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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

18 mars 1942. Le train de la honte...

Viviane Romance, Danielle Darrieux, Suzy Delair, Junie Astor.

 

Le 18 mars 1942 commence pour Junie Astor, Danielle Darrieux, René Dary, Suzy Delair, Albert Préjean et Viviane Romance un voyage vers Berlin, qui se poursuit à Vienne et Munich.

Le parcours est jalonné de visites dans les hauts lieux du cinéma de l’Allemagne nazie : Cité du cinéma de la prestigieuse firme UFA de Babelsberg, à Potsdam, studios de la Wien-Films et de Bavaria-Films.

Il est aussi marqué par une rencontre avec les ouvriers et les prisonniers français qui travaillent dans ces studios.

Alors que la « Relève » est en passe d’être instaurée, cette visite n’a rien d’anodin sur le plan symbolique : c’est un signal fort donné à l’opinion qui attend des nouvelles de ses prisonniers de guerre et un encouragement pour des ouvriers volontaires. 

L’organisation d’un tel voyage est une exception dans les milieux cinématographiques français.

On en doit l’initiative aux trois piliers de la propagande allemande en France : l’Institut allemand, l’Ambassade et les services de propagande en France qui dépendent directement du Ministère de la Propagande à Berlin.

La collaboration d’Alfred Greven, directeur de la Continental Film, dont un des films, Premier rendez-vous, est présenté pour l’occasion à Berlin lors d’une première au Marmorhaus Palace, en présence de sa grande vedette, Danielle Darrieux.

Le voyage organisé, à y voir de plus près, fut surtout le résultat d’un compromis entre les exigences du Dr Otto Dietrich, chef de la presse du Reich et des responsables allemands en France, notamment de Greven, qui fournit trois de ses artistes à l’opération.

Le groupe sélectionné inclut en effet trois vedettes de la Continental Film : Danielle Darrieux et Albert Préjean au premier chef, et Suzy Delair, nouvelle venue.

Les trois autres, René Dary, Junie Astor et Viviane Romance, semblent précisément choisis parce qu’ils ne figurent pas au catalogue de la firme trop ouvertement allemande pour une majorité de Français.

Le voyage n’est par conséquent pas celui de vedettes qui travaillent déjà pour l’Occupant mais bien celui des vedettes du cinéma français, qu’elles représentent. Le rejet potentiel de l’opinion est pris en compte dès la constitution du groupe, qui se veut rassurant pour le public.

Populaires et appréciées, françaises, non compromises par des relations trop connues avec les allemands, ces six vedettes doivent renvoyer l’image policée et positive d’une collaboration culturelle tout à fait banale, qui renoue avec les échanges d’avant-guerre entre les deux puissances cinématographiques européennes.

 

La diffusion structurée d’une propagande

Le voyage est évidemment envisagé pour l’impact attendu sur l’opinion : on peut penser, à en juger par ce qu’en rapportent les médias les plus répandus (actualités cinématographiques, radio, grands quotidiens, magazines illustrés), qu’une telle information laisse dans l’opinion publique un souvenir plus marquant que la sortie du dernier ouvrage de Déat ou le prochain discours de Doriot.

C’est pour cette raison que dès la préparation est conçue la diffusion par les médias de l’époque. Le directeur de l’hebdomadaire Ciné-Mondial, Pierre Heuzé, en est ainsi partie prenante. Il livre son compte-rendu du voyage dans son magazine en l’étalant en double page sur 9 numéros, du 10 avril au 12 juin 194210 : l’écho porte donc bien au-delà de la fin du séjour.

 

Cependant, les actualités filmées ont bien la primauté — y compris par rapport à la presse quotidienne — de la transmission de cette propagande. Elles semblent être les premières à rendre compte de l’événement pendant son déroulement.

