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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Algérie - Philippe Labro : « J’ai tout appris là-bas »

Mobilisé à Paris en 1960, le journaliste intègre la rédaction du « Bled ». En 1961, il est affecté en Algérie. Commence la vie d’un « vrai » soldat.

Philippe Labro, 22 ans, est déjà ­journaliste à France-Soir. Il part faire ses classes à Montlhéry, dans l’Essonne. © Collection particulière">

La guerre, cela veut dire la mort. L'avez-vous côtoyée, tutoyée ?

Oui. À plusieurs reprises. Le jour de mon arrivée, quand on a tiré sur des femmes arabes rue Michelet. Quelques semaines plus tard, alors que je conduisais ma Peugeot 404 près d'une plage proche d'Alger, j'ai été pris en chasse par une voiture transportant deux hommes armés. Au mépris de ma vie, j'ai conduit comme un fou pendant plusieurs kilomètres pour regagner la cour du bâtiment sur les hauteurs de la ville qui abritait la radio France 5 dont je dirigeais la rédaction. Plus tard encore, l'un de mes copains, François, qui avait pris le parti des Algériens, a été assassiné sans que l'on sache par qui. Je suis allé le voir à la morgue alors que j'avais pris un pot avec lui trois jours plus tôt. Une autre fois aussi : j'étais avec d'autres soldats en patrouille dans un camion bâché. Celui-ci a été criblé de balles tirées d'un immeuble. Le maréchal des logis, qui nous commandait et que l'on appelait Margis Curieux, moi et quelques autres sommes montés dans le bâtiment et avons ouvert le feu sur nos assaillants. En vain.

Avez-vous été en situation de donner la mort ?

Une seule fois. Un soir, alors que je quittais la radio pour regagner la chambre où je dormais, j'ai vu qu'une ombre me suivait. J'ai fait usage de mon Beretta sans toucher la personne qui m'avait pris en filature.

On a coutume de dire qu'on n'en a jamais fini avec l'Algérie…

C'est rigoureusement vrai. Deux exemples. Quelques années après être revenu à Paris, un homme encore jeune me dévisage dans un restaurant et vient me voir à la fin du dîner. « Je vous ai eu dans ma ligne de mire », me dit-il. Je découvre qu'il est un ancien de l'OAS. Ce pied-noir d'origine corse venait de sortir de Fresnes, où il avait purgé une peine de quatre ans, et il me raconte que j'étais assis à une table de l'hôtel Saint-George, sur les hauteurs d'Alger, nous déjeunions sous un palmier, et qu'il m'avait au bout de son fusil… Il décrit la personne qui était alors à côté de moi, Antoine Veil, envoyé par le gouvernement. Je lui ai demandé pourquoi il n'avait pas tiré. Sa réponse : « Les feuilles d'un palmier, ça bouge… » Autre souvenir qui revient régulièrement à la surface : celui des odeurs, des couleurs ou des noms des plages algéroises – Pointe-Pescade, Surcouf, cap Caxine, La Vigie, La Madrague, Aïn Taya… En y pensant, je suis envahi par une sensation de nostalgie, de plaisirs disparus, d'instants éphémères que l'on croyait pouvoir voler à la violence quotidienne.

Êtes-vous retourné après 1962 en Algérie ?

Non. Je n'ai jamais voulu. Il me reste une légende et des souvenirs. Journaliste et écrivain mû par la curiosité, je devrais faire ce voyage, mais je n'en ai jamais eu l'envie, ou le courage, ou la volonté. Quoi qu'il arrive, au moins une fois par semaine, je pense à cette période, à ce pays, à cette guerre de conscrits. Pas sous la forme d'un cauchemar, mais un peu comme l'a chanté Claude François : « J'y pense et puis j'oublie. » Me reviennent des flashs de bonheur, la couleur de l'eau, le goût d'un sandwich à la sardine, la saveur de l'anisette et une jolie fille qui travaillait avec nous et dont j'étais vaguement amoureux.

Soixante ans plus tard, l'Algérie reste pour beaucoup une question sans réponse. Et vous, avez-vous encore une interrogation restée lettre morte ?

Oui. Je pense souvent à ces hélicoptères qui décollaient le matin près de Philippeville [actuelle Skidda, NDLR]. Au-dessus de la Méditerranée, on ouvrait la porte pour y précipiter un fellaga. Aux côtés du pilote, sans doute un soldat professionnel, voire un officier, se tenait un deuxième classe, un bidasse, un Max, un copain peut-être. Que faisait-il, lui ? A-t-il vu tomber le fellaga dans la mer ? L'a-t-il poussé ? Qu'en pensait-il à l'époque ? Et vingt ans plus tard ? Et maintenant ? Comment voulez-vous que cela ne marque pas une vie ? La leur, bien entendu, mais même la mienne… Pour moi, ces feux sont restés mal éteints. Quant aux feuilles des palmiers, elles bougent toujours.

Philippe Labro, journaliste, écrivain et réalisateur, a consacré son deuxième roman, Des feux mal éteints (Gallimard, 1967), à la guerre d'Algérie. Il est l'un des auteurs de « Nos mémoires d'Algérie » (L'Obs, 28 janvier 2021).

 

 

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