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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Polémique sur "la tondue de Chartres" : cinq clés pour comprendre....

Polémique sur "la tondue de Chartres" : cinq clés pour comprendre

Surnommée "La tondue de Chartres", la photographie de Robert Capa incarne l'épuration, à la Libération, en France. Mais cette image, qui a influencé notre manière de saisir la collaboration et notamment le rôle des femmes, doit être décryptée pour éviter contre-vérités et lieux communs.

La photo prise le 16 août 1944 par Robert Capa, en reportage dans les rues de Chartres tandis que les Alliés avançaient sur Paris, est restée comme un instantané. Cette image, d'abord publiée dans le magazine de référence LIFE, est désormais emblématique de la Seconde Guerre mondiale et de l'épuration extra-judiciaire à la Libération, en France. Alors qu'un livre publié cette rentrée littéraire 2023 l'arbore sur son bandeau de couverture, le cliché refait surface dans l'actualité. Mais encore faut-il savoir le lire, et l'histoire qui se trame derrière. Décryptage en cinq points.

Pourquoi reparle-t-on de "la tondue de Chartres" en cette rentrée 2023 ?

Celle qu’on a pris l’habitude d’appeler “la tondue de Chartres” a fait l’objet d’un livre, paru fin août 2023, pour la rentrée littéraire, aux éditions Jean-Claude Lattès. Vous ne connaissez rien de moi est le premier roman de Julie Héraclès, qui est elle-même originaire de Chartres et qui a d’emblée raconté comment l’histoire de cette femme tondue à la Libération l’avait toujours “habitée”. En couverture du livre, c’est la photo de Robert Capa qui rehausse ses atours marketing, et c’est considérable : présenté comme une fiction, ce roman revisite l’histoire de Simone Touseau, la femme de 23 ans au moment de la Libération, que le photographe américain d'origine hongroise avait immortalisée, le 16 août 1944, dans les rues de Chartres.

Des historiens s’étaient d’emblée étouffés, à mesure qu’ils apprenaient que l’histoire de Simone Touseau pouvait ainsi être malaxée au tamis de la fiction. L’autrice précisant par exemple qu’elle avait ajouté des épisodes” à l’histoire telle qu’on la connaît désormais. La polémique a pris une ampleur nouvelle alors que le livre marchait en librairie, et après que Julie Héraclès a révélé elle-même, par exemple dans une interview au Figaro, qu’elle avait finalement très peu lu les historiens sur cette histoire - un seul livre tout au plus. Elle expliquait a contrario se l'être davantage appropriée en se laissant traverser par ce personnage, passant de la compassion à une forme de perplexité pour finalement s’interroger : comment cette femme, qui n’avait pas vingt ans aux débuts de l’Occupation, avait-elle pu trahir son pays au point que sa ville s’était vengée, et retournée contre elle ?

Dans cette histoire romancée, Simone, qui conserve son prénom mais change de nom de famille, tombe amoureuse. Sa collaboration à elle tient d’abord à cet amour moralement condamnable, à la Libération : avoir couché avec un soldat allemand, c’était trahir son pays. Et c’est là où la lecture de Julie Héraclès dérange particulièrement, et où la polémique creuse son trou. En effet, c’est non seulement une histoire vraie que l'autrice investit, et tord au bénéfice de la licence poétique. Mais c’est, de surcroît, à coups de clichés, qu’elle emprunte la voie sinueuse de la mise en récit. En montrant en filigrane que l’histoire serait finalement moins tranchée, plus ambigüe, ou en insistant sur cette liaison intime avec un homme de l’occupant, l’autrice a ainsi fini par moissonner non seulement en dehors de la recherche historique, mais encore carrément à contre-courant. Son récit s’inscrit dans une certaine vulgate de l’épuration, telle qu’elle a longtemps fossilisé. Or voilà maintenant trente ans que des historiens s’astreignent à la décrypter, pour mieux la déconstruire. Avec comme urgence toute particulière de déminer quantité de fantasmes charriés par cette vision de la collaboration sous l’effet de l’amour, ou du sexe - mais dans tous les cas du corps des femmes.

Que sait-on au juste sur Simone Touseau ?

Simone Touseau, à mesure que la photographie de Robert Capa aura fait le tour de monde, a fini par devenir un objet d’histoire. Contrairement à bien d’autres femmes, restées plus anonymes, sa trajectoire a été documentée. Certes, le bébé qu’elle tient dans ses bras, rue du Cheval-Blanc, lorsque Capa l’immortalise, tondue et blême, est bien le fruit d’une histoire avec un Allemand. Mais c’est d’abord à une actrice modeste de la collaboration, et pas à une amante - ou pas seulement - qu’ont eu affaire ceux qui ont cherché à la juger à la Libération.

