sur blanc le nom de sa mère, de son père, de sa tante mais jamais celui de son beau-père, pourquoi ? À cause de l’emprise, toujours ? « Je ne donne pas son nom, explique-t-elle, car c’est ma manière de dire que je ne fais pas de la délation, que ce n’est pas une révélation de “fille de”… J’ai si peur que la notoriété de notre famille me réduise à cela. Mais l’inceste arrive dans tous les milieux. Mon beau-père, je ne le balance pas aux lions, je m’en fiche un peu de ce qui va lui arriver… Je voulais juste l’enfermer dans un livre. Parler et que lui se taise, franchement, ce serait ça la décence. J’ai eu mon temps de silence, maintenant le silence c’est pour lui. Je réclame zéro justice, de toute manière, c’est trop tard, il n’ira pas en prison, je l’accepte. En revanche, ce n’est pas parce que les faits sont prescrits du point de vue de la justice que je n’ai pas le droit de parler. Je ne règle pas des comptes, je raconte un chemin de vie. Ce que je veux dire, c’est l’impossibilité de dire, et la douleur de vivre clivée entre l’inexprimable et la vie heureuse. »

Parce qu’on ne voit pas seulement le malheur dans cette « familia grande », tribu recomposée et joyeuse. L’astre en était la flamboyante Évelyne Pisier, agrégée de droit public et mère de cinq enfants. Elle a un fils aîné et des jumeaux avec Bernard Kouchner, puis elle adopte deux enfants avec son second mari. L’autre astre de la bande, c’était évidemment Marie-France. Dans les années 1980, les deux sœurs aimantent philosophes, magistrats, sociologues, avocats dans leur maison de vacances au bord de la mer. « Des parents hilares et des enfants fous de liberté, c’était ça Sanary. Un petit paradis. On était devenus une gigantesque famille, une troupe ! C’était gai en août, mais c’était gai aussi le reste de l’année car on se voyait tout le temps. C’étaient des gens ultra-stimulants, plus que des amis, presque des parents. Franchement, c’était merveilleux. “La Familia grande” n’est pas l’histoire d’une famille sordide, c’est l’histoire d’une famille lumineuse, et c’est arrivé quand même. Et c’est ça qui est incompréhensible, comment ils ont ruiné tout ça. Et comment, quand ils ont su, presque aucun de ces adultes formidables n’a réagi. » L’inceste est le tabou ultime de la société que personne ne veut voir en face. Évelyne Pisier, la première.

Pourtant, le portrait qu’en fait sa fille est illuminé d’amour. Elle n’est pas une mère traditionnelle, certes. Le soir, pour dîner, chacun doit se débrouiller. Elle demande à ses enfants de l’appeler par son prénom. « Je déteste quand ma fille et mon fils m’appellent Camille, raconte l’auteure, mais, quand j’étais petite, je pensais que c’était la norme et ça n’empêchait pas ma maman d’être mon Évelyne, et moi sa Camillou. Je partageais tout avec elle, je voyais à travers ses yeux, elle me livrait sa vision du monde, me donnait envie d’inventer, de réfléchir, de comprendre. Elle était hyper chaleureuse et, comme elle était prof de droit, souvent à la maison. Mes deux frères et moi avons eu la chance de l’avoir près de nous. Mais le paradoxe, c’est qu’on se parlait de tout mais qu’on ne se parlait pas. D’accord, il y a l’inceste que je ne minimise pas, mais, en écrivant, j’ai réalisé que, au fond de nous, mon frère et moi avions été réduits au silence bien avant. L’inexprimable était déjà là. J’ai longtemps pensé que si je n’avais pas parlé, c’était par fidélité à mon frère, mais c’est aussi à cause d’un système édifié afin qu’on ne puisse pas faire confiance aux adultes. Parce qu’on vivait dans un mensonge social permanent. Mon beau-père se prétendait révolutionnaire, ne jurait que par le Chili auquel il avait consacré un essai. Mais il ne parlait même pas espagnol ! La gauche était portée en étendard dans la “familia grande”, mais la vérité c’est qu’ils étaient tous hyper bourges ! Déjà, les mots étaient mensongers, parés de vertus ne correspondant aucunement à la réalité. »

