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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Le 13 mars 1905, devant une brillante assemblée, Mata Hari interprétait trois danses « brahmaniques » dans la bibliothèque du musée Guimet...

Margaretha Zelle, dite Mata Hari, interprétant ses "danses brahmaniques"​ dans la bibliothèque du Musée Guimet (13 mars 1905)

 

Musée national des arts asiatiques, 13 mars 1905.

Dans la bibliothèque du 2e étage, une jeune femme danse…

Son nom ? Margaretha Zelle. Elle est âgée de vingt-neuf ans. La vie de ce personnage, aussi tragique que fascinante, est restée dans l’Histoire comme le cœur d’une des plus grandes affaires d’espionnage de la Première guerre mondiale (1914-1918). Elle est aussi un symbole de cette passion pour l’Orient qui, au commencement d’un siècle rempli de bruit et de fureur, continue pour un temps encore d’animer les élites intellectuelles et artistiques du vieux continent.

Margaretha est née le 7 août 1876 à Leeuwarden, aux Pays-Bas. Fille d’un artisan chapelier, elle épouse à dix-neuf ans un militaire de dix-neuf ans son aîné, le capitaine Rudolf McLeod. Le royaume des Pays-Bas, qui s’est rendu maître de l’Indonésie au XVIIIe siècle, possède alors en Asie du Sud-Est un des plus vastes empires coloniaux de l’époque. Cette position avantageuse lui permet de disposer du monopole commercial des épices fines en Extrême-Orient. Toutefois, la politique d’exploitation coloniale définie par le Royaume génère sur place de vives tensions et les relations avec les autochtones deviennent de plus en plus difficiles. En 1873 éclate la guerre d’Aceh (1873-1904), opposant l’armée néerlandaise aux populations indigènes de l’île de Sumatra. C’est dans ce contexte que Margaretha s’installe à Malang, dans l’est de l’île de Java, où son mari a pris la tête de la garnison locale.

La situation se dégrade très vite pour la jeune femme, le capitaine McLeod se révélant au fil du temps infidèle, alcoolique et violent. Cette union orageuse, de laquelle naîtront deux enfants, désespère Margaretha qui se retrouve isolée et désoeuvrée sur une île où les occupations pour une femme occidentale sont peu nombreuses. Pour s’échapper d’une existence dont elle se sent prisonnière, Margaretha commence à s’intéresser à la langue et aux coutumes locales : parmi ces dernières, les danses traditionnelles hindoues tiennent une place de choix.

Vaste répertoire de gestuelles gracieuses et sophistiquées, la danse javanaise serait directement inspirée des mouvements des marionnettes du théâtre d’ombres, le wayang kulit. Elle entretient un lien fort avec les rites agricoles et le culte de Dewi Sri, la déesse javanaise du riz et de la fertilité. La découverte de ce monde de beauté et de sensualité convainc Margaretha que la vie qu’elle mène à Java n’est pas la sienne. En 1899 la perte de son fils aîné, décédé dans d’obscures conditions à l’âge de trois ans, est un déchirement qui met un terme définitif à sa relation déjà très dégradée avec son mari. En 1902, elle demande le divorce et retourne vivre en Europe, à Paris. C’est dans la Ville-Lumière, point de ralliement de tout ce que l’Europe compte alors d’écrivains, d’artistes et de scientifiques, que Margaretha va bâtir sa renommée de danseuse.

Elle y est remarquée en 1905 lors d’une soirée de bienfaisance organisée par la baronne Kireevsky, une aristocrate russe qui s’affaire à lever des fonds en faveur de son pays natal alors engagé dans une guerre très rude contre le Japon. Son numéro de « danse brahmanique » subjugue, dans l’assistance, un vieux monsieur de soixante-neuf ans au regard vif et à la barbe fleurie : un certain Émile Guimet. Ce riche industriel, philanthrope, grand amateur d’art et collectionneur insatiable, nourrit une véritable passion pour les civilisations anciennes qui le pousse à voyager aux quatre coins du globe : il se rend notamment au Japon, en Chine, en Inde, en Égypte et aux États-Unis. En 1888, il fonde à Paris un musée auquel il donnera son nom et dans lequel il expose les objets qu’il a patiemment réunis : le Musée national des arts asiatiques – Guimet (MNAAG). Cette initiative recueille un franc succès, dans un paysage artistique français toujours acquis à la cause de l’orientalisme.

En observant les mouvements hiératiques et graciles de Margaretha lui vient une idée : ne pourrait-elle pas venir dans son musée afin de donner vie, par la magie de sa danse, à toutes ces divinités de bois ou de pierre ramenées des contrées lointaines qu’il a pu visiter ? Très vite, la jeune femme accepte, la renommée du musée pouvant lui offrir une scène bien plus exposée que celle où elle se dévoile dans le secret des salons.

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Le 13 mars 1905, elle finit par se produire dans la rotonde de la bibliothèque du musée, au 2e étage, devant un public trié sur le volet. Émile Guimet, qui a pris soin d’introduire le spectacle par une conférence sur les danses védiques, a transformé le lieu en temple hindou. Dans le fond de la pièce trône la statue de Shiva Nâtarâja (le « Roi de la danse »), le dieu de la destruction et de la renaissance, et les huit colonnes antiques ont été enserrées de guirlandes de fleurs blanches. Margaretha, vêtue de parures précieuses et d’une robe légère assemblée de plusieurs voiles transparents, est accompagnée par quatre suivantes. Les danses qu’elle interprète, sensuelles et lascives, figurent tour à tour une divinité guerrière, une princesse indienne rêvassant dans un jardin après l’orage, et enfin une prêtresse s’offrant, dans un effeuillage suggestif, à Shiva. Femme très grande et mince, à la chevelure de jais et au teint basané, elle séduit son public. La représentation est un triomphe, et l’on ne tarit pas d’éloges sur cette mystérieuse danseuse qui se présente tantôt comme la fille d’un sultan de Java, tantôt comme une indienne orpheline recueillie par les prêtres d’un sanctuaire où elle a été initiée aux rites sacrés de la danse.