Car il faut le rappeler : déjà tondue, ce jour d’août 1944, Simone Touseau n’avait pas encore été jugée. Elle ne sera finalement jamais traduite devant une cour de justice de la République : les enquêteurs ne parviendront pas à prouver qu’elle aurait trempé dans des dénonciations. Et, en particulier, qu’elle aurait dénoncé des voisins, qui, en 1943, avaient été arrêtés, puis déportés, sous le nez de la famille Touseau qui recevait à dîner des soldats nazis sans s’en cacher. C’est d’abord pour ces marqueurs de réputation que Simone, ainsi que sa mère, seront tondues, à la mi-août 1944. Simone portant de surcroît dans les bras cette petite-fille qui rendait tangible cette histoire que sa mère n’avait guère cachée avec un soldat allemand. Pas pour des actes de délation, contrairement au lieu commun tenace qui continue de circuler.

Simone, en revanche, avait été volontaire pour travailler en Allemagne nazie, et adhérente du PPF, le Parti populaire français de Jacques Doriot. Et c’est à ce titre que la chambre civique qui la jugera la condamnera : dix ans d’indignité nationale, et deux ans et dix mois de prison. À sa sortie de prison, sa photo a déjà marqué les lecteurs de LIFE, mais pas encore les Français, qui la découvriront plutôt à mesure que son image sera utilisée pour illustrer non seulement l’épuration, mais aussi la violence très genrée que les femmes qui passaient pour avoir collaboré essuieront à deux reprises : d’abord, dans le temps chaud de la Libération; ensuite, une fois venu le retour des prisonniers et des déportés.

Loin d’illustrer la manière dont parfois, par candeur, par stupidité ou par inconscience, des femmes, grandes amoureuses, ont fini par se corrompre sans trop comprendre, comme semble le suggérer le roman de Julie Héraclès, cette photographie a tout pour poser, au contraire, à nouveaux frais, la question de ce que fut l’épuration. Elle montre en effet que les femmes ont été en quelque sorte sur-punies, et qu’un châtiment particulièrement genré, leur fut réservé. Elle dévoile aussi, lorsqu’elle est suffisamment décryptée, qu’elle peut outiller notre regard, comme l’explique l’historien Fabrice Virgili. Pionnier dans l’histoire de l’épuration, c’est lui, le premier, qui a mis au jour la manière dont ces femmes tondues (à qui il a consacré sa thèse), avaient fait l’objet d’un traitement spécifique du fait des rapports de genre :

“Parce qu’elles sont des femmes, on va dépolitiser l’accusation, démilitariser l’accusation, et y voir, précisément parce que ce sont des femmes, soit l’âpreté au gain, soit l’insouciance, soit la séduction ou l’amour. Tout ce qui serait de l’ordre de l’engagement politique passe au second plan voire est complètement oublié.

Pour ma part, j’évite franchement d’utiliser les termes “collaboration horizontale”, qui datent de l’immédiat après-guerre, et qui font écran. Cette expression empêche en effet de comprendre ce que fut la collaboration. J’ai pu estimer à 20 000 le nombre de femmes tondues dans le cadre de l’épuration extra-judiciaire. La moitié d’entre elles l’ont été parce qu’elles avaient eu un rapport intime avec un Allemand, et non la totalité d’entre elles, contrairement à ce que l’on croit. Cette vision les dépolitise.

Celle qu’on appelle “la tondue de Chartres”, comme les autres, sera accusée de formes de collaboration très différentes. Elle a travaillé pour les Allemands, et travaillé en Allemagne, et contrairement au lieu commun, les femmes tondues ne sont pas tondues parce qu’elles ont couché avec les Allemands. Mais parce qu’elles sont tondues, on pense qu’elles ont couché avec les Allemands. Dans les motifs d’accusation, les femmes sont accusées finalement des mêmes motifs que les hommes, à l’exception pratiquement de la collaboration militaire. Mais il y a ceci de spécifique, c’est qu’en plus la suspicion d’une relation amoureuse, sexuelle, avec des soldats allemands, vient s’y ajouter parce qu’elles sont des femmes. Et non pas parce qu’un certain nombre de faits l’établissent.