Et son père, Bernard Kouchner, dans tout ça ? Quand Camille a 6 ans, sa mère lui dit qu’elle en a marre des héros, marre qu’il ne soit jamais là, qu’elle le quitte. Que c’est sa liberté. Bernard hurle, pleure. « Il est intense, mon père ! Il était à la fois très proche de nous et jamais là. On ne peut pas s’occuper de tous les enfants du monde et des siens, disait ma mère. C’était un peu vrai. Mais, en même temps, même s’il me manquait, je ne pouvais pas lui reprocher de s’occuper des enfants qui souffrent en Afrique ! » Après le divorce, le french doctor change de carrière, direction les ministères, change de vie, de femme. À cette belle-mère qu’elle ne nomme pas, Camille consacre quelques lignes éloquentes: « Tes enfants ne parlent pas à table. Ils sont muets ou idiots ? » Un peu plus tard, c’est par la télévision qu’elle apprend qu’elle a un demi-frère. À la clinique, l’infirmière ferme la porte : d’abord les photographes ! Pas si grave, Évelyne a rencontré un homme de dix ans de moins qu’elle, dont Camille écrit : « Mon cœur est immédiatement emporté. » Et avec un étrange rire étranglé, elle ajoute : « Chez les Pisier, on ne fait rien à moitié… Lorsque ma mère a rencontré mon beau-père, ma tante est tombée amoureuse du cousin germain de ce dernier. Thierry et mon beau-père étaient même plus que cousins, puisqu’ils étaient nés de jumeaux, comme Victor et moi. C’est un peu le bordel, mais je n’y suis pour rien ! » D’autant plus le bordel qu'Évelyne confie à Camille que Bernard Kouchner a eu une brève histoire avec Marie-France… « Je suis une petite fille quand ma mère me le raconte. C’était sa manière de me dire : les garçons, on en fait ce qu’on veut, on les prend, on les jette, on joue, c’est nous qui décidons. Ça s’est passé à Cuba, ça a dû durer quelques heures, et ça faisait rire les deux sœurs qui invoquaient leur liberté. Elle a bon dos, la liberté. Si on l’oppose à moins de liberté, O.K., je suis d’accord, mais si l’on s’en sert pour faire du mal aux gens qu’on aime, à des enfants, ce n’est pas possible. » Parce que c’est ce qui s’est passé, on a fait du mal aux enfants dans cette famille lumineuse. On a transformé leur vie en chemin de croix.

« JE PENSE QU’IL EST FOU »

« L’inceste, ce n’est pas un coup de couteau qu’on vous plante dans le ventre. C’est un drame qui vient tout doucement et on ne se rend même pas compte que c’est en train d’arriver. Et ça s’installe avant même qu’on comprenne ce qui se passe. Je sais ce qu’est le suicide, les deux parents de ma mère se sont tués, la réalité est modifiée en une demi-seconde. » Camille a 14 ans quand elle apprend. La culpabilité s’immisce en elle comme un serpent. En même temps, elle entre dans l’adolescence, elle a ses amis, elle vit. « En troisième, j’abandonne mon frère, je vous le dis, je l’ai écrit, parce que c’est vrai. Je vois Victor se transformer, une partie de lui meurt, il ne sera plus jamais le même. Moi, mon cerveau résiste. J’entends mon beau-père entrer dans la chambre de mon frère, mais je ne veux pas trahir. C’est ça, l’emprise. Je me dis que c’est impossible qu’il nous veuille du mal. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’il nous aime, je veux qu’il soit fier de moi. Aujourd’hui, je me dis que c’est fou, je suis extrêmement en colère contre lui. S’il était dans la même pièce que moi, je partirais en courant, je ne veux plus jamais le voir, mais je n’ai aucun doute sur l’amour qu’il avait pour nous, on était vraiment ses enfants. Je pense qu’il est fou. »

Et puis Camille veut alors protéger Évelyne. Évelyne qui n’est plus qu’une ombre, qui a dévissé depuis que sa mère s’est suicidée. « Elle nous parle mais elle ne nous dit rien. On rentre une fois encore dans l’inexprimable. Marie-France manifestait son chagrin, sa colère, le suicide fait naître mille questions, ma mère était juste effondrée. Le jour où j’ai perdu ma grand-mère, j’ai perdu aussi ma mère. Nous, ses enfants, étions sa punition. Elle nous aimait et, par conséquent, elle ne pouvait pas mourir. On était sa condamnation à vivre. » Le chemin de croix continue. Camille fait bonne figure et son droit, a un amoureux, déjà père d’un fils. « Un jour, à Sanary, mon beau-père a dû passer près de ce jeune garçon, et, tout à coup, c’est comme si le réel m’avait sauté au visage. J’étais terrorisée, je suis devenue un bulldozer. J’ai tout dit à mon amoureux pour protéger son fils. Il a été génial, il m’a sauvé la vie. Ce n’est pas pour rien qu’on a passé presque vingt ans ensemble et qu’on a eu deux enfants. » Victor devient père, Camille devient mère. Elle raconte le dégoût démesuré qui monte, la terreur qui ne la quitte plus, son corps qui maigrit, l’impossibilité à continuer de vivre dissociée, elle supplie son frère de le dire à leur mère.