On constate alors que la presse, généraliste et spécialisée, prend le relais de cette information : Ciné-Mondial de façon extensive et exhaustive, le reste de la presse se contentant de dépêches des agences de presse officielles, à l’exception d’un titre du groupe de Jean Luchaire, patron de presse collaborationniste et père de l’actrice Corinne Luchaire, associé à la promotion du voyage.

 

La propagande du voyage fait apparaître une hiérarchie des médias en fonction du pouvoir d’influence sur l’opinion qui leur est reconnu par le pouvoir politique et militaire.

Les actualités cinématographiques sont privilégiées dans la mesure où elles atteignent un plus large public que la presse, public d’autant plus réceptif dans le cas présent puisqu’il voit dans ces journaux d’actualités les mêmes « acteurs » que ceux qu’il a déjà l’habitude de retrouver dans le contexte de la salle de cinéma.

Il faut toutefois souligner un point important : de ce voyage, nul compte-rendu, nul entrefilet ne figure dans la presse basée de l’autre côté de la ligne de démarcation, pas même dans la presse cinématographique. Nous n’avons pas pu vérifier s’il en était de même dans le Pathé Journal de Vichy — dans tous les cas, les images qui pourraient y être utilisées seraient nécessairement celles des Actualités mondiales.

 

Les particularités du récit des Actualités mondiales

Seuls le début et la fin du séjour sont exploités dans la relation de l’événement par les actualités filmées. Au départ du train gare de l’Est, on fait ainsi le portrait de chaque vedette. On s’attarde sur chaque visage et sur la camaraderie dans laquelle s’effectue le voyage. Ces images de convivialité viennent renforcer le commentaire, qui insiste sur les « camarades des studios de Vienne, de Munich et de Berlin ». On voit également les photographes présents sur le départ.

La deuxième bande, à Vienne, égrène également la liste des artistes, mais cette fois, les artistes ne sont pas montrés successivement et on détourne l’image vers les monuments de la capitale autrichienne. Le commentaire est en effet devenu mensonger : tous les artistes ne sont plus présents.

Il faut cependant faire croire que Danielle Darrieux fait encore partie du voyage, alors que celle-ci a quitté le groupe après Berlin. Un visionnage attentif permet de se rendre compte de son absence, mais ne correspond pas à ce que faisaient les spectateurs en salle, qui voyaient vite défiler cette courte partie du journal. Évoquer son abandon eut été un aveu d’échec pour les organisateurs, Danielle Darrieux étant la principale figure mise en valeur par la propagande.

Le voyage de propagande des vedettes de l’écran reste un point fort des opérations de propagande de la période. Il fut aussi un moyen de donner plus de vigueur au discours sur la régénération du cinéma français dont Premier rendez-vous est le symbole, un cinéma moralisé, en phase avec les idées de la Révolution nationale.

Si un deuxième voyage fut projeté, celui de mars 1942 resta cependant le seul réalisé. Plusieurs explications peuvent être avancées : les circonstances moins favorables dues au déroulement de la guerre, l’échec d’une réelle collaboration des vedettes du cinéma français, les réticences dont celles-ci firent preuve au cours du voyage, enfin l’accueil réservé à l’événement par l’opinion française au premier voyage (indifférence, désapprobation ?) ont vraisemblablement détourné les autorités d’organiser une seconde expédition.

 

D'après l'article de Claire Daniélou.

Conservatrice des bibliothèques, responsable du département de l'iconographie de la BHVP.

"Rendez-Vous d'étoiles à Berlin" dans les actualités filmées de mars 1942.

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M
Merci pour vos articles. Merci pour ces rappels précis, documentés. Concernant la réception de ce voyage, j'ai des souvenirs précis de mes grands parents parlant avec un total mépris de Darrieux, Romance, Delair ou Préjean. Des collabos. Point barre. Et 30 ans après, ils n'avaient pas oublié ce voyage, cette exposition médiatique et ne pardonnaient rien - ni à eux, ni à Maurice Chevalier, Suzy Solidor ou tant d'autres collaborateurs artistiques.
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