La chevelure, c’est la séduction, et en détruisant la chevelure, on punit la séduction. Donc c’est la forme du châtiment, ce qu’il implique, ce qu’il représente d’un point de vue anthropologique qui rend pratiquement automatiquement la collaboratrice qui est tondue, comme une débauchée, une femme immorale. Alors que dans bien des cas, ce n’est pas ce qui s’est passé. Et cela va contribuer à la création de cette image très forte, même si pour moi celle qu’on appelle “la tondue de Chartres” est emblématique, mais pas représentative : seulement la moitié des femmes tondues l’ont été parce qu’elles avaient eu cette relation d’intimité avec des Allemands. De même, on implique toujours le fait qu’elles aient suivi un homme. Cet homme peut être le soldat allemand, ou un père, ou un frère, peu importe : on ne leur reconnaît pas d’initiative politique.”

"La tondue de Chartres" par Robert Capa, une madone paradoxale ?

C’est ainsi d’abord une femme qui a couché et dont l’amant était un Allemand que Robert Capa a saisi tandis qu’il était en reportage, à Chartres, pour couvrir avec son appareil photo l’avancée des Alliés. Le travail du photographe Robert Capa sera surtout redécouvert en France à partir des années 1970 et 1980. La photo qu’il avait prise, rue-du-Cheval-blanc, à Chartres, le 16 août 1944, tandis qu’il était en reportage, s’était bien retrouvée publiée dans LIFE Magazine dès l’édition du 4 septembre 1944. Mais personne, en France, ne lisait alors LIFE et cette photo mettra davantage de temps à cristalliser comme LE grand cliché iconique de l’épuration. Si des images des femmes tondues, restées plus anonymes, ont été prises un peu partout, et si souvent, les photographes de la presse locale les ont fait poser pour immortaliser le visage de la trahison, les photographies, massivement, étaient rapidement retournées dans des cartons, ensevelies. Oubliées. La photo de Capa, au contraire, n’a cessé de gagner en notoriété, au point d’endosser bientôt la force du symbole. Elle collait avec tout le lexique qu’on découvre dans les archives de la Libération, alors même l’armistice : dans les archives du Musée de la résistance (en ligne), on découvre par exemple ce film de 3 minutes, d’un camion destinées aux “poules à boche”, tondues à Chatou, dans les Yvelines, le 29 août 1944.

En présentant cette femme comme mère donc aussi comme un corps sexualisé dont l’enfant trahissait la vie sexuelle, cette photographie allait transcrire, et finalement graver dans l’imaginaire, l’idée que cette maternité était un signe de culpabilité. Qu’importe, finalement, que l’enquête sur Simone Touseau, ne permettra pas de conclure au fait qu’elle aurait été coupable de dénonciation, et encore moins auprès de son amant : parce que dans les représentations en cours pendant la guerre, coucher avec un Allemand, c’était se rendre coupable de trahison envers la France, Simone Touseau restera cette traitresse-là, en accédant à la notoriété : une femme d’une vingtaine d’années, accompagnée de ses parents, portant dans ses bras l’enfant d’un Allemand.

Contribuant à forger un imaginaire de l’épuration à mesure qu’elle s’installait dans l’imagerie, la photographie de Capa aurait pu en faire une madone obscure. Mais en s’intéressant à l’usage de la photo, on peut aller plus loin, et la rapprocher de l’expression "épuration sauvage". Car cette image de femme tondue, que LIFE avait publiée en vis-à-vis d’une autre photo, qui montrait une foule déchaînée contre les grilles du palais de justice durant un procès qui n’était pas celui de Simone Touseau, générera un storytelling d’un autre ordre : à mesure qu’apparaîtra dans toute sa violence le geste de tondre des femmes sans autre forme de procès puisqu’il s’agit fondamentalement d’épuration extra-judiciaire, cette femme suscitera aussi de la compassion. L’historien François Rouquet, co-auteur avec Fabrice Virgili d’un important travail inédit paru dans la collection Folio, chez Gallimard (Les Françaises, les Français, et l’épuration, en 2018), décrypte cette représentation de l’histoire - et la manière dont elle se fraye une place en dépit de l’histoire elle-même :

“Avec cette photographie, l’image des femmes tondues devient celle de l’épuration. Or dès la Libération, les collaborateurs qui parviennent à se réfugier en Suisse, ou en Espagne, écriront, notamment dans les journaux ; et ils se poseront en victimes. Devenue populaire, cette image pourra être utilisée : elle présentait un miroir en partie déformant de ce qu’avait vraiment été la collaboration. Car Simone Touseau sera bien jugée, et reconnue coupable de faits de collaboration… mais pas pour dénonciation par exemple, qui aurait pu lui valoir la peine de mort. En la montrant, femme blanche, accablée, son enfant dans les bras, on laissait entendre qu’elle aussi pouvait avoir été victime des excès des épurateurs.

