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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Le 23 mars 1782 paraît "Les Liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos.

  • Les Liaisons dangereuses: livre de l’ennui?

Au mois de mars 1968, Pierre Viansson-Ponté écrivait dans les colonnes du Monde un article intitulé : « Quand la France s’ennuie », faisant la recension des auteurs présumés et/ou des victimes à venir dudit ennui. Toutes choses comparables bien évidemment, un article ainsi intitulé aurait très bien pu paraître au début des années 1780.

Un ennui polymorphe

La Bastille a trop enfermé l’Ancien Régime dans son symbole, en faisant, depuis plus de deux siècles, appréhender la Révolution comme un soulèvement populaire en révolte contre une monarchie à la fois tyrannique et aveugle. 1789: la Déclaration des Droits de lhomme et du citoyen? La proclamation de la première République? La fin du siècle des Lumières? On se souvient de la réponse que fit un jour Clémenceau à un député aux idées courtes qui voyait dans la journée du 14 juillet le début de la fin de la grandeur de la France: «Veuillez préciser, Monsieur le député, à quelle heure?»

C’est peu dire, effectivement, que l’appréciation de notre histoire nationale appelle à des considérations plus rigoureuses et plus subtiles lorsqu’il s’agit de la compréhension de cette période matricielle et prosélyte que fut la Révolution française, évènement fondateur à portée universelle s’étant déroulé sur six ans environ, de la convocation des états généraux (mai 1789) à la chute du Directoire (octobre 1795). Est-ce là le «désennui», apanage de toute transgression politique subversive? Voire. Ce qui peut, sans l’ombre d’un doute, être dit est qu’au cours de ces dernières années du règne de Louis xvi la France, toutes classes sociales confondues, s’ennuie.

Les raisons ?

Un décrochage de la France sur le plan économique: notre pays conserve un système de fonctionnement archaïque, de faible productivité et à prédominance rurale, alors qu’un pays comme l’Angleterre est déjà entré dans l’ère préindustrielle. Cette prévalence agricole fragilise d’autant plus le pays qu’il se trouve à la merci de conditions météorologiques par nature imprévisibles, or les derniers hivers des années 1780 ont été d’une extrême rigueur et les étés caniculaires. On peut évoquer également, et de manière non anecdotique, la terrible perturbation orageuse du 14 juillet 1788 durant laquelle le centre et le nord de la France auront à subir des orages de grêle d’une violence dévastatrice ayant affamé le pays dès le début de l’hiver 1788-1789. On peut évoquer également le fait qu’une noblesse rurale, attachée à sa terre et à sa vocation d’économie vivrière a, en masse, déserté ses terres au profit d’emplois bureaucratiques citadins, obsession stérile d’une vie sociale la rapprochant de la Cour; des terres moins bien exploitées, du fait de faibles investissements productifs; des emplois – des prébendes pour l’essentiel – coûteux pour le Trésor royal alors que la France paysanne (97% de la population active) a faim... Certes, depuis plusieurs décennies, la guerre ne s’est pas installée sur le territoire national, mais celle dite de «Sept Ans» et l’aide apportée par La Fayette aux troupes insurgées de George Washington contre les troupes britanniques, pèsent lourd sur le budget de l’État… Que dire également du renvoi des membres du Parlement de Paris par Louis xv? Décision absurde faisant, après les paysans et la petite noblesse, basculer la noblesse de robe dans une opposition, ostensiblement revendiquée, de nouvelle Fronde parlementaire.

Comment ne pas évoquer, malgré un attachement globalement viscéral des vingt-six millions de Français à leur monarchie, une réaction de rejet vis-à-vis d’un roi victime d’une campagne de pamphlets outrageants, du fait qu’il était alors de notoriété publique qu’il avait négligé, dès le début de son mariage, sa jeune épouse, au point que le pays n’espérait plus de naissance dynastique? Ainsi, lorsque la dépensière Marie-Antoinette (scandale du collier de la Reine, 1785) sera enceinte on attribuera – au terme d’une campagne ayant vu se déchaîner une avalanche de pamphlets orduriers – la paternité princière à toutes sortes de personnages de la Cour hormis le roi. Ce roi enfin, intelligent sans aucun doute mais qui, dès l’annonce de la mort du ci-devant monarque, son grand-père, se mit, entre deux sanglots, à déclarer qu’il lui était pénible de devoir assumer son «métier de roi»… Rien de tout cela ne pouvait porter une noblesse de Cour turbulente à tenir son rang: ainsi émigrera-t-elle massivement dès les premiers jours de l’été 1789, mettant par là même au chômage des milliers d’artisans que l’on retrouvera «sans-culottes» quelques mois plus tard.