Le journaliste Marcel Lami, du Courrier français, écrit : « Forte, brune, et d’un sang puissant, son teint bistré, sa bouche ombrée, ses yeux noyés disent le soleil lointain et les pluies dissolvantes. Elle ondule sous les voiles qui la dérobent et la révèlent à la fois. Et cela ne ressemble à rien de ce que nous avons vu. Les seins se soulèvent avec langueur, les yeux se noyent. Les mains se tendent et retombent, comme moites de soleil et d’ardeur. En face d’elle une idole d’or, une vieille idole sculptée, adorée, priée par des mains qui ne ressemblent pas à nos mains, par des bouches aux dents noircies par le bétel, qui ne ressemblent pas à nos bouches ; sa danse profane est une prière ; la volupté s’y fait oraison. Ce qu’elle demande, nous ne le savons qu’à demi. La danseuse a le mystère de ses mains secouées comme l’idole a celui de ses yeux fixes. C’est l’éternel désir d’on ne sait quoi, qui monte vers celui dont on ne sait rien. Le beau corps supplie, s’enroule et se déroule : c’est comme une dissolution du désir dans le désir ».

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À cette légende naissante, construite et reconstruite par des récits contradictoires qui trahissent une tendance à la mythomanie, Margaretha va trouver un nouveau nom : elle devient Mata Hari, « Soleil levant » en malais. Ce pseudonyme, probablement suggéré par Émile Guimet lui-même, ne la quittera plus. Quelques voix dissonantes s’élèvent toutefois au milieu des applaudissements et ne voient dans la belle néerlandaise qu’une idole trompeuse d’un Orient largement fantasmé. « Elle ne savait guère danser, mais elle savait se dévêtir progressivement et mouvoir un long corps bistré, mince et fier », écrit Colette. Le succès public du spectacle au musée Guimet lance sa carrière ; Mata Hari se produit pendant cinq ans dans toutes les capitales européennes, et apparaît en 1906 dans l’opéra Le Roi de Lahore de Jules Massenet, joué à Monte-Carlo. Elle collectionne les amants de haut rang et mène un train de vie pour le moins dispendieux, accumulant les dettes.

Cette renommée internationale est aussi fulgurante qu’éphémère, et commence à décliner dès 1910 dans un contexte géopolitique européen de plus en plus tendu. En juillet 1914, la guerre éclate. Les services de renseignements allemand et français commencent à s’intéresser à cette femme polyglotte ayant tissé de nombreuses relations dans les milieux du pouvoir, notamment militaire. Elle est approchée en 1915 par un diplomate allemand, Carl Krämer, qui lui propose d’éponger ses dettes en échange de la fourniture de renseignements stratégiques pour l’Allemagne. Peu au fait de ces questions et jugeant la guerre absurde, Mata Hari accepte et devient l’agent H21. Dans ses « rapports » se succèdent considérations oiseuses et informations futiles, aucun renseignement d’importance n’ayant été délivré à l’ennemi par son entremise. De retour à Paris en 1916, elle tombe éperdument amoureuse d’un capitaine russe servant dans l’armée française, Vadim Massloff. Mais ce dernier est grièvement blessé au combat et transféré à l’hôpital militaire de Vittel. Margaretha n’a plus qu’une idée en tête : aller le rejoindre, ce qui suppose d’obtenir un laisser-passer des autorités publiques, Vittel étant située dans une zone frontalière où les combats font rage. Les services secrets français y voient l’occasion idéale de « retourner » Mata Hari afin d’espionner le haut-commandement allemand en Belgique. Obsédée à l’idée d’obtenir le précieux sésame et de retrouver Vadim, Margaretha accepte.

Ces jeux d’alliances contraires, bien que très peu calculés, auront raison de la jeune femme, condamnée à mort pour intelligence avec l’ennemi par un tribunal militaire français en 1917. Malgré son rôle plus que négligeable dans les activités d’espionnage entre la France et l’Allemagne, elle aura servi de victime expiatoire à un gouvernement français qui traque les « traîtres à la Nation » à grands renforts de propagande pour maintenir la mobilisation d’un pays exténué par la guerre.

Le 15 octobre 1917, le chemin de celle qui se rêvait en déesse indonésienne s’arrête, au Soleil levant, au Fort de Vincennes. Son courage face au peloton d’exécution restera, lui aussi, dans les annales. Elle refuse le bandeau et regarde la mort en face. Le commandant du peloton ne pourra que déclarer :

« Mon Dieu ! Cette femme-là sait mourir ».

Pour en savoir plus :

- Mata Hari, bande dessinée réalisée par Laurent Paturaud sur un scénario d'Esther Gil (éditions Daniel Maghen, 19 septembre 2019), qui explore la vie de la célèbre danseuse de son séjour à Java jusqu’à son exécution. Les photos présentes dans l'article sont pour partie extraites de cette oeuvre au trait délicat et à l'arrière-plan historique solide, que l'auteur de ces lignes conseille vivement à tous les curieux.

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