Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

« L’Apollonide, souvenirs de la maison close » : envoûtantes fleurs du mal de Bertrand Bonello...

 "Si nous ne brûlons pas, comment éclairer la nuit ?" 
Henri Michaud.

Avec ce film, le réalisateur fait d’un bordel en 1900 l’annonce des horreurs d’un siècle à venir.

[à voir pour 2,99 € sur Orange]


Ce pourrait être le nom d’un pays imaginaire, ou celui d’une utopie. L’Apollonide est en fait celui d’un bordel parisien du XIXe siècle, une maison close où le raffinement des filles, du décor, du mobilier, n’a d’équivalent que celui des fantasmes des clients : faire l’amour dans une baignoire pleine de champagne, écouter une jeune femme à la peau laiteuse vous parler de sexe en japonais, distiller un parfum de danger en lâchant une panthère entre les paravents… Pendant les deux heures que dure le film, on n’en sortira pratiquement pas. Entre les robes Jeanne Paquin, les parfums, les visionneuses de daguerréotypes, entre les corsets, les pipes d’opium, les bouddhas de jade, Bertrand Bonello vous installe dans le monde des filles de L’Apollonide, un monde à beauté vénéneuse tout droit sorti de ses rêveries.

Promenant sa caméra dans de longs plans-séquences, le cinéaste met en scène une fable terrible en deux volets, attachés respectivement à deux dates qui encadrent le basculement dans le XXe siècle : novembre 1899 et mars 1900. Cette fable, c’est l’histoire de "la Juive", surnom porté par une des prostituées de la maison, fille douce à la beauté bouleversante, secrètement habitée par l’espoir que son client favori lui demandera de l’épouser. Elle en a conçu un rêve étrange, dans lequel on la voit porter le même masque blanc que la jeune fille des Yeux sans visage de Georges Franju.

Dès les premières minutes, elle en fait le récit à celui qui l’a inspiré, creusant ainsi dans le film une béance fantastique. En retour, l’homme lui inflige un châtiment effroyable, deux coups de couteau qui transforment son sourire en une réplique parfaite de celle du Joker de Christophe Nolan, dans The Dark Knight.

Aussi provocant que passionnant, l’entrechoc de ces univers anachroniques est au cœur du projet de Bonello. L’Apollonide est un voyage dans l’imaginaire des artistes du XIXe siècle, mais organisé par le regard de ce cinéaste esthète qui a placé le sexe et la question du genre au cœur de son cinéma.

Ici, il semble plonger à l’intérieur d’un tableau d’époque (La Femme au perroquet, de Courbet, L’Olympia, de Manet, La Grande Odalisque, d’Ingres, au choix), sans pour autant donner l’impression de la reconstitution. Tout cela, et c’est la singularité du film, est mis en scène avec un point de vue rétrospectif, conscient des tempêtes du siècle qui s’annonçait.

La désagrégation d’un monde

Autour de la profanation du visage de la Juive, et du destin à peine moins sombre que partagent avec elles ses camarades, L’Apollonide raconte la désagrégation d’un monde. Or le film n’est pas empreint de la moindre nostalgie. Pas plus qu’il ne porte de jugement moral. Comme le cinéma porno dans Le Pornographe, la prostitution est ici un théâtre, un miroir tendu au monde pour mieux en révéler la splendeur en même temps que l’horreur. Au rythme des visites des grands bourgeois et des aristocrates qui fréquentent la maison, les rêves des filles révèlent leurs versants cauchemardesques. La déchéance à venir produit ses effets d’annonces au creux de leurs premières rides, la syphilis accomplit son œuvre hideuse… Victimes expiatoires émouvantes à en pleurer, ces jolies fleurs se fanent, elles ne tarderont pas à pourrir.

L’esprit baudelairien des Fleurs du mal est partout. Il s’insinue dans les moindres recoins, jusqu’à ce mot même, "L’Apollonide", dérivé du prénom d’Apollonie Sabatier, muse du poète qui lui a inspiré ces vers : "Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse/La honte, les remords, les sanglots, les ennuis/Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits/qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?/Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse ?" (Réversibilité). Le film est là, tout entier. Apollonie Sabatier est aussi celle à qui rêve le poète dans A celle qui est trop gaie, imaginant "châtier (s)a chair joyeuse", lui infliger "une blessure large et creuse", des "lèvres nouvelles/plus éclatantes et plus belles"

La beauté convulsive de L’Apollonide est celle du siècle qui vient. Les pulsations mortifères du XXe siècle s’insinuent depuis l’extérieur, par l’intermédiaire des clients. On les perçoit dans des bribes de conversation sur l’affaire Dreyfus, dans ce traité d’études anthropométriques où est écrit que les prostituées ont de tout petits cerveaux.

La poésie, son intemporelle fulgurance, est bel et bien le maître mot de cette œuvre, comme il l’était d’un autre grand film de bordel : Les Fleurs de Shanghaï (1998), du maître taïwanais Hou Hsiao-hsien. Prononcé avec un mélange de candeur et de fatalisme désespéré par une des filles, ce vers d’Henri Michaux fait courir des frissons dans le dos : "Si nous ne brûlons pas, comment éclairer la nuit ?" Dans le dialogue incessant que ces citations instaurent à la fois avec le décorum du XIXe siècle et avec ces actrices qui ne cherchent jamais à avoir l’air "d’époque", ce film en costumes puise une énergie fabuleusement moderne. Cette hétérogénéité, qui tient du manifeste artistique et politique, produit une dissonance qui confine au sublime.

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article