Or dans les années 1980, l’extrême droite cherchera à installer l’expression “épuration sauvage”, qui aura du succès. Un livre paraît à cette période, d’un historien [Philippe Bourdel, NDLR, qui n’a pas soutenu de thèse, et est aussi éditeur] qui fait un coup éditorial : il aligne tous les cas les plus déplorables d’épuration, pour conclure à la sauvagerie des épurateurs. Or pour moi qui ai soutenu ma thèse en 1988 , c’était complètement paradoxal : alors qu’on commençait à avoir des chiffres, à pouvoir bientôt démontrer qu’au lieu des 100 000 morts que certains avançaient, on n’avait pas dépassé 9 ou 10 000 morts, dont les trois quarts avaient été tués durant la guerre elle-même… la formule faisait mouche au moment où le savoir progressait enfin. ma thèse en 1988 , c’était complètement paradoxal : alors qu’on commençait à avoir des chiffres, à pouvoir bientôt démontrer qu’au lieu des 100 000 morts que certains avançaient, on n’avait pas dépassé 9 ou 10 000 morts, dont les trois quarts avaient été tués durant la guerre elle-même… la formule faisait mouche au moment où le savoir progressait enfin.

Cette expression “épuration sauvage” sera reprise un peu partout, à la même époque où justement la photographie de Robert Capa devenait célèbre. Au risque que les deux puissent se superposer : cette femme blanche, vulnérable, et violemment réprimée, était utilisée pour montrer la lâcheté des résistants. En proliférant, la formule “épuration sauvage” occultait la réalité de ce qu’avait été non seulement l’épuration, mais aussi la collaboration. Or cette image de femme rendait visible le fait que les femmes étaient finalement les plus inquiétées, bien qu’elles n’aient pas toutes couché avec des Allemands. En enquêtant sur les cabinets ministériels, j’avais été frappé du contraste : avant même les grandes amnisties de 1950 et 1953, on avait assisté au retour dans le bottin mondain d’hommes à des postes de pouvoir qui s’étaient compromis. La femme tondue de Chartres immortalisait le fait que toutes n’avaient pas eu cette chance. Elle était aussi le symbole de cette asymétrie.”

Le silence des femmes tondues : entre parole muette et trace ambivalente

Alors que l’histoire de Simone Touseau se retrouve, quatre-vingts ans plus tard, au cœur d’un livre revendiquant la fiction, c’est moins la licence poétique qu’on peut questionner finalement, qu'un contraste saisissant. En effet, après avoir saturé l’espace visuel, cette femme qui déjà avait donné (sans le choisir) son visage à une certaine image de la collaboration, s’est tue. Or elle n’est pas la seule : bien qu’elles ont subi une répression d’une grande violence avant même d’être jugée, il n’y a par exemple jamais eu d’association des femmes tondues, ou quelque collectif qui aurait pu contribuer à mettre en mots sa propre histoire.

La parole de ces femmes, à vrai dire, fut rarissime : les historiens estiment que les témoignages réels se comptent sur les doigts d’une main. Et c’est dans ce silence que l’image de la femme tondue, soutenue par ce visuel si emblématique signé Robert Capa, a pu se déplier, et flouter la vérité historique - au point de nourrir la création artistique de longue date, comme le rappelle Fabrice Virgili :

“La tonte a été rapidement un châtiment qui a posé problème à la France libérée. C’est-à-dire, dans les semaines qui suivent la Libération : des voix s’élèvent pour dire que ce n’était pas digne de la Résistance, pas digne de la France libérée. Ces voix ne sont pas unanimes mais témoignent bien d’un problème puisque, évidemment, la tonte ne fait pas partie du répertoire juridique français. Il n’y a pas de châtiment corporel et les tontes ne sont jamais le résultat d’un jugement.

Ce malaise existe dès la Libération, et se concrétise, selon moi, à la fin des années 60. Pour moi, deux ou trois œuvres en sont le symbole. D’une part, Hiroshima mon amour, le film d’Alain Resnais dont le scénario est de Marguerite Duras. C’est une fiction, sans aucun doute, qui raconte le devenir d’une femme qui a été tondue à la Libération à Nevers, et qui rencontre un architecte japonais à Hiroshima. Ce sont là deux figures de victimes sont mises en récit puis en images. La deuxième, c’est la chanson La Tondue, de Georges Brassens, qui sort un ou deux ans plus tard : “La belle qui a couché avec le roi de Prusse / À qui l’on a tondu le crâne rasibus”.

