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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

20 Janvier 1920. Naissance du Maestro Federico Fellini.

Article paru dans Le Figaro Littéraire du 10 mars 1973.

Fellini: «On ne doit mettre des étiquettes que sur les valises»

—Si je n’avais pas «fait» le cinéaste, j’aurais voulu «faire» le magicien. Deux métiers, un même objectif: fournir des occasions de rêver librement. Pauvres hommes de 1973, bombardés par les idéologues de schémas, d’idées toutes faites! Finalement, ils ne ressentent la vie que par personne interposée; ils ne sont jamais en prise directe sur l’événement et ne le découvrent que dans l’interprétation des marxistes, des catholiques, des martyres, de la maman ou du papa. Moi, je n’ai pas de message à transmettre et j’estime malhonnête de prétendre inoculer une doctrine ou une espérance. Je refuse d’appartenir à un clan: on ne doit mettre des étiquettes que sur les valises.

Alors, direz-vous, Fellini réalise ses films pour le public et fait du cinéma commercial. Ce serait faux. Pour moi, comme pour tout le monde. Ce qu’on appelle cinéma commercial est en réalité l’œuvre de metteurs en scène qui projettent sur l’écran leur propre vulgarité. Le bel alibi, un film pour le public!... Le baiser au lépreux. Pareil altruisme ne pourrait venir que de saint François d’Assise.

Un instant la tempête s’apaise. Federico Fellini en profite pour maîtriser le béret qui danse sur son crâne. Il s’assied de biais devant son assiette, légèrement penché en avant, subitement silencieux. Un sourire interrogateur s’immobilise sur son visage. Il guette les réactions que suscite sa parole. Il veut surprendre, étonner, séduire. Il aime surtout dérouter. À un de ses biographes qui s’étonnait un jour de l’entendre décrire son enfance d’une façon fantaisiste. Il répondit: «Eh quoi! Je vous offre une version inédite de l’existence de Fellini et vous n’êtes pas content!»

Je ne suis pas un metteur en scène aristocratique, qui se borne à suivre les indications de son scénario. J’invente au fur et à mesure.

Federico Fellini

—Non, je ne suis pas saint François et je ne pense jamais à mes futurs spectateurs. En réalité, je prends ma caméra quand j’ai envie de raconter une histoire. Et il y a toujours une part autobiographique dans mes anecdotes. Chacun de mes films se rapporte à une saison de ma vie. J’en suis cette fois à la saison de la sagesse.

Mais l’éclat de rire qui ponctue le dernier mot ne laisse-t-il pas peser un doute?

—Il est vrai qu’il m’est aussi arrivé de tourner un film pour respecter un contrat. En l’occurrence, ce n’est pas le cas. D’ailleurs, s’il fallait uniquement se soumettre à ce genre d’obligations, mieux vaudrait ouvrir un magasin de cravates.

En ce mois de mars, Federico Fellini travaille dans des studios embusqués au fond d’un ravin qui jouxtent la via Flaminia à quelques kilomètres de Rome. Là, il a reconstitué les différentes pièces d’une maison qui abritera son épisode d’Amarcord:

—Mon titre vous semble énigmatique. Il ne s’agit pas d’une marque d’apéritif, mais d’une expression qui, en dialecte romain, s’écrit «A m’arcord» et signifie «Je me souviens». Encore un film de souvenirs, mais les miens mélangés à ceux des autres; le tout accommodé selon mon instinct. Car je ne suis pas un metteur en scène aristocratique, qui se borne à suivre les indications de son scénario. J’invente au fur et à mesure. Dans Roma, par exemple, la séquence de l’autoroute n’occupait que deux lignes du script. Elle est devenue un point fort de l’ouvrage. Je ne pourrai donc vous retracer les péripéties d’Amarcord avant que le film soit fini. Que puis-je vous en dire? Au début, j’avais pensé appeler cette production L’Homme envahi, ce qui était plus explicite encore en anglais. The profaned man. En bref, un portrait de l’homme totalement conditionné par l’information abusive.

L’actrice Magali Noël dans le film «Amarcord» de Federico Fellini en 1973.

Credit ©Rue des Archives / BCA/©Rue des Archives/BCA

Puis les choses ont changé. Il n’est plus question de développer une intrigue, mais bien de juxtaposer une série d’épisodes, un peu comme dans Roma. Pour prendre avec notre siècle une distance qui accroît l’objectivité de mon propos j’imagine qu’en l’an deux mille un rescapé de notre époque essaye d’expliquer son temps à un interlocuteur qui peut-être ne l’écoute même pas. Il tourne les pages de son aide-mémoire et tente de se rappeler ce qu’était une petite ville italienne dans les années 30. C’est là, si vous voulez, une réflexion sur ce que le monde va perdre s’il continue à tourner comme aujourd’hui. Il larguera du bon et du mauvais.

