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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Les Shtisel, une famille à Jérusalem sur Netflix

Si tu veux faire rire Dieu...
Parle-lui de tes projets...
Leib Fuchs.

Dans “Les Shtisel, une famille à Jérusalem”, les réalisateurs israéliens Ori Elon et Yehonatan Indursky chroniquent, sur trois saisons, la vie quotidienne d’une famille juive ultra-orthodoxe. Une incursion douce-amère bouleversante dans le monde très fermé des haredim.

 

Un père et son fils déjeunant à la table de leur modeste cuisine. Des couples de jeunes gens endimanchés qui font chastement connaissance dans les lobbies d’hôtels sans grâce. Des grappes de garçonnets en chemises blanches en train de s’égailler dans un parc après l’école. Dit comme ça, on voit mal ce que la série israélienne Les Shtisel, une famille à Jérusalem, dont les trois saisons ont récemment été mises en ligne en France par Netflix (en France, les deux premières saisons avaient initialement été éditées en DVD chez Pretty Pictures), peut bien avoir de révolutionnaire.

Dès son lancement, en 2013, sur la chaîne privée Yes, la saga créée par Ori Elon et Yehonatan Indursky s’est pourtant muée en phénomène. Sur les petits écrans de l’État hébreu d’abord, puis de New York à Singapour, où la plateforme américaine l’a, dans un second temps, fait découvrir à ses abonnés. Attiré par cet engouement, Amazon Studio a acheté dans la foulée les droits de la série, dans le but d’en produire une version américaine, transposée à Brooklyn — le projet a semble-t-il été abandonné depuis. Pourquoi un tel succès ?

Le titre laisse assez peu de place au mystère. A priori, rien de compliqué ni de particulièrement transcendant : le feuilleton ambitionne de raconter la vie d’une famille, les Shtisel, à… Jérusalem. Et c’est exactement ce qu’il fait, en nous présentant ses différents membres récemment endeuillés par la perte de l’une des leurs. S’ils sont dépeints dans les aspects les plus ordinaires de leur quotidien, Akiva, sa sœur Giti et leur père Shulem — rabbin de son état — ne sont pas exactement des Hiérosolymitains comme les autres.

 

En effet, tous résident à Geoulah, un quartier juif ultra-orthodoxe de la Ville sainte, dont la population vit en observant strictement (du moins, en essayant de le faire…) les préceptes de la Torah. Des règles de vie austères et traditionnelles, qui imposent de tenir à distance le monde moderne à une part non négligeable de la population. Celle-ci constituant un véritable objet de curiosité pour la majorité de ses compatriotes.

 « C’est une communauté que les laïcs ne connaissent qu’à travers les reportages des journaux télévisés. Ils les voient jeter des pierres contre les voitures qui roulent pendant le shabbat. Ou manifester pour protester contre une loi qu’ils estiment leur être défavorable. Pour beaucoup d’Israéliens, ce sont des gens qui font beaucoup d’enfants, qui sont exemptés de service militaire et reçoivent des subventions de l’État pour étudier les textes religieux », nous résumait Dganit Atias-Gigi en octobre 2018, à l’occasion de projections et de rencontres autour des séries israéliennes organisées par le Mucem, à Marseille.

Selon la productrice, qui a accompagné le développement de la série au sein de la chaîne Yes, « avec Les Shtisel, c’était la première fois qu’on pénétrait le monde des haredim [littéralement, les « craignant-Dieu »] mais aussi qu’on les montrait sans les réduire à des enjeux politiques, en dépassant la lecture binaire qui consiste souvent à les opposer au reste de la société ».

Aujourd’hui, des ponts existent entre les milieux ultra-orthodoxes et le reste de la société, comme l’incarnent eux-mêmes les deux co-créateurs de la série, Ori Elon et Yehonatan Indursky, qui ont tous deux grandi dans des familles très religieuses. Le premier est resté très observant, le second a quitté sa communauté, et leur tandem continue de faire de cette
porosité, et de la question d’une acculturation devenue inexorable, le cœur de leurs fictions (par exemple Autonomies, dystopie politique très gonflée présentée à Séries Mania 2018 et encore inédite en France).

« P », comme Proust

Dans Les Shtisel, leur chef-d’œuvre, la valse-hésitation entre ces deux mondes, c’est notamment celle qui fait tanguer Akiva, 27 ans. Un garçon rêveur et sentimental, doué pour la peinture, que son père presse de se marier et de trouver un emploi convenable. Mais le jeune homme vacille. D’un côté, il y a le microcosme très ritualisé qu’il a toujours connu, conçu sur le modèle du shtetl de ses ancêtres, fauché mais rassurant. De l’autre, la société laïque et libérale en marge de laquelle il a toujours vécu, qui l’intrigue autant qu’elle l’effraie, et vaudrait bien quelques belles échappées.

Cette attraction-répulsion ne concerne d’ailleurs pas que les nouvelles générations… L’un des premiers épisodes de la saga montre par exemple, avec beaucoup de tendresse, la fascination quasi enfantine de la grand-mère d’Akiva pour la télévision — et ses feuilletons ! — qu’elle découvre au soir de sa vie, alors qu’elle devient pensionnaire d’une maison de retraite. Passion aussitôt réprouvée par l’un de ses fils, qui ne tarde pas à débrancher rageusement l’écran. «Théoriquement, les ultra-orthodoxes ne sont pas censés avoir la télévision, rappelle la productrice Dganit Atias-Gigi. Mais on sait par exemple que beaucoup de juifs religieux ont vu la série sur Internet… Quand on préparait la deuxième saison, on a trouvé des commentaires sur les forums, et même des vidéos parodiques ! »

Au-delà de son évidente valeur didactique et de son casting quatre étoiles, si la série a tant séduit au-delà des frontières de son propre pays, c’est aussi (et on l’espère, surtout !) pour ses magistrales qualités d’écriture. Récit poétique d’une infinie mélancolie, Les Shtisel, une famille à Jérusalem est une œuvre bouleversante où se mêlent la certitude de la perte d’un monde et la dévotion à un passé enfui. En cela, s’il faut lui trouver des ressemblances, on ira les chercher sur les rayonnages d’une bibliothèque. À « P », comme Proust. Et à « Z », comme Zweig.

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