Une France qui a faim, une France écrasée d’impôts, une France dont la bourgeoisie commerçante citadine est chaque jour davantage ouverte au mouvement littéraire et philosophique des «Lumières», une France aux ambitions expansionnistes déçues, une France ne pouvant s’investir dans une société socialement enkystée alors même que Versailles n’incarnait déjà plus le pays réel: cette France morose, économiquement désespérée par l’envasement endémique de ses finances publiques et l’affligeante aboulie royale, sombre dans un ennui contagieux et annonciateur de réactions subversives.

Comment cet ennui va-t-il s’exprimer ?

Par la revendication représentative de ce que l’on appelle alors le tiers-état, c’est-à-dire approximativement 85% de la population française nappartenant ni au clergé ni à la noblesse. Évidemment, Versailles renâcle et convainc le roi de nommer un ministre des Finances suisse (Necker) afin de renflouer le Trésor royal. Mais la noblesse et le clergé étant, de tradition ancestrale, exempts d’impôts et n’acceptant en aucun cas de rompre ladite tradition (qui en son temps avait pu avoir sa raison d’être, ce qui n’était alors plus le cas), Louis xvi comprit qu’il lui fallait convoquer les états généraux du royaume.

Toutefois, l’ordre des choses avait fondamentalement changé depuis leur dernière convocation en 1615 (avènement de Louis xiii au trône de France). Les trois ordres ne formaient plus des blocs homogènes; ils étaient très fortement lézardés. Ainsi, le bas clergé et la petite noblesse provinciale désargentée se considéraient maintenant plus proches du peuple, donc du tiers-état, tout comme les marchands ou les lecteurs avisés de l’Encyclopédie, qui se trouvaient ou plus proches de lui que de leur haute hiérarchie pour les uns, également de l’aristocratie de Cour pour les autres.

Toutefois, la convocation pour délibérer par «ordre» aux états généraux (clergé, noblesse et tiers-état) ne votant pas par tête mais par «ordre», cela exclut, de facto, par délibération de deux contre un, le tiers-état de toute possibilité de réformes pour 85% du pays réel. Ainsi, à peine réunis, les députés du peuple et une grande partie de la petite noblesse et du bas clergé imposèrent au roi labolition du vote par ordre, ce qui eut pour effet immédiat de voir le «petit clergé» et la «basse» noblesse voter massivement les réformes proposées par les députés du tiers.

Devant la pression de cette nouvelle assemblée et d’une opinion publique acquise sans réserve à cette modification, le roi dût capituler. Les états généraux, quelques semaines donc avant la prise de la Bastille, et à la veille du serment du Jeu de paume immortalisé dans le tableau de David (20 juin 1789), venaient, institutionnellement parlant, d’ouvrir les portes à la Révolution.

Dès lors, la France qui s’ennuyait (la bourgeoisie «éclairée», le peuple désespéré de ne pouvoir ambitionner une émancipation sociale, la petite noblesse vivant de plus en plus chichement sur ses terres) est disposée à se mettre au service dune société en désarroi, dont l’ennui majeur était, effectivement, l’arbitraire face à toute reconnaissance méritocratique et qui voyait, dans l’enthousiasme, avec les premiers mois de la Révolution, une aube nouvelle se lever.

Tromper l’ennui

C’est en 1782, dans ce contexte de morosité ambiante, que paraissent les Liaisons dangereuses. Ce roman épistolaire est l’œuvre d’un jeune officier d’artillerie issu d’une famille bourgeoise fraîchement anoblie par l’achat spéculatif d’une modeste charge de magistrat de province. Noblesse donc, mais de trop fraîche date et de trop modeste rang pour que le jeune Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803) puisse choisir une autre arme que l’artillerie. Le pays est alors en guerre contre les Anglais qui tentent de défendre, ou conquérir, des terres et des comptoirs passés depuis peu sous domination de la couronne de France: ainsi du Canada (Nouvelle France), comptoirs de lInde (Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor) et diverses autres possessions dans les Antilles.

