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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Le Bazar de la Charité. Paul Morand.

"Mlle de Cry comptait parmi les plus jolies débutantes du printemps de l'année 1889."

C'est ainsi que débute la courte nouvelle de Paul Morand.

Courte, très courte, puisqu'elle ne compte que 34 pages.

Gallimard a réuni quatre de ses nouvelles en un volume appelé "Fin de siècle" qu'il a édité dans sa collection L'Imaginaire.

C'est donc l'histoire de Yolande de Cry.

Vivant à Poulenpont près de Boulogne-sur-Mer.

Devenue par mariage épouse de son voisin, le comte Sigismond du Ferrus.

Elle compte trente ans de moins que son mari…

Ils habitent tous deux Paris, un hôtel particulier de l'avenue Montaigne.

Près des Champs-Elysées.

in La Croix du 5 mai 1897

Ce jour-là, Yolande est sur son trente-et-un.

"M. du Ferrus admire sa femme, cette merveilleuse réussite, cette joie de vivre qui éclate dans le vaporeux pimpant de sa robe de mousseline rose ; il savoure le goût de plaire dont témoigne le boléro d'or ; il est sensible à la recherche exquise que trahissent les souliers de cuir héliotrope pointant sous le dernier volant de mousseline ; autour du cou de la comtesse s'enroule un collier de perles admirablement orientées et fermé d'une émeraude gravée. Couronnant cette flamboyante comète, s'élève une tête un peu trop dorée qu'alourdira encore, dans un instant, le grand chapeau de paille d'où tombent quelques épis glanés, et qui repose près d'elle sur un fauteuil."

Yolande est sur son trente-et-un car elle doit être avant trois heures au Bazar de la Charité, rue Jean-Goujon.

Pour prêter son concours au Patronage Saint-Pierre-et-Paul.

Juste avant de partir...

Le comte décide de la prendre en photo.

Avec son nouvel appareil photographique.

Qui est sa nouvelle passion.

La comtesse refuse l'attelage de son mari.

Prétextant qu'elle ne fera que traverser l'avenue pour monter chez Diane.

Mais c'est tout ailleurs que ses pas la mènent.

Depuis qu'elle a découvert, dans Le Figaro, les chroniques de l'écrivain Pierre Loti, Mme du Ferrus rêve de magie exotique...

Et succombe au charme de grand voyageur qu'est Clovis de Saxifront.

"Mme du Ferrus était folle de ce pschutteux ; pour elle, restée au fond villageoise et toujours un peu Poulenpont, Clovis représentait le dernier genre, le dompteur de mode, cravachant cette tarasque et jamais dévoré par elle, l'escrimeur invincible, le conducteur de phaéton le mieux attelé des Acacias, et de plus un célèbre littérateur puisqu'il collaborait à un petit hebdomadaire mondain, Le Fin-de-siècle, sous le pseudonyme de La Narcho."

Et c'est bien chez lui que ses pas la mènent.

Et oui, Clovis l'épate.

"Elle adorait en Clovis l'homme de cheval. Chaque matin, au champignon de l'allée des Poteaux, elle s'arrangeait pour le voir passer en duc, ou menant son tandem ; très raide, il la saluait d'une inclinaison de fouet. Comme elle se sentait provinciale encore devant ce membre du Mirliton, du Tir aux Pigeons, du Betting, du Polo, des Casseurs d'assiettes, des cercles les plus en vue !"

Clovis vient juste de terminer une chronique sur le Bazar de la Charité.

Lieu où il n'a jamais mis les pieds…

Yolande, elle, en sort à l'instant même...

Trop contente de passer un après-midi dans les bras de son amant.

Mais, voilà...

L'amant joue.

Et il a des dettes hurlantes.

Il pense tout vendre et partir chercher fortune ailleurs, en Tunisie...

Voilà qui n'est guère du goût de la comtesse qui propose immédiatement son collier de perles au jeune homme.

Saxisfront file proposer la parure à un revendeur pour emprunter deux mille louis.

Mais Mlle Loevy, l'acheteuse, n'est pas là.

Elle est partie aider à vendre Mme la marquise de Beausol au Bazar de la Charité.

Clovis se rend sur le champ au Bazar….

in La Croix du 5 mai 1897

 

Et, c'est là, qu'il voit le début d'incendie :

"Clovis se retourna et vit une flamme se dresser sur l'estrade. Elle s'enrubanna autour du cinématographe qui, dans un grésillement instantané, se mit à fondre avec toutes ses pellicules. Les gestes qu'on pouvait faire pour se protéger ou pour fuir arrivaient trop tard, car l'incendie avait déjà lancé son coup de gueule au ciel, ses griffes à travers la foule."

