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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Lolita, héroïne de toutes les censures Par Maurice Girodias, son premier éditeur...

Article paru dans Le Monde du 15 juillet 1977

• La mort toute récente de Nabokov a remué Maurice Girodias qui fut le premier éditeur de " Lolita " en 1955. L'auteur de " J'arrive ", qui dans le premier tome de ses savoureux mémoires (Stock) n'a encore conté que sa romantique jeunesse, rappelle ici - en avance sur le second tome - sa rencontre avec ce livre fameux, qui triompha de tant de censures.

LO-LI-TA. Je me souviens comme si c'était hier de cette énorme vague d'émotion ressentie en lisant les premiers mots, les premiers paragraphes, puis, fiévreusement, les premières pages de ce manuscrit aussi extraordinaire qu'inespéré.

C'était en 1954, un peu plus d'un an après la fondation de ma nouvelle maison d'édition, Olympia Press. Comme toujours sans un sou en caisse, j'allais publier à Paris, en anglais, des œuvres si possibles de qualité qui auraient été interdites par la censure implacable qui régnait alors dans les pays anglo-saxons. Je reprenais ainsi, tardivement, l'exemple que m'avait donné mon père en publiant Henry Miller à Paris dans les années 30.

C'est à cette époque que Doussia Ergaz vint me rendre visite dans mon bureau miteux de la rue de Nesle. C'était une excellente dame russe qui s'était instituée agent littéraire, et j'appris que son seul client était un certain professeur Nabokov, émigré comme elle, et qui enseignait à l'université de Cornell, État de New-York. Or, ce Nabokov avait écrit un livre, " oh, très spécial vraiment. Oui, oui, trrrès spécial, cherrr Monsieur. " Et puisque j'avais déjà publié, en si peu de temps, Beckett, Miller, Genet, et même Sade et Apollinaire, peut-être le professeur Nabokov l'autoriserait-elle à me montrer ce mystérieux manuscrit...

Pour me séduire plus sûrement, elle ajouta qu'il avait été jugé immoral et dangereux par divers éditeurs américains, et rejeté par eux comme une œuvre diabolique.

Plus par politesse que par curiosité, je demandais à voir. Tout en bâillant discrètement. Je m'attendais à quelque marivaudage sénile impubliable.

Or, donc je m'étais trompé - quel émerveillement ! Ayant fini ma lecture, tremblant de bonheur, j'appelai Doussia, euh ! pardon, madame Ergaz. Et bien sûr mon émoi naïf me mit d'emblée à sa merci ; il me fallut payer un maximum - 1 000 dollars - pour un livre que je ne publierai que par pure passion et dont je ne vendrai pas cent exemplaires : un tel livre n'aurait aucune chance auprès de mes petits clients de la 6e flotte U.S. ! Au demeurant, s'il est vrai que ces 1 000 dollars me donnaient la copropriété des droits mondiaux, cet avantage était bien illusoire, car Lolita ne serait jamais republié en Amérique ni ailleurs. Jamais, pas avec un thème pareil, c'était évident.

Nabokov était d'ailleurs le premier à le reconnaître. Il décida même de se cacher sous un pseudonyme - il proposa Sirèn, - tant il avait peur de perdre sa place à l'université de Cornell. Je m'efforçai de lui faire honte, et il finit par se résigner au courage et à signer le livre de son nom.

En automne 1955, Lolita paraît donc, en anglais, en deux minces volumes sous couverture verte. Bien sûr, personne n'en parle... Si ! - à Londres - Graham Greene, qui chante sa louange dans le Times et qui se fait agonir de sottises par le Sunday Express. Scandale ! Fulminations publiques contre Olympia Press. Interpol entre en jeu. Le gouvernement de Sa Majesté demande à la police parisienne de mettre ce Girodias hors d'état de nuire.

La brigade mondaine prend l'affaire en main. Ça se corse, dans tous les sens du terme. Et soudain j'apprends l'interdiction de Lolita, par simple arrêté du ministre de l'intérieur, pour avoir porté atteinte à l'ordre public.