Le jeune sous-officier rêve alors de conquêtes, d’exotisme, d’une brillante carrière lui ouvrant la porte d’une vie d’aventures. Hélas pour lui, la paix entre la France et l’Angleterre est signée en 1783, le renvoyant, comme toute cette génération, à la triste réalité d’une existence professionnellement morose. Faute de Nouvelle-France, d’Indes exotiques et de mer des Caraïbes, Laclos se retrouve ainsi dans des villes de garnison, infiniment moins aptes, pour la plupart d’entre elles, à susciter une ambition conquérante et riche d’évasions: Besançon, Grenoble, Chaumont..., avant d’être affecté (lui, un artilleur!) à lentretien des bâtiments de la forteresse de l’Île d’Aix au large de La Rochelle. C’est peu dire (sa correspondance s’en fait d’ailleurs l’écho) combien cette frustration de carrière le plonge dans une irrémédiable déception à la perspective d’une provinciale vie d’ennui. Brillant mathématicien passionné par la balistique, il meuble la vacuité de ces mois de caserne par l’élaboration et la mise au point du premier «boulet creux» (le futur obus) et une passion pour l’écriture (qui deviendra quelque temps plus tard Les Liaisons dangereuses). Il contracte à la même époque un mariage avantageux avec une jeune fille issue de la bonne société dont il est fort amoureux et à laquelle il restera d’une fidélité sans faille; il en sera dailleurs de même vis-à-vis de ses enfants auxquels il apportera, toute sa vie, un attachement, une aide et une affection jamais prises en défaut.

Le livre du désennui ?

Peu de livres ont été victimes d’un détournement de sens comme Les Liaisons dangereuses, et cela dès leur première édition (1782) faite «à Amsterdam» afin d’éviter, ce qui est encore le cas à l’époque, qu’un imprimeur français ne soit poursuivi pour «complicité d’impression d’ouvrages attentatoires aux bonnes mœurs» et par là voit ses livres saisis et parfois même détruits brûlés en place publique. Laclos aura par ailleurs à subir les foudres de sa hiérarchie et il se verra, sa carrière durant, «barré à l’avancement». Dès la préface, l’auteur des Liaisons justifie la forme épistolaire retenue au motif que c’est celle qui «sauve au moins de l’ennui de l’uniformité». Mais il se doit, dans le même temps, de livrer sa démarche auctoriale: «Il me semble au moins que c’est rendre un service aux mœurs que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces Lettres pourront encourir efficacement à ce but.» Sincérité du propos diront certains; duplicité d’un auteur voulant éviter les foudres de la censure? Chez les exégètes de la littérature du xviii esiècle, le débat reste ouvert.

De manière non équivoque, Les Liaisons dangereuses s’inscrivent dans la longue tradition de la littérature française qui, de l’abbé Prévost avec Manon Lescaut à Gustave Flaubert avec L’Éducation sentimentale s’essaie à débusquer, via une approche fataliste – donc pessimiste – des choses, l’énigme de ce sentiment indéchiffrable communément nommé: Amour. Sous la plume de Laclos d’ailleurs, ce terme revient, et pour cause, de manière récurrente, mais il ne déteste pas non plus manier la litote grâce à des mots tels que «amitié», «attachement», «liens», «inclination»..., ayant également utilisé, soit volontairement un euphémisme, soit plus certainement un mot-valise, avec le terme de «liaisons».

