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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Les mille vies de Charles de Foucauld, canonisé par le pape François : héritier débauché, officier, explorateur, prêtre

Aventurier au Maroc puis religieux en Algérie, cet ancien officier doit être canonisé dimanche. Récit d’un parcours hors normes et des controverses qui l’entourent.

Marcel Jouhandeau (1888-1979) écrivait que notre façon d’entrer dans la vie nous désigne « comme une âme élégante ou un sagouin, comme un élu ou un damné ». Les débuts du vicomte Charles-Eugène de Foucauld (1858-1916), qui doit être canonisé dimanche 15 mai, le signaleraient plutôt dans la seconde catégorie.

Lorsqu’il se lance dans la carrière, jeune officier de Saint-Cyr, promu à Saumur puis en garnison à Pont-à-Mousson, il bamboche sans discontinuer. Il dilapide sa fortune fraîchement héritée en banquets et en orgies. Il bâfre tant que son uniforme explose. A l’armée, on l’appelle le « Gros Foucauld ». Il avoue d’ailleurs « dormir longtemps, manger beaucoup et penser peu ».

Un temps, sa famille lui trouve des excuses : il a perdu sa mère à 5 ans, son père à 6 ans, et son grand-père maternel, qui l’a élevé, à 20 ans. On objectera qu’il a eu des consolations : « l’atmosphère d’amour » et les indulgences dont ce grand-père maternel, le colonel de Morlet, a entouré son enfance et sa jeunesse ; la tendresse de sa petite sœur Marie-Inès, celle de sa cousine Marie Moitessier ; enfin, la fortune qu’il reçoit à la mort dudit grand-père.

Ce n’est d’ailleurs pas l’esprit de révolte qui fait rouler Charles sur la mauvaise pente. Il est conscient de sa classe, de ses origines. Très tôt, on lui a appris la devise de la famille, « Jamais arrière ». On lui a enseigné qu’un ancêtre est mort lors de la croisade menée par Saint-Louis. Un autre, abbé de Solignac, a été assassiné avec les cent quatre-vingt-dix martyrs des Carmes en 1792.

Vie dissolue et conduite scandaleuse

Ce qui entraîne le jeune officier des hussards à une vie dissolue, c’est l’ennui. C’est son être d’alors, « tout égoïsme, tout vanité, tout impiété, tout désir du mal ». Ses folles libéralités pour ses amis, ses quelques foucades de potache ne dissipent pas sa paresse de vivre. S’il a perdu la foi au lycée, l’année de sa première communion, convaincu par les saillies féroces et antichrétiennes de Lucien de Samosate (v. 120-v. 180) – « Je demeurai sans rien nier et sans rien croire, désespérant de la vérité, et ne croyant même pas en Dieu, aucune preuve ne me paraissant assez évidente » –, il lui reste néanmoins le sens du devoir, si ce n’est envers lui-même, du moins envers la patrie.

Il a 12 ans lorsque la France perd l’Alsace, obligeant sa famille originaire de Strasbourg à déménager à Nancy. Une autre façon d’être orphelin. Aussi, lorsqu’il apprend le départ de son régiment pour mater, en Tunisie, quelques tribus insoumises, Foucauld – qui avait été mis en « non activité » pour conduite scandaleuse – demande sa réintégration. C’est en Algérie qu’il est finalement envoyé lutter contre une insurrection. Là, l’officier sauve l’homme. Sur les hauts plateaux, il fait des merveilles, manifeste un don du commandement sans faille, une proximité avec ses hommes, du courage et de l’audace.

De retour en France et à la vie de garnison, l’ennui de nouveau l’assaille. Mais il connaît désormais l’antidote – la beauté des paysages africains, la simplicité des indigènes, l’adrénaline de l’action, la satisfaction de se savoir utile. Le 28 janvier 1882, il présente sa démission. Foucauld sera donc explorateur. Il s’y prépare. Il étudie l’arabe, apprend à se serrer la ceinture – sa famille l’a mis sous curatelle. Il part enfin.

Il a 24 ans lorsqu’il débarque à Alger, où on lui souffle l’idée d’une belle aventure – explorer le royaume du Maroc toujours inviolé, interdit aux chrétiens. La mission est dangereuse à souhait – la IIIe République a des vues sur ce royaume idéalement situé sur la carte africaine. Le 10 juin 1883, le vicomte débarque à Tanger sous le pseudonyme de Joseph Aleman, déguisé en marchand juif, et en compagnie du rabbin Mardochée Aby Serour (1826-1886), collaborateur de l’auguste Société de géographie.

Au Maroc, qu’il cartographie, il change plus que de vie, de mœurs. Lever tôt. Frugalité. Travail rigoureux dans les prises de notes et la nuit… ah les nuits passées à la belle étoile, les marches, les rencontres avec les pèlerins de retour de La Mecque ! Il mue. Sous le ciel brutalement bleu qu’entrouvre l’appel du muezzin, le corset de son nihilisme se défait. La foi entière, l’abandon à la volonté de Dieu des musulmans l’ébranlent.

