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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Le 15 avril 1857 parait "Madame Bovary" de Flaubert.

Madame Bovary racontée par son manuscrit

Toute sa vie, Flaubert restera l'homme de ce premier roman. Lui qui ne désirait être reconnu que pour son art, regrette ce succès de scandale. Autoproclamé "homme-plume", il dit vouloir être enterré avec ses manuscrits, dont 'Madame Bovary' : 4 500 pages de corrections, en quête du mot juste.

C’est la grande œuvre d’un génie de la littérature, l’histoire d’une femme qui rêve d’une autre vie. Tant adaptée au cinéma, à la télévision, en BD depuis 1857, alors qu’elle scandalisa à sa sortie au point d’être traînée en justice pour immoralité et obscénité. Flaubert passa près de cinq ans à l’écrire, et restera toute sa vie l’homme de ce premier roman… Et pourtant non, il n’aurait jamais prononcé la célèbre phrase, si souvent citée dans les dissertations, "Madame Bovary", c’est moi”. 

Une vieille histoire

Flaubert a 30 ans quand il commence à rédiger le “scénario” d’un roman qu’il appelle d’emblée Madame Bovary. Yvan Leclerc, professeur de littérature française, éditeur du manuscrit intégral de Madame Bovary sur le web : "Son prénom disparaît. Elle est désignée par le nom d’un autre qu’elle déteste. Le titre Madame Bovary dit l’aliénation d’une femme du XIXe siècle dans le mariage." 

Pendant trois mois, Flaubert programme chaque étape du récit : de l’enfance au mariage, de l’adultère à la mort. Dans la Normandie des années 1830, chaque personnage est campé, nommé. En termes crus, il planifie déjà les aventures érotiques de Marie, qui devient vite Emma. Yvan Leclerc : "Madame Bovary, c’est une mécanique de précision qui réserve toujours des surprises à la lecture. Flaubert l’a construit comme un jeu d’échos, du début à la fin. Il programme immédiatement le destin de ses personnages, dès la première apparition."

A 16 ans, Flaubert avait déjà écrit l’histoire d’une femme insatisfaite, si tiraillée entre idéal et sensualité qu’elle se tue avec du poison. Cette nouvelle variation autour de Don Juan, il en a l’idée en revenant d’Istanbul. Il l’écrit à un ami resté à Rouen, comme l'explique Yvan Leclerc : "Flaubert écrit : “Je pense à une histoire qui se passerait en province”, donc il a déjà l’idée d’un lieu précis, “et d’une jeune femme, qui mourrait vierge et mystique” dit-il, “après être arrivée au terme de la passion rêvée.” Si Flaubert l'imagine brune, ce n'est pas un hasard, elle a, pour lui, une origine orientale. Et elle rêve évidemment de quitter sa Normandie." Flaubert s’inspire aussi d’un fait divers local pour le canevas historique.

La quête du mot juste et musical

Puis il commence le travail de la phrase, du mot juste. On en a gardé toutes les traces : 4 500 pages, avec certains passages repris 50 fois. Car Madame Bovary est d’abord un iceberg, avec 10% seulement de mots qui ont émergé d’un colossal travail de réécriture, d'une quête stylistique. Yvan Leclerc : "Ce qu’on voit d’abord, ce sont des ratures. Il y a en moyenne 10 pages raturées pour une page mise au net et imprimée. Jusqu’à présent, il a toujours écrit d’un seul jet. Quand il commence Madame Bovary_, il pense qu’en une année, il en viendra à bout. Puis il découvre progressivement qu’il a pris un parti compliqué, qui consiste à raconter une histoire banale, médiocre, mais dans un style artistique. Par ailleurs, il adopte ce procédé qu’on appelle le style indirect libre : il y a une sorte d’ambiguïté entre le point de vue interne du personnage et le point de vue externe du narrateur. C’est évidemment très très difficile à construire parce qu’on est sur une ligne de crête."_ 

Emma cherchait à savoir ce qu’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d'ivresse qui lui avaient parus si beaux dans les livres. Madame Bovary.

Les phrases soulignées révèlent cette inventivité géniale de Flaubert : son ironie vis-à-vis de ses personnages petits-bourgeois, médiocres. Il fait entendre le discours social, les idées reçues, mais en restant à distance, lui qui veut écrire “un livre sur rien”, donnant l’idée d’une couleur, celle “des moisissures de l’âme”. Il se dit “dévoré de comparaisons, comme on l’est de poux”, et rature, supprime des centaines de métaphores. Yvan Leclerc : "Je suis toujours frappé par le caractère extrêmement concret des comparaisons de Flaubert. Et ça, c’est une invention dans la littérature de l’époque. Également par son souci et son attention au détail, que ses contemporains relevaient déjà dans leurs comptes-rendus." 

Plongée dans la trivialité, sa phrase doit pourtant résonner, aussi musicale qu’un vers. Pour cela, Flaubert teste à voix haute son roman, le soumet à l’épreuve du “gueuloir”. Yvan Leclerc : "On le voit qui souligne dans son manuscrit les sonorités qui sont identiques. On a une trace écrite de cette pratique orale." 

Au-delà de l'autocensure 

Flaubert a 35 ans quand il prépublie ce premier roman en feuilleton dans une revue. Face aux censeurs, il impose qu’on restitue l’intégralité de son texte. De son procès pour “outrage à la morale”, Flaubert sort acquitté, mais blâmé pour son “réalisme vulgaire”. Le scandale en fait un phénomène de librairie. Il regrette le malentendu de ce succès, lui qui veut être admiré pour son art. Ses autres romans, Salammbô, L'Education sentimentale, seront lus à l’aune de Madame Bovary, ce qui l’agacera jusqu'à sa mort.

Autoproclamé “homme-plume”, Flaubert veut être enterré avec son manuscrit. Yvan Leclerc : "Flaubert dit qu’il voudrait être enterré avec tous ses manuscrits, comme un barbare ou un sauvage est enterré avec son cheval, disant que ce sont ses pauvres pages qui lui ont permis de traverser l’existence. Il a passé tellement de temps à écrire qu’il a fini par assimiler son corps à la masse de papier qu’il avait noircie." 

 

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