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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

La Comtesse aux pieds nus de Joseph L. Mankiewicz (1954)

À mi-chemin dans la carrière de Joseph L. Mankiewicz, La Comtesse aux pieds nus est l’un de ses films les plus singuliers. On l’a souvent mis en miroir avec beaucoup d’autres productions sur l’industrie Hollywoodienne, mais aussi Pandora, sorti trois ans plus tôt, également avec Ava Gardner. Pourtant, il est demeuré un peu à part, même chez son auteur, loin du culte voué à Ève ou du faste délirant de Cléopâtre

La Comtesse aux pieds nus n’est ni le plus connu, ni le plus aimé des films de Joseph L. Mankiewicz. Pourtant, c’était l’un de ses films préférés : celui de son émancipation, produit avec Figaro Inc., sa propre société – son seul film en tant que réalisateur, scénariste et producteur. Et aussi, un film en forme d’autoportrait, avec un personnage de réalisateur-scénariste, interprété par Humphrey Bogart, dans lequel il se reconnaissait. A priori, La Comtesse aux pieds nus s’inscrit dans le canon des mélodrames américains tournés en Technicolor dans les années 1950 – souvent tragiques, souvent l’histoire d’amours impossibles ou inachevées : Tout ce que le ciel permet (1955), La Colline de l’adieu (1955), Elle et Lui (1957)… Et paradoxalement, le film de Mankiewicz ne ressemble à aucun de ceux-ci, ni même aux films qui mettent en abîme l’industrie hollywoodienne, comme Une étoile est née, version Cukor, sorti la même année. D’une part, car le cinéma, pourtant censé être au centre de La Comtesse aux pieds nus, est habilement et délicatement laissé hors-champ ; ensuite, car même si Mankiewicz signe un grand mélodrame, c’est aussi un film intellectuel, défait de beaucoup d’apparats hollywoodiens traditionnels – peut-être l’une des raisons pour lesquelles il a été bien moins apprécié, à sa sortie, aux États-Unis qu’en France.

Fable et tragédie

Car dans l’histoire de Maria Vargas, amenée à devenir l’étoile filante Maria D’Amata, puis la comtesse Torlato-Favrini, sous les traits d’Ava Gardner, il y a les éléments de la tragédie à venir. Il était une fois – la dimension du conte ou de la fable est omniprésente dans le film – une danseuse d’un cabaret madrilène, que des gens de Hollywood vinrent chercher pour en faire une star. Un film qui se passe dans le Vieux Monde au moment où le cinéma américain avait un intérêt pour le bassin méditerranéen, curieusement l’endroit propice pour y déconstruire ses vices divers. Et aussi car il y avait divers avantages économiques à tourner notamment en Italie, à Cinecittà ou ailleurs (une dizaine d’années plus tard, ce sera en Espagne, dans les fameux studios de Samuel Bronston). En un sens, La Comtesse aux pieds nus est le chaînon européen manquant entre Boulevard du crépuscule (1950) et Fedora (1978). Et en même temps, avec son aristocratie décadente de la Riviera, puis son comte italien à l’homosexualité secrète, la passerelle vers Visconti, qui tournait à cette même époque Senso.

De Boulevard du crépuscule, justement, La Comtesse aux pieds nus n’en reprend pas seulement l’amère désacralisation de l’industrie hollywoodienne, mais aussi la structure en flash-back. À l’enterrement de la comtesse Maria Torlato-Favrini, son ami le cinéaste Harry Dawes (Humphrey Bogart) se souvient ; puis d’autres hommes, ceux qui ont été les péripéties de son court passage sur Terre, se souviennent aussi, Mankiewicz usant habilement de plusieurs points de vues en voix-off pour sa narration. C’est aussi ces retours réguliers aux funérailles qui ont décontenancé à sa sortie, geste contraire à la fluidité qui caractérisait par exemple l’écriture de Boulevard du crépuscule. Cette entorse à l’harmonie trop typique qu’aurait été une narration complètement made in Bogart, avec cette voix qu’on connaît si bien, au léger zézaiement qui mange parfois des mots, apporte justement des voix contraires (celles d’Edmond O’Brien, Oscar du meilleur second rôle pour son interprétation d’Oscar Muldoon le publiciste, et Rossano Brazzi en comte Torlato-Favrini), faisant bifurquer le film ailleurs, le rendant inattendu malgré cette structure.

Belle étrangeté

C’est aussi peut-être cela qui donne au film une certaine austérité : La Comtesse aux pieds nus n’a pas l’emphase traditionnelle qui caractérise le mélodrame. Bien sûr, le film est émouvant, dans certaines séquences mélancoliques soutenues par les cordes du compositeur italien Mario Nascimbene (que Mankiewicz reprendra plus tard pour Un américain bien tranquille ). Mais Mankiewicz, une fois de plus, déjoue les attentes, lui qui, étant sans doute l’un des cinéastes les plus intellectuels de Hollywood, s’est régulièrement amusé à désarçonner le spectateur – jusqu’à son tout dernier film, peut-être le plus cynique, son tour de passe-passe ultime, Le Limier (1972). Mais rien qu’un peu avant La Comtesse aux pieds nus, repensons à son quatrième film, L’Aventure de Mme Muir (1948) : quand Gene Tierney, en veuve esseulée, allume sa bougie avant d’éclairer incidemment ce fantôme à l’air décontracté, tapi dans l’ombre, une main dans la poche, incarné par Rex Harrison, et répliquant, avec la plus grande simplicité du monde, « Well… ? ». « Eh bien… ? », comme s’il n’y avait rien d’extraordinaire à voir, ou plutôt, que Mankiewicz le désamorçait car cette apparition serait de toute façon moins extraordinaire que la romance inédite qui allait suivre.

C’est enfin l’un des plus beaux rôles de Bogart, alors qu’il n’est finalement même pas dans la moitié du film. Et l’audace de ne pas faire une histoire d’amour avec son personnage, de le restreindre à un rôle d’ange gardien fatigué mais bienveillant, épousant une tendresse que l’acteur se complaisait trop souvent à dissimuler en public. Ou Hollywood et ses plus grands artistes, à fleur de peau.

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