Une conversion radicale

Lorsqu’il rentre en France, son triomphe est total. Ses travaux, ressaisis dans son livre Reconnaissance au Maroc (1883-1884) (1888), sont applaudis par la Société de géographie, qui tient son héros, et lui, par le Tout-Paris. Et comme il a changé, Foucauld ! Si maigre qu’on a peine à le reconnaître. Si adouci – ne finit-il pas par prier Dieu auquel il ne croit pas : « Si Vous existez, faites-le moi connaître » ? Il rencontre l’abbé Huvelin en son église de Saint-Augustin de Paris, le 17 janvier 1890. « Mettez-vous à genoux. Confessez-vous. Vous croirez », ordonne l’abbé. Alors, obligé par une force incontrôlable, l’ex-officier, l’aventurier explorateur géographe, le vicomte Charles de Foucauld obéit.

Sa conversion est immédiate et totale. Avec la même radicalité mise à se perdre, Charles de Foucauld se donne à Jésus. Il veut une pauvreté jusqu’à l’os. Une humilité jusqu’à l’anéantissement. Un don à l’autre mais un autre difficile d’accès, coupé des Evangiles. Il veut approcher, jusqu’à la toucher, « cette dernière place » qu’a choisie le Christ. Il a maintenant la démarche d’un saint : un désir de la « totalité ».

C’est finalement ordonné prêtre – au séminaire de Viviers (Ardèche), le 9 juin 1900, et sous le nom de Charles de Jésus – qu’il entrevoit la forme précise de sa vocation. Fonder un ordre d’Ermites du Sacré-Cœur, résolus à s’enfouir dans les terres oubliées par les prêtres, pour y faire rayonner l’amour enseigné par le Christ – l’amour du plus petit d’entre tous. Il dessine jusqu’à leur tenue – une aube blanche peinte d’un cœur rouge surmonté d’une croix. Elle sera, jusqu’à la fin, son uniforme. « Pour l’extension du saint Evangile : je suis prêt à aller au bout du monde et à y vivre jusqu’au jugement dernier. »

Il finit par choisir Tamanrasset (Algérie), village de vingt feux au milieu du peuple touareg, pour y vivre l’imitation de la vie cachée de Jésus, telle qu’à Nazareth, une vie faite d’incognito, de travail et de dévouement. C’est le cœur de sa vision : « La mesure de l’imitation est celle de l’amour. » Il veut rendre Jésus présent aux confins du désert, le faire rayonner par son exemple et par l’Eucharistie.

Un « marabout blanc » chez les Touaregs

En vérité, c’est lui-même que Charles de Foucauld achèvera de convertir chez les Touaregs. Il connaît là le retournement profond qui entraînera ceux qui, après sa mort, marcheront dans ses pas. Il est arrivé, convaincu que les indigènes ont besoin de lui, et les musulmans de la parole du Christ.

Certes, il écoute les Touaregs, rédige le dictionnaire de leur langue, collecte leurs chants et leurs poèmes. Certes, il se veut le frère universel de tous les hommes. Certes, il devient le « marabout blanc ». Mais s’il donne, il ne sait pas encore recevoir. Et quels que soient son inépuisable exemple de charité et d’amour et son ascèse radicale, Foucauld reste tout empreint de l’idée d’action civilisatrice de la France, qu’il veut aider à réaliser une union évangélique et fraternelle des peuples de son Empire.

Or, un jour, il tombe gravement malade. Le scorbut. Seul, isolé – aucun religieux n’est venu le rejoindre pour l’aider dans son œuvre – et épuisé – il a distribué tous ses vivres –, il se croit abandonné de ses voisins, dont aucun ne s’est converti. Et pourtant, malgré la famine, on va lui chercher « toutes les chèvres ayant un peu de lait dans cette terrible sécheresse, à quatre kilomètres à la ronde ». Et lui, qui se considérait comme un père selon la vision de saint Paul, devant donner et non recevoir, déterminé à « ne rien accepter », apprend à laisser les autres entrer dans sa vie, à avoir l’humilité de recevoir.

Guéri, il écrit alors : « Plus je vais, plus je crois qu’il n’y a pas lieu de chercher à faire des conversions isolées pour le moment. » Puis : « Je désire que les Touareg aient une place au paradis. Je suis certain que le Bon Dieu accueillera au Ciel ceux qui furent bons et honnêtes, sans qu’il soit besoin d’être catholique romain. » Telle est l’ultime conversion du Père de Foucauld : la reconnaissance d’autres voies de salut et l’ultime charité qui est la gratitude.

Elle le portera jusqu’à ce 1er décembre 1916, lorsqu’un raid de Sénoussites armés par l’Allemagne tente de le prendre en otage. Le père de Foucauld a juste le temps de murmurer : « Père, entre vos mains, je remets mon esprit. » Affolé, l’adolescent qui l’a ligoté lui tire une balle dans la tête. « Comme le grain de l’Evangile, venait d’écrire le frère universel, je dois pourrir en terre, dans le Sahara, pour préparer les moissons futures. Telle est ma vocation. »

 

 

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