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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

L'Enfer, cette mystérieuse section que les bibliothèques cachent...

Œuvres pornographiques, immorales ou hétérodoxes se nichent dans cet espace méconnu du grand public.

À travers les siècles, les autorités politiques ou religieuses ont bien souvent censuré et banni les œuvres jugées menaçantes. Littérature érotique qualifiée d'obscène, illustrations et gravures contraires aux bonnes mœurs ou encore écrits hérétiques: autant d'ouvrages qui ont régulièrement terminé dans l'Enfer des bibliothèques.

L'Enfer tire son origine de l'Index librorum prohibitorum, liste d'ouvrages censurés établie par le Vatican à partir de 1559. Face au développement de l'imprimerie et à la prolifération des textes hérétiques, les autorités catholiques décident de réglementer les pratiques de lecture et de mettre à l'index les écrits jugés dangereux. Au fil des siècles, pléthore d'ouvrages sont ainsi bannis et mis à l'écart du grand public par divers moyens. Ils peuvent être brûlés, stockés dans des pièces réservées ou, par la suite, entreposés en Enfer.

L'Enfer, c'est les autres (livres)

Car l'Enfer est avant tout une cote créée pour s'y retrouver dans les rayonnages des bibliothèques. Comme la cote réservée à la poésie ou celle dédiée aux romans, l'Enfer est un code, une catégorisation littéraire apposée sur les documents censurés car estimés licencieux, pour les classer et éviter qu'ils ne se confondent avec le reste des livres. «C'est en 1844 qu'on a commencé à mettre de côté les volumes jugés scandaleux à la Bibliothèque nationale de France (BNF), alors Bibliothèque royale, retrace Jean-Marc Chatelain, directeur de la Réserve des livres rares de la BNF. L'objectif était de contrôler leur communication, dans l'idée de protection des mœurs. On ne voulait pas du lecteur libidineux!»

Loin d'être une contrainte politique, cette décision aurait plutôt émané des bibliothécaires. «Peut-être que la bibliothèque de l'époque était devenue un lieu de lecture publique et que, le puritanisme aidant, on voulait éviter de mettre certains livres “osés” entre toutes les mains», évoque Marie-Françoise Quignard, ancienne conservatrice de la Réserve des livres rares de la BNF, dans un article du Monde.

Si l'Enfer de la BNF reste récent, de nombreuses bibliothèques possédaient déjà cet espace pour y cantonner les livres licencieux, sans que la cote Enfer n'existe officiellement. «Au début du XVIIe siècle par exemple, il y avait un Enfer théologique à la bibliothèque du couvent des Feuillants à Paris, complète Jean-Marc Chatelain. Il y avait beaucoup de livres calvinistes qu'il ne fallait pas mettre entre toutes les mains et qui étaient donc conservés à part.»

En fonction des pays, des mœurs de l'époque et des menaces identifiées par les autorités, les livres censurés ne sont pas tous les mêmes et les étagères des Enfers sont peuplées d'ouvrages très différents. Ainsi, la Bibliothèque nationale de France n'a toujours eu qu'un Enfer érotique et pornographique, mais il existe ailleurs des Enfers politiques ou théologiques. «Les Enfers peuvent être différents d'une bibliothèque à l'autre, confirme le conservateur en chef de la Réserve des livres rares. À la BNF, nous n'avons pas de livres touchés par une censure politique mais des livres qui relèvent d'une censure morale.»

Un contenu hétéroclite

À l'opposé, l'Enfer de la bibliothèque du Séminaire de Québec (Canada) se compose presqu'uniquement d'ouvrages interdits à l'époque de la censure ecclésiastique sur des bases d'objections morales, éthiques ou doxiques. Il renferme aujourd'hui près d'un millier de documents provenant de plusieurs pays et datant du XVIe siècle au XXe siècle, tous prohibés par les autorités ecclésiastiques.

Entre le plus ancien –un recueil de textes de l'Église protestante luthérienne de Saxe– et le plus récent –une édition de 1925 des Contes de Jean de La Fontaine–, de nombreux ouvrages hétéroclites se rejoignent dans cet Enfer, rassemblés par un seul trait commun: celui d'aborder des sujets prohibés.

Se côtoient ainsi un exemplaire de 1829 du Coran, des œuvres philosophiques des Lumières comme L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert ou encore des traités scientifiques ou hérétiques. «Il y a vraiment un panorama de tous les sujets, les thèmes qui ont été interdits par l'Église catholique pendant toutes ces années au Québec jusqu'après Vatican II, détaille l'ethnologue Pierrette Lafond, ancienne responsable des services de documentation et d'édition du Musée de la civilisation de Québec, au micro de Radio Canada. [...] Et une fois qu'un livre est entré en Enfer, il n'en ressort pas!»

Du côté de la Bibliothèque nationale de France, l'ambiance est plus libertine. Environ 2.600 ouvrages se bousculent sur les étagères de l'Enfer et renferment les secrets les plus charnels. «Il y a d'abord les grands classiques de la littérature érotique et pornographique, comme une édition du XVIe siècle des “Dialogues” de Pierre l'Arétin, résume Jean-Marc Chatelain. Nous avons aussi de grands romans, des textes phares du roman libertin du XVIIIe siècle, à l'image de Histoire de dom Bougre, Portier des Chartreux, Margot la Ravaudeuse ou Thérèse philosophe. Et puis, évidemment, des critiques plus profondes de la société des mœurs de l'époque avec les éditions anciennes du Marquis de Sade.» En passant, aussi, par des estampes japonaises plus qu'explicites ou des gravures lascives.