Clovis reste immobile au milieu de la panique serrant dans sa main le collier de sa maîtresse.

Il répète comme une incantation : "Deux mille louis… Il me faut deux mille louis…" Sans même voir que Mlle Loevy gisait à ses pieds, évanouie.

Clovis devient fou furieux :

"Alors il ne se posséda plus, et dans la fumée il cogna sur des douairières, piétina de jeunes femmes, renversa des petites filles d'un orphelinat qui se tenaient embrassées et chantaient des cantiques."

Il parvient à une échelle de sauvetage...

Mais tout le faîtage s'abat "la carcasse de bois plia, pencha, s'écroula et une potence de l'entretoise vint l'assommer sur la nuque."

Le comte du Ferrus, en entendant le halètement des sirènes, sort de chez lui et se dirige vers le lieu du sinistre.

Il entre plusieurs fois, en vain, dans le brasier fumant.

Puis décide d'aller jusqu'à la morgue improvisée du Palais de l'Industrie.

"Les familles se penchaient avidement sur des jupons en loques, se passaient de main en main de hautes bottines, essayant de lire le nom du bottier à l'intérieur de l'empeigne, à l'aide d'une bougie."

Il désespère de retrouver son épouse.

Quand on lui suggère d'aller voir du côté des épaves arrachées aux flammes.

Et, là...

Il reconnaît le collier de perles de Yolande avec son fermoir d'émeraude gravée.

Triste retour avenue Montaigne.

"Parfois il s'arrêtait pour regarder le collier à la lueur d'un bec Auer, le faire luire, le nettoyer. Tout sentait autour de lui le foyer refroidi, ses vêtements, ses mains, l'air lourd du fond des rues. La ville elle-même semblait imprégnée d'une odeur de ramonage et de four crématoire."

Mais, voilà qu'arrivé à l'étage où habitait Yolande un rai de lumière passait sous la porte.

La comtesse, lasse d'attendre en vain Clovis dans la garçonnière de la rue d'Offemont, était rentrée chez elle. Pensant que son amant, une fois l'argent emprunté, était parti jouer au cercle.

"La porte s'ouvrit tout à coup, encadrant son mari.

Le globe du gaz l'éclairait d'une lumière blafarde. Les mains pleines de suie, le col cassé, la lavallière défaite, la bouche ouverte comme pour pousser un cri qu'on 'entendait pas, Sigismond du Ferrus tenait à la main un objet brillant qu'il essuyait machinalement contre son pardessus, et que la comtesse, soudain, reconnut."

……………………….

C'est un nouvelle courte.

Très courte.

Publiée en 1944.

Mais Dieu que Paul Morand manie donc bien la langue française !

Et comme il est bon de lire tous ses points-virgules.

On dit que, Paul Morand, sortant de son école, passait avec sa grand-mère près du Bazar de la Charité.

Et qu'il vit les victimes sortir en flammes.

Inoubliable spectacle.

Qu'il sait si bien nous rendre dans cette courte nouvelle.

Liliane Langellier

P.S. La plus belle description de l'incendie du Bazar de la Charité est due à Paul Morand :

« Clovis se retourna et vit une flamme se dresser sur l’estrade. Elle s’enrubanna autour du cinématographe qui, dans un grésillement instantané, se mit à fondre avec toutes ses pellicules. Les gestes qu’on pouvait faire pour se protéger ou pour fuir arrivaient trop tard, car l’incendie avait déjà lancé son coup de gueule au ciel, ses griffes à travers la foule.

Le vélum tendu au-dessus du Bazar se gonfla d’air chaud comme une montgolfière, fit craquer ses cordages, tendit une vaste bannière mouchetée de jaune, puis de roux, enfin de noir, qui se perfora, avant de se déchirer. Les têtes levées, aveuglées par le soleil, ne voyaient pas que le plafond de toile brûlait ; ce ne fut que lorsqu’il eut cédé au passage de l’appel d’air, qu’il fléchit sous son poids et se rabattit sur les assistants.

Avant de comprendre qu’ils allaient être rôtis, avant de chercher une issue, ceux-ci reçurent l’averse de feu sur les épaules. Les ruchés et les festonnés, la paille des grands chapeaux, la mousseline des robes, le taffetas des volants et la soie des ombrelles, les voilettes, les rubans et les plumes, l’organdi et la percale, tous les tissus légers comme des vapeurs qui habillaient les corps des femmes, heureuses de s’abandonner à un précoce été, s’allumèrent comme des feux de joie, flambèrent dans l’air tiède, imprégné de parfums exquis et de lotions ambrées. »

 

 

Le Bazar de la Charité. Paul Morand.
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