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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

La colossale mystification de Léo Taxil....

Une société secrète adepte de rites sataniques… Au tournant du XXe siècle, un ancien franc-maçon mystifie pendant 12 ans l’Église catholique avec ses révélations extravagantes, dignes des fake news d’aujourd’hui.
 

 

Révélations complètes sur la franc-maçonnerie : c’est sous ce titre « sensationnel » que paraît en 1885 le premier brûlot antimaçonnique de Léo Taxil, dénonciation en règle des nombreuses « exactions » de la société secrète. Une douzaine d’autres ouvrages vont suivre, aux titres tout aussi provocateurs : Les Assassinats maçonniquesY a-t-il des femmes dans la franc-maçonnerie ? ou Le Diable au XIXe siècle.

L’auteur, un polygraphe marseillais adepte des coups d’éclat, entendait y dévoiler la franc-maçonnerie « telle qu’elle est », à savoir l’œuvre personnelle de Satan, une machinerie politique usant de l’intrigue, du meurtre et des orgies sexuelles pour assouvir sa soif de pouvoir. Sous le titre La France maçonnique, il publia également une série de volumes divulguant les noms, adresses et professions de milliers de francs-maçons. Le succès fut au rendez-vous : les journaux en firent des gorges chaudes, les livres connurent de gros tirages, et plusieurs d’entre eux furent traduits à l’étranger.

Un virulent libre-penseur

Le parcours personnel de l’auteur explique pour partie ce retentissement. Car Léo Taxil – Gabriel Jogand-Pagès de son vrai nom – n’était pas un inconnu. Journaliste républicain, il s’était d’abord fait connaître comme un virulent militant libre-penseur. À Marseille où il était né en 1854, il avait commencé par fonder un journal, La République anticléricale, puis une « librairie anticléricale » et composé une Marseillaise anticléricale.

Ses textes, qui ne faisaient pas dans la dentelle, attaquaient avec une rare violence le dogme, la morale et l’enseignement des « corbeaux », qu’il accusait de toutes les turpitudes, principalement sexuelles. Son pamphlet À bas la calotte, publié en 1879, lui valut d’ailleurs des poursuites pour outrage à la morale publique ainsi qu’une excommunication en bonne et due forme.

Son combat contre l’Église catholique le rapprocha bien sûr des milieux maçons, notamment de la loge parisienne du « Temple des amis de l’honneur français », dans laquelle il fut initié en 1881. Mais il n’y dépassa pas le grade d’apprenti : il en fut exclu quelques mois plus tard pour avoir produit des lettres de soutien de personnalités (dont Hugo et Louis Blanc) qui se révélèrent être des faux.

C’est là que se produisit le premier coup de théâtre : Taxil désavoua publiquement ses erreurs et annonça son retour dans le giron de l’Église. Il se rendit à Rome pour l’occasion, d’où il reçut l’absolution des mains mêmes du pape Léon XIII. Son offensive contre les francs-maçons inaugurait donc sa nouvelle carrière d’apostat.

La bête noire de l’Église

L’écho de cette conversion et de la campagne qui suivit ne peut se comprendre sans tenir compte de la vigueur de l’antimaçonnisme en cette fin de siècle. Condamnée par la papauté dès le début du XVIIIe siècle en raison du secret de ses activités et de son œcuménisme, la franc-maçonnerie ne devint vraiment la bête noire de l’Église qu’au lendemain de la Révolution française.

L’abbé Barruel, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, avait en effet expliqué dès 1797 que la révolution en cours n’était que le produit d’un complot fomenté par les élites maçonnes. Les liens que la maçonnerie établit tout au long du XIXe siècle avec les libéraux européens et avec des sociétés secrètes comme les carbonari italiens, fervents partisans de l’unité de la péninsule, confortèrent l’Église et le Saint-Siège dans leur rejet radical.

En France, la convergence fut générale entre la République et la maçonnerie, engagées dans un même combat contre « l’obscurantisme », et plus encore contre l’alliance du trône et de l’autel. La victoire des républicains à la fin des années 1870 signa donc aussi celle des loges, principalement du Grand Orient de France, qui fournit au nouveau régime nombre de ministres, de présidents du Conseil et de parlementaires influents.

Une secte luciférienne

Mais le succès de l’offensive lancée par Léo Taxil devait aussi à la personnalité de son auteur, qui avait de la ressource et qui se plut à en rajouter. À la conspiration mondiale annoncée dans Le Diable au XIXe siècle s’ajoutèrent bientôt d’autres révélations formidables. L’attrait du temps pour le satanisme l’incita à mettre en scène une secte luciférienne de la « haute maçonnerie », dénommée « palladisme », dont le siège était situé dans la ville de Charleston, aux États-Unis, et qui entretenait avec les démons des relations directes. Ses rituels incluaient la profanation régulière d’hosties consacrées ainsi que l’organisation de grandes copulations publiques. L’Existence des loges de femmes, qu’il publie en 1891, prenait tout son sens dans cette perspective. Taxil prolongea cette veine dans une série de fascicules feuilletonesques, publiés en 1893 et 1894, qui relataient les aventures du Dr Bataille, un médecin catholique infiltré dans les milieux occultistes pour mieux décrire leurs orgies et leurs pratiques criminelles.

