31 Décembre 2023
Notre ami, qui animait « le Masque et la Plume » depuis 1989 sur France-Inter, passe la main… mais il reste chroniqueur à « l’Obs ».
Trente-quatre ans que sa voix se posait sur les notes de « la Fileuse » de Mendelssohn pour annoncer « le masque… et la plume », toujours avec la même gourmandise, promesse de joutes pleines d’éclat et de mauvaise foi entre critiques. A la fois chef d’orchestre et de troupe, Jérôme Garcin en était venu à incarner l’émission de France-Inter, doyenne de la radio publique, qui rassemble en moyenne 700 000 auditeurs chaque dimanche soir, et 2,7 millions en comptant les autres diffusions et podcasts. A 67 ans, il a décidé de céder son micro, et Rebecca Manzoni va lui succéder. Sa dernière émission, qui promet d’être culte, sera diffusée le 31 décembre.
Il n’y a pas que la radio, dans sa vie. Notre ami Jérôme est d’abord un grand chef à plume : un homme de l’écrit, où son style fait des étincelles que beaucoup lui envient, et là aussi un meneur. Passé par « les Nouvelles littéraires », « l’Evénement du jeudi » et « l’Express », il est entré au « Nouvel Observateur » en 1996 pour y diriger, d’une main de maître, sur le pont sept jours sur sept, un service Culture dont chaque membre sait ce qu’il lui doit. A commencer par son adjointe Sophie Grassin, qui occupera son poste à partir du 1er janvier.
Cet homme pressé a commencé à publier presque tard, à 38 ans, pour célébrer l’écrivain Jean Prévost, qui fut tué dans le maquis du Vercors. Son œuvre compte une bonne vingtaine de titres. Il y admire ses héros, de Barbara à Bartabas en passant par le résistant aveugle Jacques Lusseyran. Mais ce grand pudique y livre aussi de bouleversantes confidences, comme lorsqu’il évoque les morts brutales de son père (« la Chute de cheval ») ou de son frère jumeau (« Olivier »).
Il en a reçu (dont le prix des Deux Magots pour « le Dernier Hiver du Cid » en 2020). Il en a donné, comme membre du jury Décembre puis du Renaudot. En 2020, il démissionne. L’affaire Matzneff, lancée par « le Consentement », de Vanessa Springora, a jeté une lumière peu flatteuse sur le Renaudot, qui avait récompensé en 2013 l’écrivain accusé de viols sur mineurs. « Je ne pars pas seulement en raison de l’affaire Springora, mais aussi pour les vices de forme qu’elle a révélés », déclare alors Jérôme.
Gérard Philipe tient une place à part dans son panthéon : Jérôme, qui lui a consacré un livre poignant, a hérité de son « élitisme pour tous » et épousé sa fille, la comédienne Anne-Marie Philipe. Le clan soudé qu’il forme avec elle, leurs trois enfants et leurs petits-enfants, ne doit pas être fâché de le voir enfin travailler un peu moins.
Sa base arrière est le Pays d’Auge, en Normandie. Où ses plus grands bonheurs sont, dans le désordre : écrire ses livres, à la main comme son cher Stendhal ; faire ses courses à Pont-l’Evêque ; aller galoper sur la plage de Trouville (où la mairie a donné son nom à un banc).
Dites devant lui qu’un cheval a des pattes, et il saura vous faire sentir que vous êtes un âne. Parlez-lui de piaffer ou d’épaule en dedans, et vous l’entendrez hennir de plaisir. Il a trouvé sa morale dans l’art équestre, qui vaut bien des philosophies : « En avant, calme et droit. »
Elégant est un adjectif qui revient souvent à son sujet. Elégance vestimentaire d’abord : costumes sobres, chemises rayées et mocassins. So British. Chic même lorsqu’il coiffe l’antique perruque blonde qui hante le service Culture de « l’Obs ». Mais s’il a consacré sa maîtrise à Kierkegaard, il ne se comporte jamais en séducteur sans scrupule, et là réside sa véritable élégance, dans l’attention et la liberté qu’il accorde à celles et ceux qui l’entourent.
Ne pas se fier à son allure parfois altière : dans « Mes fragiles » (2023), Jérôme évoque les disparitions récentes de sa mère et de son frère Laurent, lance l’alerte sur la maladie génétique dont il est porteur (le syndrome de l’X fragile), et plaide pour une libération de la parole chez les cabossés de la vie.
Il lâche le micro du « Masque » et renonce à cornaquer les plumes de nos pages Culture, mais l’ennui ne sera jamais son métier. Jérôme tiendra désormais dans « l’Obs », chaque semaine, un « bloc-notes » où il évoquera ce qu’il a lu, vu, visité. Et continuera d’animer, pour nos abonnés, des projections en avant-première de films qu’il a aimés. Merci, chef.