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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Michel-Ange d'Andreï Konchalovsky...

Le dernier film d’Andreï Konchalovsky est une œuvre qui aspire indéniablement à la monumentalité. Pour dresser le portrait du maestro, Michel-Ange, le film opère une mise en abyme de la quête artistique, celle qui mène à la réalisation du chef-d’œuvre. Une notion qui renvoie moins ici à l’idée d’une œuvre majeure et capitale qu’au sens que lui donnent encore les cercles de compagnonnage : un labeur nécessitant la démonstration du plus grand savoir-faire technique et artistique.

La démesure du projet s’incarne toute entière dans les séquences des carrières de Carrare. Michel-Ange, auréolé de gloire pour ses fresques de la chapelle Sixtine, vient commander le marbre nécessaire à la réalisation d’un ensemble de statues pour le tombeau du pape Jules II, son principal mécène. Un bloc de marbre colossal, le plus gros jamais extrait d’un seul tenant, retient vite son attention. « Il mostro », ce monstre d’un blanc éclatant, matérialise son obsession pour le gigantesque et devient le symbole de sa déraison, mais aussi de son pouvoir : pour satisfaire son caprice, il met en jeu la vie des ouvriers, sa réputation (et sa sécurité) auprès de ses commanditaires. Konchalovsky succombe à la même tentation en mettant en scène la descente du bloc de la carrière jusqu’au bas de la montagne. Avec cette séquence d’une tension inouïe, reposant sur le vertige induit par ce splendide décor naturel et la pesanteur du bloc qui menace à chaque instant d’écraser des hommes si petits et si fragiles, Konchalovsky livre un moment de bravoure cinématographique dont l’ampleur évoque la séquence de la cloche d’Andreï Roublev, dont il fut le scénariste. Mais si Tarkovski recourait à des centaines de figurants pour faire l’éloge du travail collectif, Konchalovsky en fait la métaphore du vice qui ronge l’âme de Michel-Ange. Chez lui, le génie artistique se couple d’individualisme, d’orgueil et de cynisme. Une position que le cinéaste de 83 ans expose sans en faire l’éloge : celui à qui il a été reproché de faire prévaloir ses conceptions théoriques du cinéma au détriment de son approche psychologique et morale (cf. notre critique de Paradis) trouve en l’occurrence un sujet humain à la mesure de sa mégalomanie : lui-même. Michel-Ange apparaît comme le double de Konchalovsky autant qu’il incarne une idée universelle et intemporelle du génie artistique.

Mostro

La séquence qui ouvre et conclut le film, un dialogue entre Michel Ange et lui-même sur une route toscane, borne le récit d’une rumination de l’artiste sur ce qui entrave son génie créatif : l’argent, la politique et son manque d’indépendance. La chronologie du récit, un peu flottante, s’étale sur une vingtaine d’années, balisées justement par l’évolution de son rapport à ses mécènes. Sous la protection du pape Jules II, membre de la famille Della Rovere, Michel-Ange navigue périlleusement au gré des changements de pouvoir et de l’ascension de la famille Médicis, pour satisfaire ses désirs de grandeur artistique et de richesse. Cela ne va pas sans résonner avec la trajectoire de Konchalovsky, qui dû quitter l’URSS à la fin des années 1970 pour aller faire des films à Hollywood avant de revenir en Russie quelques années plus tard, non sans difficultés. Réaliser aujourd’hui un film d’une telle ampleur sous le patronage du « Ministère de l’information russe », tout en se montrant aussi critique vis-à-vis du pouvoir de Poutine, constitue en soi un acte d’orgueil égal au mostro de Michel-Ange.

Mais le cinéaste ne s’épargne pas. Son Michel-Ange est un être fou, avide et lâche, dont la trajectoire fraie avec l’œuvre du diable. Il dit oui à tous, ment à tous, trahit tout le temps. L’acteur que Konchalovsky a choisi pour incarner Michel Ange, Alberto Testone, joue à merveille cet air illuminé et bestial qui saisit l’artiste quand se présente une opportunité de satisfaire son appétit. Le film dans son ensemble est imprégné d’une douce folie et d’une légère abstraction, créée par le jeu excessif des acteurs et une mise en scène outrancière (notamment dans la séquence du repas de famille au début ou celle de la beuverie dans une taverne de Carrare, où chacun se laisse aller à crier, pleurer, se battre, dans une cohue un peu surjouée) sans pour autant sacrifier à la ligne claire du récit. Michel-Ange se retrouve de plus en plus contraint mais s’en sort toujours ; tous ses vices et « péchés » ne suffisent pas à ébranler la protection que lui confère son talent supérieur.

Konchalovsky construit ainsi un anti-biopic, en cela qu’il ne repose pas sur un storytelling destiné à glorifier une œuvre par des procédés emphatiques (les blessures de la vie, les fragilités, les contraintes extérieures qui empêchent la création, etc.). Le génie de Michel-Ange est acté et su de tous : les photos de ses œuvres montées en parallèle de la dernière séquence sont là pour le rappeler au spectateur. Ce qui intéresse davantage le cinéaste est de resituer ce génie monstrueux dans son époque, de montrer que son talent constitue un pouvoir en soi, à même d’éclairer en partie cette période de la Renaissance.

Sale

La reconstitution de la Toscane au XVIe siècle n’est jamais une simple toile de fond, mais fait corps avec la narration. La présence du diable (dans un mouvement de rideau, dans les cauchemars éveillés qu’éprouve Michel-Ange, dans l’angoissante attaque de chiens sauvages) traduit autant l’état d’esprit du personnage principal qu’elle témoigne d’une réalité historique : la crainte de la présence démoniaque est ancrée dans la société et la culture du siècle, perçue dans la crasse, la puanteur et, de plus en plus, dans le corps féminin qui obsède les artistes de la Renaissance[1]. En télescopant un certain vérisme (acteurs amateurs, décor naturel) avec une attention du détail (la scène de l’enterrement, les pots de chambres déversés des fenêtres, etc.), le cinéaste réussi le tour de force de « reconstituer la vie affective d’autrefois », pour reprendre le mantra de l’historien du sensible Lucien Febvre. De sa reconstitution émane une odeur putride qui rend les visions de Michel-Ange aussi splendides que sidérantes. Dans une séquence magistrale, l’artiste se réveille au milieu de la nuit et, guidé par le souvenir d’une jeune femme dont il avait remarqué la beauté virginale quelques jours plus tôt, retrouve celle-ci affairée avec un homme dans le secret d’une charrette. Michel-Ange s’approche, observe, avant de prendre finalement la main pendante de la jeune femme, comme happé par la beauté de sa gestuelle. Une image saisissante qui résume le projet du film, et peut-être la posture de son auteur, dont il n’est pas interdit de débattre : qu’importent la saleté de l’époque et les compromissions, la beauté se trouve partout et le devoir de l’artiste est de la révéler.

 

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