Quoi qu’il en soit, avec Laclos, l’état de «guerre perpétuelle» (la formule est sienne) n’est jamais loin dans les Liaisons. Or, de l’amour comme de la guerre nous dit-il, on se lasse pareillement. Pour lui, cet état de fait n’est en aucun cas imputable à ses protagonistes mais répond à la nature même des relations nouées par le genre humain; l’amour comme la guerre sont intrinsèquement et irrémédiablement porteurs d’un sentiment auquel nul ne peut échapper: l’ennui. Ce cruel constat est sans appel chez notre auteur, et évoqué à de nombreuses reprises dans les lettres échangées entre Mme de Merteuil et le vicomte de Valmont. Ainsi en est-il de la célèbre missive (CXLI), où la marquise relate la teneur d’une lettre de rupture envoyée par l’un de ses ­précédents amants:

«On s’ennuie de tout, mon Ange, c’est une loi de la nature; ce n’est pas ma faute. Si donc je m’ennuie aujourd’hui d’une aventure qui m’a occupé entièrement depuis quatre mortels mois, ce n’est pas ma faute.»

Cette lettre qui égrène, nous le verrons, dans un scrupuleux inventaire, les arguments au caractère incontournable d’une telle fatalité, se poursuit sur un registre sémantique de communiqué de guerre: «Vous y trouverez aussi mon ultimatum sur le renouvellement du traité que vous me proposez...», formule assortie immédiatement d’un propos d’autant plus blessant dans son sarcasme qu’il évoque la condition de la toute récente jeune maîtresse de Valmont, Cécile Volanges, en ces termes:

«En attendant, je vous fais mon compliment de condoléance sur la perte de votre postérité...» (Cécile Volanges n’est, contrairement à ce qu’il croyait, pas enceinte de lui): celle-ci vient en effet de lui faire savoir qu’elle venait d’avoir ses règles.

Ses règles? Comment ne pas évoquer, de la part de Laclos, la possible ambiguïté de vocabulaire sciemment adoptée, qu’en ce siècle très anglomane et anglophone, les femmes pour parler de leurs règles disaient «I am in troubles», et que le mot «troubles» y est alors également synonyme d’ennui?

L’ennui laclosien

Évoquer l’amour avec le langage des armes pourrait cependant être considéré comme relevant d’un procédé oxymorique malgré le fait que dans les Liaisons dangereuses, l’ordre des choses se trouve perturbé tant à la fois de l’inversion des objectifs fixés par les protagonistes, que par la vacuité consubstantielle à leur existence. Que faire quand on n’a rien à faire et que l’amour n’est qu’une guerre continuée par d’autres moyens? Certainement tenter de tromper l’ennui; oui, mais lequel?

L’ennui des personnages des Liaisons Dangereuses est atypique:

Il n’est en effet ni pascalien (lié à l’absence de la foi), ni racinien (aptitude à savoir se libérer de ses passions), et l’on chercherait en vain ne serait-ce qu’un début d’explication dans la lecture d’un ouvrage qui connut pourtant un immense succès de librairie lors de sa publication en 1715 par un auteur jusqu’alors obscur: André-François Boureau-DeslandesL’Art de ne point s’ennuyer. Il s’agit là d’une recension scrupuleuse et soporifique de tous les moyens d’échapper à l’ennui: «prier, faire le bien, se réjouir du bonheur dautrui», et nous imaginons mal linspiration de Laclos puisée dans ce texte dun prodigieux ennui. Il est plus aisé, confortable et crédible de savoir notre auteur lecteur de Crébillon fils, lui-même pourfendeur opiniâtre de «lennui dune habitude».

Toutefois, l’une des difficultés avec l’œuvre de Laclos est qu’avec Les Liaisons dangereuses il écrivit, certes, un ouvrage de libertinage ayant vocation, à l’époque, à figurer en bonne place dans l’ «enfer» des bibliothèques, mais lui-même étant, nous l’avons vu, tout sauf un libertin de mœurs. Le libertinage appelle la transgression; or, quy avait-il apparemment de plus conformiste de vie et de mœurs que cet artilleur en garnison, excellent époux, bon père et fidèle ami? Tremper la plume dans lencre du scandale n’atteint-il pas, à coup sûr, l’honorabilité de l’auteur de lignes sacrilèges? L’éternelle question de lambiguïté existant entre un homme et son œuvre se trouverait-elle ­obstinément confirmée avec les Liaisons?