C'est un peu fort ! Visiblement, le ministre a fait un usage abusif de la loi, et j'engage une action auprès du tribunal administratif pour faire lever l'interdiction. Un an plus tard, en février 1958, à ma grande surprise, je gagne mon procès, et Lolita est désinterdit.

Trois mois plus tard, c'est le 13 mai ; le ministre fait appel auprès du Conseil d'État, et cette fois-là je me fais pulvériser. Lolita est ré-interdit. Après le 13 mai, on ne gagne plus contre la police.

Cependant, entre deux interdictions, Gallimard a acquis les droits français et a commandé une traduction à mon frère, Éric Kahane, dont c'est le premier travail professionnel de ce genre. Ma défaite avait fait hésiter Gallimard, mais l'on découvrit alors que l'interdiction ne portait en fait que sur la version anglaise de Lolita, et non pas sur une traduction française éventuelle. Personne n'a jamais compris pourquoi ! Mais c'était assez pour rassurer Gallimard.

Lolita paraît donc en français en 1959. J'attaque aussitôt le ministre de l'intérieur en dommages et intérêts pour avoir violé le principe de l'égalité des citoyens devant les charges publiques. Ce procès courtelinesque déclenche la panique : on me propose un marché - le ministre " désinterdira " Lolita, et de mon côté je retirerai mon action. J'ai la faiblesse d'accepter, et il ne tarde pas à m'en cuire. Lolita est libre, mais tous mes autres livres sont interdits, l'un après l'autre. Cette persécution continuera jusqu'à ma faillite, fin 64, et à mon départ de France trois ans plus tard. Malheur aux vaincus.

Mais revenons au côté américain. En 1957 un douanier new-yorkais avait laissé passer, après examen, un exemplaire de Lolita envoyé à un critique. J'avais pu en obtenir confirmation écrite. Or, bizarrement, cet acte isolé devait faire jurisprudence ; il liait toute l'administration fédérale, si bien que Lolita devint le premier livre réputé immoral à pouvoir impunément défier la censure américaine. Publié en 1958, à New-York, il fut immédiatement consacré best - seller no 1.

Les choses ont évolué très vite en Amérique. Lolita avait ouvert la brèche et des ouvrages de plus en plus forts s'y étaient engouffrés : Lady Chatterley, 1959, Tropique du Cancer, 1960, puis Genet, Sade, Burroughs... Chacun de mes anciens auteurs représentait une étape nouvelle dans ce courant irrésistible, qui aboutit enfin à l'abolition pure et simple de la censure aux États-Unis, au moment même où, après un siècle de liberté, les Français adoptaient à leur tour cette institution absurde et dégradante ; peut-être en souvenir des quatre années d'occupation étrangère que nous avions subies.

Un nouvel état d'esprit

En Amérique, cependant, le besoin de liberté morale et intellectuelle aboutit au Free Speech Movement qui soulève le campus de Berkeley en 1964. Et c'est de ce nouvel état d'esprit que sont nés progressivement les divers mouvements de libération qui se sont développés par la suite : femmes, jeunes, Noirs, Indiens, homosexuels, bref tout ce qui peut prétendre de près ou de loin constituer une minorité, ethnique ou sociale.

Dans tout cela, observez le rôle paradoxal joué par un seul livre, Lolita, qui a essuyé les plâtres de la censure en France, alors que, simultanément, il causait sa perte en Amérique !

À une plus humble échelle je puis dire que ce livre a aussi bouleversé ma vie. Comme il a changé celle du grand homme qui vient de disparaître, Vladimir Nabokov. Avant Lolita il n'était rien, un obscur professeur promis seulement à une obscurité croissante. Après Lolita, c'était Jupiter tonnant, et à chaque coup de foudre - Pnin, Pale Fire, Ada - la terre a tremblé longuement.

C'était un homme difficile, impossible, inaccessible à la fragilité des sentiments ordinaires. Mais il faut pourtant bien qu'il y ait des hommes comme lui, ne serait-ce que pour remplir la vie d'hommes comme moi.

MAURICE GIRODIAS.

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