Un pas supplémentaire fut encore franchi avec l’apparition en 1893 de la belle Diana Vaughan. Présentée par Taxil comme une ancienne dignitaire du « rite palladique rectifié », cette jeune Américaine avait fait le choix – tout comme son mentor autrefois – d’abjurer ses erreurs : convertie au catholicisme, elle vouait désormais sa vie à lutter contre la secte. Les palladistes l’avaient condamnée à mort ; elle était donc contrainte à vivre dans la clandestinité, multipliant les déplacements ou se réfugiant dans des couvents isolés. Seul Taxil savait comment la contacter et servait donc d’intermédiaire. Il inséra des lettres et des articles d’elle dans les nombreuses publications qu’il dirigeait, expliqua comment sa fortune servait à soutenir diverses institutions et œuvres pieuses. C’est une « jeune femme de 29 ans, jolie, très distinguée, l’air franc et honnête », explique un collaborateur. La parution en fascicules des Mémoires d’une ex-palladiste, évidemment présentés par Léo Taxil, fit d’elle un personnage à succès.

Premiers soupçons

Toutes ces révélations furent prises très au sérieux dans les milieux catholiques, alors engagés dans une lutte acharnée contre les libres-penseurs. Elles séduisirent également de nombreux publicistes, comme le jésuite allemand Leo Meurin, dont La Franc-Maçonnerie, synagogue de Satan recycla en 1893 plusieurs thèses de Taxil. Mais les plus lucides des catholiques commençaient à nourrir des doutes. Le caractère extravagant des récits de Taxil suscitait la défiance, d’autant que certains des ouvrages anticléricaux publiés lors de sa première carrière étaient toujours en vente. L’évêque de Charleston, Mgr Northrop, s’ouvrit au pape Léon XIII pour lui signaler que nul culte sataniste n’existait dans sa ville. D’autres, à l’inverse, expliquaient que Diana Vaughan, loin d’être convertie, pratiquait toujours le palladisme.

L’affaire fut au centre du congrès organisé à Trente par la Ligue internationale antimaçonnique, en septembre 1896. On s’interrogea surtout sur l’existence réelle de Diana Vaughan. Certains ecclésiastiques exigèrent que l’on produise son acte de naissance, les preuves de son baptême ou de sa communion. Taxil, qui était présent, affirma détenir tout cela, mais refusa de publier ces pièces pour ne pas mettre en danger la vie de Diana, poursuivie par les loges. Il diffusa cependant une photographie de l’Américaine. Rien n’étant réglé, le congrès décida de convoquer une commission pour éclaircir ces points. Mais celle-ci, qui se réunit à Rome en janvier 1897, déclara n’avoir réuni aucune preuve concluante. Beaucoup, d’ores et déjà, concluaient à la mystification, à l’œuvre d’un fantaisiste, voire d’un libre-penseur désireux de tirer profit de la crédulité des catholiques. Taxil contre-attaqua en annonçant la prochaine manifestation publique de Diana Vaughan, qu’il venait de décider à prononcer une série de conférences, dont le point d’orgue aurait lieu à Rome en mai 1897.

Le second coup de théâtre survint quelques jours avant le début programmé de la tournée. Lors d’une conférence à la Société de géographie, Taxil reconnut, devant un parterre de journalistes et de représentants de la nonciature, que tout cela n’avait été qu’une « aimable plaisanterie ». Un tumulte indescriptible éclata dans la salle et tourna vite au pugilat. L’affabulateur dut sortir sous la protection des gardiens de la paix.

Les rieurs de son côté

Ce que Léo Taxil lui-même qualifia de « plus colossale mystification des temps modernes » avait duré 12 ans, ce qui en dit long sur la lutte qui opposait alors cléricaux et libres-penseurs. L’affaire mit les rieurs de son côté, mais elle était aussi lourde de perspectives plus sombres. Matthieu Golovinski, un agent de l’Okhrana (la police secrète tsariste) alors installé à Paris, forgea quelques années plus tard l’un des plus tristement célèbres faux de l’histoire du monde, Les Protocoles des Sages de Sion, qui dénonçait le prétendu complot mondial fomenté par les juifs et les francs-maçons et qui demeure, aujourd’hui encore, un outil de la propagande antisémite.

Taxil, lui, publia encore quelques romans, sans grand succès, et acheva sa carrière comme correcteur dans une petite imprimerie de banlieue parisienne. Mais on n’oublia pas son canular, dont l’ampleur et la longévité continuent d’impressionner. En 2010 encore, Léo Taxil et Diana Vaughan apparaissent en compagnie du « capitaine » Simonini, un faussaire italien réfugié à Paris, dans Le Cimetière de Prague, un roman d’Umberto Eco qui place ces propos dans la bouche de Taxil : « Le principal caractère des gens, c’est qu’ils sont prêts à croire n’importe quoi. »

 

Pour en savoir plus
Le Livre de la franc-maçonnerie, d’Alain Bauer, Que sais-je ?, 2019. 
L’Antimaçonnisme. Aspect généraux (1738-2016), de Jacques-Charles Lemaire, Éditions maçonniques de France, 2017.
Le Cimetière de Prague, d’Umberto Eco. Le Livre de poche, 2012.
Le Signe de détresse, de Jack Chaboud, Dervy, 2018.

 

 

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