On voit bien qu’on a une figure de la collaboratrice qui est en train de se transformer en victime. Et ces deux images vont à mon avis perdurer jusqu’il y a peu. Dans le cadre de mes recherches, j’ai pu aussi bien entendre des gens qui tout de suite réagissaient en disant : “C’est épouvantable !” et “épouvantable”, ça pouvait aussi bien être d’avoir collaboré que d’avoir été tondue. Et je crois que c’est ce statut très ambigü qui est une des raisons pour lesquelles ces femmes se sont toutes tues. Le fait que cela reste une parole très, très silencieuse explique peut-être l’éclosion de récits à leur côté.”

L'épuration, une histoire genrée qui s'emboîte

Jusqu’aux années 1990, l’épuration n’a jamais été envisagée à travers l’expérience et la trajectoire des femmes collaboratrices. Même la manière dont elles avaient été traitées par l’opinion publique comme par la justice, qui dans les cas les plus confondants prononcera des condamnations à mort, n’était pas un objet d’étude. Comme les femmes gardiennes de camps de concentration, au sujet desquelles les toutes premières thèses de doctorat viennent seulement d’être consacrées, ou celles qui s’étaient par exemple engagées dans l’Action française (plus récemment encore avec la chercheuse Camille Cléret), la grande historienne pionnière Françoise Thébaud, constate que celles qui avaient versé du “mauvais côté de l’histoire” sous l’Occupation ne faisaient tout simplement l’objet d’aucune recherche.

À l’origine, avec d’autres, de CLIO, la revue d’histoire des femmes et du genre, l’universitaire hissera toutefois au tout premier sommaire du numéro 1 deux articles qui évoqueront les femmes dans la collaboration : le numéro tout entier (accessible en ligne) s’intitulait “Résistances et Libération. France 1940 - 1945”. C’était en 1995 et tout à fait inédit : jamais, jusque-là, on n’avait abordé avec une telle ambition scientifique cette histoire qui, pourtant, charriait bien des fantasmes dans l’imaginaire collectif. Les historiennes des femmes, qui pourtant avaient repoussé les frontières de leur discipline dans les années 1970, ne s’y étaient pas encore intéressées. Et mener des recherches sur les femmes tondues, par exemple, comme le faisait Fabrice Virgili avec une thèse qu’il soutiendra en 1999, était largement iconoclaste. En 1995, on retrouve justement sa signature dans ce numéro 1 de CLIO, avec un article sur le corps des femmes dans l’épuration (qu’on peut lire ici).

Bientôt trente ans plus tard, Françoise Thébaud revient sur les raisons de cet intérêt tardif malgré la notoriété en clair-obscur de “la tondue de Chartres” :

"Dans les années 1970, où émerge l'histoire des femmes, on les étudie d'abord au travail et dans leur quotidien. On s’intéresse en parallèle à l’engagement des femmes, mais d’abord à celles qui défendent la cause des femmes, aux féministes. Plus tard, mais seulement à la fin des années 1980 et au début des années 1990, des travaux voient le jour sur les résistantes. En 1993, Alain Brossat publie un livre sur les femmes tondues, sous-titré “Un carnaval moche”. Et longtemps, l’épuration des femmes est regardée comme ce “carnaval moche” : un événement un peu bizarre, mais pas analysé comme un phénomène historique total.

C’est seulement à la fin des années 1990 que Fabrice Virgili publie son travail sur le phénomène des tontes, en soulignant l'ampleur, en précisant la chronologie, en explicitant de probables raisons d'être : reconstruire l'identité nationale et l'identité virile, toutes deux malmenées par la défaite de 1940 et l'occupation de la France. Il souligne avec force que la tonte n'est pas seulement un châtiment de l’ordre du défouloir destiné à se venger des femmes accusées d’avoir eu des relations sentimentales et sexuelles avec des Allemands, mais bien le châtiment sexué de toute forme de collaboration. Or ce châtiment se déploie au moment où les femmes acquièrent des droits politiques à la Libération, devenant électrices et éligibles au même titre que les hommes. Au moment, aussi, où l’on inscrit le principe d'égalité dans le préambule de la Constitution. Considérer les femmes tondues sous l’angle d’une inégalité fondamentalement liée au fait qu’elles soient des femmes questionne l'affirmation longtemps soutenue que l'émancipation des Françaises est achevée en 1945. Par ailleurs, ce travail amorce, en histoire des femmes et du genre, des recherches sur des figures moins positives du passé. C'était d’une nouveauté considérable, alors que les pionnières de l’histoire des femmes ou du genre s’étaient d’abord concentrées sur des figures positives.”

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