Sans doute alors, faut-il également aller chercher du côté des philosophes et avant tout dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert dont on sait, par sa correspondance, que Laclos en a été un lecteur assidu. Citons donc ici l’article consacré à l’ennui, rédigé par l’un des plus féconds auteurs de cette œuvre gigantesque, rejetée par les autorités de censure à sa publication, mais dont les exemplaires circulaient en fait au vu et su de toute la société «éclairée» du moment (on sait par exemple que l’Encyclopédie, officiellement interdite à la ville, occupait une place de choix dans les rayonnages des bibliothèques de Versailles). L’auteur de l’article «Ennui», le Chevalier Louis de Jaucourt, était un homme de science reconnu, médecin et homme des «Lumières» revendiqué, issu dune famille protestante genevoise: en voici lincipit.

«Ennui, s. m. (Morale philosophique), espèce de déplaisir qu’on ne saurait définir: ce nest ni chagrin, ni tristesse; cest une privation de tout plaisir, causée par je ne sais quoi dans nos organes ou dans les objets du dehors, qui au lieu doccuper notre âme, produit un malaise, ou dégoût, auquel on ne peut s’accoutumer. L’ennui est le plus dangereux ennemi de notre être et le tombeau de nos passions; la douleur a quelque chose de moins accablant, parce que dans les intervalles, elle ramène le bonheur et l’espérance d’un meilleur état: en un mot lennui est un mal si singulier, si cruel, que lhomme entreprend souvent les travaux les plus pénibles afin de s’épargner la peine den être tourmenté...»

Après Jaucourt, encore faut-il évoquer Voltaire et sa célèbre formule: «la vie nest que de lennui ou de la crème fouettée»; Helvetius qui, lui, parle des «sensations fortes, qui seules peuvent (l’) éradiquer»; Rousseau, dont Laclos était un admirateur inconditionnel, qui dans ses Rêveries du promeneur solitaire évoque «lennui dexister et son vide inexprimable»…

On constate effectivement, par l’évocation de la littérature du xviii esiècle, que lennui est un thème récurrent de la philosophie des Lumières. Ne pourrait-il pas dailleurs être regardé comme un après-coup au ««scientisme» du siècle précédent? Comment même ne pas pousser lanalyse en tissant un fil rouge reliant Descartes, Newton, Harvey, aux délires pornographiques du marquis de Sade comme préservatif à lennui? Mais également, comment ne pas chercher chez Laclos la cause d’un ennui qui ne serait finalement qu’un épiphénomène, un des prodromes de la Révolution française?

Qui sont les personnages des Liaisons?

Valmont, qui s’ennuie, et prend les femmes comme des places fortes, bien que cet ennui révèle finalement plus le fait qu’il n’est plus «désiré» par Madame de Merteuil, qu’un simple éloignement du cœur? Pire encore pour un libertin, il tombe amoureux de Mme de Tourvel, sa «victime», au moment même où il va la «déshonorer» (Lettre CXXV):

«La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu’elle pourrait me résister! Oui, mon amie, elle est à moi; et depuis hier elle n’a plus rien à m’accorder […] si j’ai eu quelquefois, auprès de cette femme étonnante, des moments de faiblesse qui ressemblaient à cette passion pusillanime, j’ai toujours su les vaincre et revenir à mes principes.»

La marquise de Merteuil, elle, s’ennuie d’une liaison au goût de cendres froides et n’éprouvant finalement qu’un sentiment de pure vengeance vis-à-vis de sa rivale qui succombe après avoir certainement perçu chez Valmont l’Amour avant l’amour: humiliation pour une libertine revendiquée.

Cécile Volanges qui, après s’être ennuyée au couvent ou lors de soirées consacrées à la conversation et aux jeux de société, s’ennuie de toute son âme dès l’instant où son amour tourne au mariage.

La présidente de Tourvel s’ennuie au point de ne s’aimer que bigote, délaissée par un époux dont on ne sait si elle est aimée.