«Je peins les choses telles qu’elles sont ou ont été»

-Ce qui compte dans l’affaire, c’est le poste d’observation d’où je contemple le problème. Aucune attitude réactionnaire ou conservatrice de ma part. Je reste sur un plan humain et poétique.

Plus que Roma, l’attitude de Fellini dans cette affaire rappelle le Satyricon où, bien qu’évoquant l’antiquité romaine, il ne faisait pas d’archéologie, mais se postait à l’affût du siècle de Pétrone en reporter-poète venu d’une autre planète:

—Je peins les choses telles qu’elles sont ou ont été. Plus exactement, Je vous les rapporte telles que je les vois.

En effet, la présence fellinienne se matérialise toujours d’une façon ou de l’autre sur l’écran. Qu’on se rappelle Marcello Mastroianni, l’enquêteur de La Dolce Vita, le Moraldo des Vitelloni, l’Encolpe du Satyricon. Par leur intermédiaire, Fellini semblait prendre tout un monde en filature pour en découvrir la vérité. Sans doute sera-t-il moins visible dans Amarcord: un doigt qui tourne le feuillet d’un album ou appuie sur un déclic d’appareil photographique. Juste afin de noter l’affût attentif du chroniqueur.

Comment s’organise, dès lors, la vérité de Fellini?

—Très honnêtement. Mon matériau est uniquement constitué d’éléments authentiques que je modèle selon mon goût esthétique et qui se télescopent à l’intérieur d’un cadre étroit de l’écran. Leur force émotionnelle tient tout autant à leur réalité intrinsèque qu’à leur fusion et à leur traitement graphique. Amarcord sera un simple bavardage à propos d’une petite ville de Romagne.

Je déteste les acteurs qui viennent faire un numéro. Parfois je les engage pour le contraire de ce qu’ils croient être.

Federico Fellini

Selon la méthode que j’observe depuis toujours avec mon équipe, nous avons imaginé un certain nombre de séquences, dix-huit ou vingt, je crois, qui nous introduiront dans cet univers. Ensuite, nous avons choisi les interprètes. Vous savez que j’ai une prédilection pour les comédiens non professionnels. Avant La Dolce Vita, Anita Ekberg n’avait jamais été actrice. Elle ne l’a pas été depuis, à ma connaissance. Mais elle était une bombe de vitalité, elle est devenue le personnage de mon film.

Pour Amarcord, j’ai fait appel à deux vedettes du théâtre, Pupella Maggio, qui est célèbre en Italie, et Magali Noël, avec qui j’ai déjà tourné La Dolce Vita et Satyricon. Elle tiendra le rôle de Gradisca (traduisez «Goûtez si vous voulez»). Les autres, vous ne les connaissez pas. Il y a un petit bonhomme moustachu qui est mage dans le civil, et surtout Nando Orfei, directeur du cirque qui m’a permis de réaliser Les Clowns. C’est lui que vous voyez là-bas, en train de répéter une scène d’intérieur qui dégénérera en querelle de famille. Voilà quatre heures qu’il déjeune pour les besoins de l’action. Il a déjà mangé vingt-huit cuisses de poulet.

Fellini se glisse à côté de la caméra, se relève pour indiquer un jeu de scène. Il est successivement l’acteur de tous les rôles. Il modèle chaque personnage, substitue leurs réactions aux siennes. Il invente constamment un détail supplémentaire qui ajoute un trait satirique ou émouvant à l’épisode. Au terme de la journée, le film aura progressé de deux ou trois minutes.

—Je déteste les acteurs qui viennent faire un numéro. Parfois je les engage pour le contraire de ce qu’ils croient être. Une exception: Giulietta Massina. Dans le monde sans amour que bien souvent je décris, elle irradie une tendresse naïve inépuisable. C’est elle qui a fait basculer La Strada vers la douceur.

 

La distribution fixée, il convient de penser aux décors. Ceux d’Amarcord donnent un aperçu des différents épisodes qui se succéderont. Outre l’appartement encombré de photographies jaunies, de chaussettes suspendues à une corde, de meubles décrépis modem’ style où Nando Orfei ronge toujours ses os de poulet, il y a dans les studios de la via Flaminia la cour du palais où vit le comte local. Une neige de plastique y tourbillonne au souffle des ventilateurs. À quelques pas se dresse la boutique du marchand de tabac. Beaucoup plus loin, de l’autre côté de Rome, à Cinecittà, a été reconstituée la plazza de la cité avec son église sans référence à l’histoire de l’art, la perspective du corso principal, la gare et le baptistère «vaguement romain».