Fin 2008. Fin du secret. « Le monde s’est écroulé. Après avoir nié pendant quarante-huit heures, mon beau-père a déclaré que c’était mon frère qui était pervers. Puis sa défense a été de dire que c’était une histoire d’amour ! Moi, je ne peux pas entendre ça. De quoi on parle ? D’un abus sexuel dégueulasse ! C’est merdique comme défense, c’est ignoble. » Quant à Évelyne Pisier, elle rejette l’opprobre sur ses propres enfants. Camille rapporte dans le livre ces mots qui incriminent : « Comment avez-vous pu ainsi me tromper ? Toi, la première, Camille, ma fille, qui aurais dû m’avertir. J’ai vu combien vous l’aimiez, mon mec. J’ai tout de suite su que vous essaieriez de me le voler. C’est moi, la victime. » « La Familia grande » décrit avec une immense intelligence et une grande finesse le mécanisme de l’inceste. Comment Camille et Victor ne sont pas entendus comme les victimes d’adultes délirants mais considérés comme des traîtres à l’ordre familial. « Victor est devenu le coupable, et moi la complice. “Pourquoi tu n’as pas parlé?” Mais, quand j’ai fini par parler, je suis devenue celle qui n’avait rien dit. Avec l’inceste, c’est comme si la dénonciation était pire que le crime. » La mère choisit son mari. Ne veut plus voir sa fille. « Ça me donne un peu d’espoir, je me dis que c’est la preuve qu’au fond d’elle-même elle savait qu’elle déconnait à plein tube. Elle aussi était sous emprise. J’aurais tellement voulu que les choses se passent différemment. Que les amis de la “familia grande” m’aident à la sauver. Je pense qu’il n’y a qu’un seul coupable, mais j’aurais voulu qu’ils lui parlent, pas pour moi, pour elle. Qu’ils ne se contentent pas de dire : c’est un peu homosexuel, cette histoire ! Ou encore : on ne va pas hurler avec la meute ! Mais quelle meute ? Quand mon père, que j’admire tant, l’a appris, il a voulu casser la gueule à notre beau-père. Victor et moi lui avons demandé de ne rien faire. Et il n’a rien fait. Je me demande encore pourquoi il nous a écoutés. » C’est mortel, l’inceste. Aujourd’hui, la loi a changé, elle autorise les victimes d’abus sexuel à porter plainte trente ans après leur majorité. Mais elle n’est pas rétroactive. « Et c’est toute une génération qui va passer entre les gouttes… Celle qui invoquait la fameuse liberté à tout prix. De toute façon, le seul enfermement n’a aucune vertu, c’est la tête qu’il faut soigner. La tête de mon beau-père et pas celle de mon frère, comme le prétendaient mes parents. »

Évidemment, son frère a lu le livre. Elle a changé son prénom, comme ceux de ses autres frères et sœurs et de ses cousins. « Dans “Les Faits”, Philip Roth écrit qu’il ne dévoile pas l’identité de ceux qu’il aime afin que la presse ne jette pas ses grosses pattes sur eux. J’ai voulu moi aussi les protéger, ils sont innocents. Mon frère m’a dit : je veux bien que tu parles, toi, mais moi, je ne veux pas. Il aspire au calme, à la tranquillité. Mais, en même temps, par amour pour moi, et avec sa grande intelligence, alors que la victime c’est lui, il est parvenu à comprendre que je le suis aussi. C’est difficile quand on a mal de voir que les autres souffrent aussi. Qu’il ait cette clairvoyance, rien que d’en parler, ça me donne la chair de poule… » Aujourd’hui, Camille Kouchner ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas avoir parlé plus tôt à sa tante. « Marie-France n’avait pas seulement une grande exigence de vérité, elle avait aussi la puissance de décider que la vie peut être jolie. En une pirouette, elle poussait les murs, elle vous emmenait dans le cinéma, l’art, la littérature. C’est là que j’ai envie de vivre désormais. Puisqu’on va être obligés de vivre toute notre existence avec ce truc sur le dos, j’ai voulu le transposer dans un livre. La littérature est pour moi un endroit habitable en même temps que le lieu de la vérité. »

P.S. Les photos qui illustrent cet article sont mon choix et ne figurent pas dans l'article original de Elle.

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