Il est par ailleurs édifiant de trouver, dans la lettre CXLI, une longue démonstration de ce que l’on pourrait nommer le «retournement de la charge de la preuve», dans laquelle l’ennui, non traité à la première personne de la part de Mme de Merteuil, est attribué, selon elle, à un précédent amant (distanciation volontaire?) qui expose, comme une vérité révélée, combien l’ennui dans toutes les formes de son expression n’est pas imputable à l’individu mais à la «nature». Le constat cède ici à une forme de fatum, d’une énonciation ayant valeur de théorème:

«Si donc je m’ennuie aujourd’hui d’une aventure qui m’a occupé entièrement depuis quatre mortels mois, ce n’est pas ma faute.
Si, par exemple, j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu, et c’est sûrement beaucoup dire, il n’est pas étonnant que l’un ait fini en même temps que l’autre, ce n’est pas ma faute.
Il suit de là que depuis quelque temps je t’ai trompée
: mais aussi ton impitoyable tendresse m’y forçait en quelque sorte! Ce n’est pas ma faute.
Aujourd’hui, une femme que j’aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n’est pas ma faute.
Je sens bien que voilà une belle occasion de crier au parjure
: mais si la Nature n’a accordé aux hommes que la constance, tandis qu’elle donnait aux femmes l’obstination, ce n’est pas ma faute.
Crois-moi, choisis un autre Amant, comme j’ai fait une autre Maîtresse. Ce conseil est bon, très bon
; si tu le trouve mauvais, ce n’est pas ma faute.
Adieu, mon Ange, je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret
: je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma faute.»

Monument de duplicité bien sûr que cette lettre de «regrets» à une liaison rompue où, tout entier, l’ennui est retenu comme seul mobile; comme une fatalité défiant tout libre arbitre. Un «ennui» donc qui échappe à la morale au nom d’un «être» transcendant (la nature et ses lois), cause et caution de tout reniement, deus ex machina implacable et irréductible. Ainsi, la somme de ces «fatalités» ne constituerait-elle pas cet ennui éponyme du siècle dont se nourrira, quelques décennies plus tard, et dans toute l’Europe post-napoléonienne, le romantisme? Ainsi également, l’ennui du siècle des Lumières puis de la Révolution ne convoquent-ils pas déjà l’exaltant «réveil des nationalités» qui fera sortir les peuples européens de la torpeur de leurs ancestrales institutions? L’ennui romantique du Werther de Goethe, du héros stendhalien Julien Sorel, d’Atala chez Chateaubriand, et de ses «étranges blessures du cœur», ne constitue-t-il pas le dernier soubresaut d’une génération lasse d’un monde englué dans une désespérante apathie?

Une conclusion, plus restrictive certes, mais néanmoins efficiente du thème de l’ennui dans Les Liaisons dangereuses ne se trouverait-elle pas également dans la préface qu’en fit André Malraux en 1951:

«Le récit d’une intrigue […] ce mot désigne à la fois l’organisation des faits et un ensemble efficace orienté de tromperies. Intrigues tend toujours à faire croire quelque chose à quelqu’un; toute intrigue est une architecture de mensonges... Croire à l’intrigue, c’est croire d’abord qu’on peut agir sur les Hommes par leurs passions qui sont leur faiblesse.»

Ainsi les passions des Hommes seraient leur faiblesse. Quel ennui!

La jeune Cécile Volanges quitte son couvent pour faire l’apprentissage du monde et épouser le comte de Gercourt, mais une de ses parentes, la marquise de Merteuil, entend profiter de ce projet de mariage pour se venger d’une infidélité que lui a faite autrefois Gercourt. Elle charge donc son complice, le vicomte de Valmont, de pervertir Cécile avant ses noces. Mais loin de Paris, dans le château de sa vieille tante, Valmont s’est de son côté mis en tête de séduire la dévote présidente de Tourvel, et une idylle bientôt se noue entre la « petite Volanges » et le jeune Danceny.


Rien ne semblait destiner Laclos à la littérature, et Les Liaisons dangereuses, qu’il fait paraître en 1782, sont la seule grande œuvre qu’ait achevée le capitaine et futur général d’artillerie. Le succès est immédiat, mais le roman, frappé de condamnation morale, cessera d’être réédité pendant une partie du xixe siècle. De Baudelaire à Giraudoux, de Malraux à Roger Vailland, ce sont des écrivains qui peu à peu l’imposent comme un chef-d’œuvre que le cinéma va populariser. Il se peut que l’impeccable maîtrise de ce roman par lettres nous soit devenue lointaine : elle n’empêche pas qu’il sollicite encore nos rêves et nos fantasmes.

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