Des photographies jaunies…Des meubles décrépis..

—Un seul cadre naturel: un casino désaffecté que nous avons métamorphosé en palace. Je ne crois pas à la vertu des extérieurs. Pour moi, le cinéma doit se faire entièrement en studio. C’est là seulement que chacun peut exercer ses talents d’illusionniste. Par exemple, toujours pour Amarcord, nous avions besoin de la mer. Eh bien, nous l’avons fabriquée avec des feuilles de matière plastique et du brouillard artificiel. Bien sûr, vous ne verrez pas les poissons, mais vous ne soupçonnerez pas un instant qu’ils ne soient pas là, en train de nager.

En studio on peut aller au-delà du réalisme. Pensez-vous vraiment que je sois allé tourner la séquence de l’autoroute de Roma sur le périphérique? Ces torrents de pluie, cet embouteillage de camions, d’autos, de chevaux, de colporteurs et de péripatéticiennes ont été organisés sur trois cents mètres de piste à Cinecittà. Pour le même film, la petite place encombrée par les tables des trattoria et peuplée de familles aux prises avec leurs spaghettis était reconstituée au même endroit: le tramway qui traversait cette foule entrait par une porte du studio et ressortait par l’autre.

Pourquoi cette technique? Parce qu’en construisant l’environnement nous pouvons lui donner une valeur poétique et expressive précise soit en accusant les perspectives naturelles, soit en accumulant les indications qui multiplient les effets recherchés. Il s’agit de concentrer et d’intensifier à l’image des notations que la réalité nous propose atténuées et en ordre dispersé. Tout est important dans ce domaine. Pour cette raison je m’occupe de chaque costume et j’en surveille, par exemple, le vieillissement, les rides, les dégradations qui vont être la pâture de la caméra.

Fellini a l’œil à tout et aussi l’oreille. Lorsqu’il s’agira d’intégrer la musique au film, il réclamera ici un accord majeur, là l’intervention d’une petite flûte ou d’une trompe de chasse:

— Pour résumer la question, je dirai que le cinéma c’est, avant toute chose, la lumière. Nous devons la créer selon nos besoins. Le soleil, lui, n’est pas contrôlable; impossible de lui dire: un peu plus à droite, un rien plus à gauche. Avec des projecteurs vous êtes maîtres de la situation, totalement. On a critiqué parfois l’éclairage du Satyricon. Si mon film était noir, c’est que les Romains ne possédaient pas l’électricité!

Entre une issue heureuse ou tragique

Mais il n’est pas sûr que ce soit la lumière dont on ait reproché la noirceur à Fellini. Et il le sait bien, même s’il esquive l’attaque. Ne l’aurait-on pas plutôt accusé d’être le messager de toutes les décadences et de diffuser toujours un pessimisme désespéré?

—Légende que tout cela! D’abord parce que je suis croyant. Pas au sens conventionnel, certes. Le dogme et les rites, peu m’importe. Mais le Christ est pour moi un grand homme qui nous a enseigné l’espérance. Cela dit, la décadence exerce sur mon esprit une véritable fascination... non pas du naufrage, du désastre, de l’effondrement énergétique qui la caractérisent, mais de la renaissance dont elle porte le germe. Tenez-vous pour rien l’ultime visage enfantin de La Dolce Vita, le départ final d’Encolpe dans le Satyricon?

D’ailleurs, au terme de tous mes films je vous laisse choisir entre une issue heureuse ou tragique: preuve en est le dernier sourire de Cabiria et même la squadra des motocyclistes de Roma. Vous les assimilez aux chevaliers de l’Apocalypse, mais peut-être symbolisent-ils la vie qui remonte l’histoire et fonce vers le grand large. Je ne vous donnerai pas mon interprétation simplement parce que c’est une question d’humeur de l’instant. Non, le négativisme m’est inconnu.

—Et sur quel thème s’exercera l’an prochain l’optimisme de Fellini?

—Casanova. J’y songeais depuis longtemps.

Il s’éloigne précipitamment vers le set où Nando Orfei l’attend devant son cinquantième poulet. Amarcord reprend ses droits. Demain, Casanova. La saison de la sagesse aura duré sans doute l’espace d’un hiver. Mais au calendrier de Fellini une saison ne se renouvelle pas, elle engendre un chef-d’œuvre et s’efface.

Italian director Federico Fellini of such classics as "La Strada" and "La Dolce Vita"

Italian director Federico Fellini of such classics as "La Strada" and "La Dolce Vita"

Plaque commémorative sur la façade de la maison rue Margutta à Rome où habitèrent Federico Fellini et Giulietta Masina.

Plaque commémorative sur la façade de la maison rue Margutta à Rome où habitèrent Federico Fellini et Giulietta Masina.

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