Autant d'œuvres blasphématoires, pornographiques ou scandaleuses, à une époque où les bonnes mœurs font la loi. «Selon moi, l'Enfer de la BNF est exclusivement érotique parce qu'on estimait que les opinions politiques et religieuses pouvaient être combattues autrement que par l'Enfer, interprète le directeur de la Réserve des livres rares. Au contraire, on s'imaginait que mettre de côté les ouvrages pornographiques permettait de les juguler. À cette époque, les opinions sont à combattre mais les mœurs sont à interdire, c'était une déviance morale.»

Cette littérature défendue est ainsi sous haute surveillance, cadenassée et soumise à une autorisation spéciale. «Peu de personnes avaient accès à cet enfer-là, assure Pierrette Lafond, autrice de Promenade en Enfer: Les livres à l'Index de la bibliothèque historique du Séminaire de Québec. Pendant très longtemps le censeur veillait jalousement, c'était des livres qui étaient à huis clos, très souvent dans des endroits où c'était fermé à clé.»

Les étudiants et les professeurs qui désiraient consulter ces livres interdits devaient demander l'autorisation au recteur de l'université lui-même, sans garantie d'accord de sa part. Et pas question d'y accéder de manière anonyme. «Il y avait vraiment une attention très particulière à ce que ces ouvrages-là, qui étaient considérés comme des mauvais livres, ne se répandent pas ou ne soient consultés que par des gens avec une moralité approuvée d'avance», ajoute l'ethnologue québécoise.

Saisie judiciaire et dépôt légal

Une des questions centrales reste celle du parcours de ces livres. Comment se sont-ils retrouvés en Enfer? Étonnement, une grande partie de ces œuvres n'a pas été détruite, alors même que les autorités les condamnaient fermement. «Incontestablement, beaucoup de ces livres étaient d'abord entreposés dans des placards puis détruits, rappelle Jean-Marc Chatelain. À l'époque napoléonienne, par exemple, le préfet de police Pasquier ordonne une sorte d'autodafé de livres illicites conservés par le ministère de l'Intérieur car il avait découvert un trafic mis en place par des fonctionnaires. Mais par chance, un certain nombre nous ont été conservés et sont arrivés à la bibliothèque.»

Circulant sous le manteau du fait de leur caractère illégal, de nombreux ouvrages sont imprimés et diffusés de manière clandestine. C'est lors de leur saisie par les autorités policières, judiciaires ou douanières qu'ils sont ensuite versés dans les fonds des bibliothèques. «Il n'était évidemment pas question qu'ils soient remis en libre-accès après leur arrivée à la bibliothèque, précise le spécialiste. À cette époque, mettre à la réserve c'était justement neutraliser les effets possiblement délétères de cette littérature sur les mœurs publiques.»

Ironiquement, c'est donc la volonté de soustraire ces livres au grand public qui a permis leur conservation jusqu'à aujourd'hui. Mais si la majorité des ouvrages de l'Enfer proviennent de circuits hors-la-loi, certains arrivent malgré tout par la voie du dépôt légal, par des dons de riches particuliers ou d'ecclésiastiques bibliophiles. De confession catholique, ils semblaient pouvoir en toute bonne foi déléguer ces objets de curiosité aux autorités compétentes, pour qu'ils soient ensuite soustraits au monde.

Un Enfer éternel ?

Aujourd'hui où la censure n'est –presque– plus qu'un lointain souvenir, on pourrait croire que l'Enfer des bibliothèques est révolu. Que nenni. S'il a été brièvement fermé en 1969 sous la pression des mouvements de libéralisation des mœurs, l'Enfer de la Bibliothèque nationale de France a été réactivé dès 1983.

«La direction de la bibliothèque avait d'abord jugé que la condamnation morale sur des pratiques sexuelles n'avait plus lieu d'être, contextualise Jean-Marc Chatelain. Finalement, il a été rouvert pour des raisons pratiques, parce que c'est une cote qui permet d'identifier clairement un certain type d'ouvrages. Et puis nous conservons l'image du passé en ne cherchant pas à rétablir une sorte de justesse morale. C'est très important de conserver cette mémoire du rapport au livre qui a été celui d'une société à telle ou telle époque.»

Du côté de la bibliothèque du Séminaire de Québec, l'Enfer persiste également. Le critère de la rareté est crucial, certains ouvrages précieux ne pouvant évidemment pas retourner sur les étagères des fonds généraux. Ce qui n'est pas le cas partout. «Il ne reste plus beaucoup d'Enfers car après Vatican II [le concile de l'Église catholique qui a eu lieu entre 1962 et 1965, ndlr], qui a démantelé tout le système censorial, les livres interdits ont rejoint les autres volumes dans les rayonnages», souligne encore Pierrette Lafond.

Les fonds de l'Enfer ne sont actuellement pas clos. À la BNF, de nouveaux livres viennent encore aujourd'hui alimenter les rayons de cette cote particulière. Il peut s'agir d'éditions anciennes, frappées du sceau de la censure d'antan et qui ressurgissent des limbes du passé pour compléter la collection.

Mais arrivent également en Enfer des ouvrages contemporains, qui n'ont donc jamais été proscrits mais correspondent aux critères de la cote. «Nous pouvons acquérir des ouvrages parus récemment, indique Jean-Marc Chatelain. Ce sont des œuvres érotiques qui répondent aux critères de rareté: qualité de l'illustration et du texte, petits tirages, livres d'artistes...» Et si le rayon n'est pas entièrement ouvert au public, pour des raisons de conservation, il est aujourd'hui consultable par toute personne qui en fait la demande.

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