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5 Septembre 2022
Beauté éthérée, coquette, cette fille à papa a péché pour avoir joué les oies blanches durant les heures troubles de la collaboration.
Elle a été l’indolente, l’inconsolée, celle qui portait le soleil noir de la mélancolie. Corinne Luchaire, second rôle majuscule ou bien premier rôle minuscule ? Les deux. De 1935 à 1940, elle est apparue dans dix films, avec son minois de fauvette, sa moue de petite fille gâtée, et son bagage de profiteuse de guerre. Dans son film le plus connu, « Prison sans barreaux », elle joue Nelly, jeune détenue au grand cœur qui succombe au charme vénéneux du docteur Maréchal, dans la prison de Nice. Nous sommes en 1938, les nuées d’orages ne vont pas tarder à crever sur la France, et Corinne Luchaire, elle, devient l’étoile montante d’un cinéma qui sera bientôt épuré. Ne la surnomme-t-on pas la « Garbo number two », avec ce visage absent de tout rire et cette impassibilité due, en fait, à « une essence superficielle totale » ? La vacuité est son âme, et cette actrice fantomatique va figurer dans les pages de Modiano et les jaculations de Céline, qui la décrit comme « une victime pas bien intéressante, juste une sale petite fille égoïste et imbécile ».
Voilà Corinne Luchaire habillée pour l’hiver qui vient, et son image, désormais, sera fixée : elle est celle qui est allée brouter dans la mangeoire des collabos, alors que le pays était ravagé par la peste brune. Elle en mourra, déchue, oubliée, mal-aimée. Elle est apparue dans Paris à 15 ans, dans le sillage de son père, Jean Luchaire, journaliste de gauche très lancé, serial séducteur « qui vénère biches, minettes, nanas, soubrettes, lorettes, starlettes », selon Carole Wrona, auteure d’une biographie de Corinne intitulée « Un colibri dans la tempête » (Editions du 81). Ce petit oiseau charmant se promène en robes Madeleine Vionnet, en vestes Jacques Heim, en chemisiers Jacques Fath, en blouses Marcel Rochas : luxe et cigarettes (ses cendriers sont toujours pleins), nuits dansantes et virées à Deauville. A 15 ans, Corinne Luchaire passe dans un film de Marc Allégret, « les Beaux Jours ». Elle n’a qu’une panouille, mais elle croise, côté cour, la crème de la crème : Jean-Pierre Aumont, Raymond Rouleau, Roland Toutain, Jean-Louis Barrault et Madeleine Robinson. Côté jardin, dans les cocktails de son papa, elle bavarde avec Raymond Poincaré, Paul Reynaud, Curzio Malaparte, Marcel Achard. Sa mondanité flottante lui vaudra le surnom de « Pompadour du IIIe Reich » quand elle se mettra à boire du champagne avec Otto Abetz, Joseph Goebbels, et à coucher avec des soupirants en uniforme vert-de-gris.
MAIS LA RÉALITÉ EST LÀ, QUI SALIT TOUT
Après « Prison sans barreaux », succès signé Léonide Moguy, elle est désignée par la presse comme la petite-bête-qui-monte. On la voit dans « Je chante », avec Charles Trenet (qui l’utilise comme fausse barbe pour camoufler son goût pour les garçons) ; « le Dernier Tournant », adaptation par Pierre Chenal du « Facteur sonne toujours deux fois » de James M. Cain, où elle est l’épouse diabolique de Michel Simon (elle y donne la réplique à Robert Le Vigan) ; « le Déserteur », étrange récit d’un soldat qui s’éclipse (pendant la Grande Guerre) pour rejoindre sa poulette ; « Cavalcade d’amour » de Raymond Bernard, fantaisie en crinolines où Corinne Luchaire est une fille de banquier - ce qui lui va bien. L’époque est aux jeunes femmes à la bouche en cœur et aux sourcils très épilés : Viviane Romance, Danielle Darrieux, Michèle Morgan, Annabella, Gaby Morlay, Janine Darcey, Sylvia Bataille, Blanchette Brunoy, Micheline Presle occupent les pages de « Ciné-Miroir », le magazine qui fait rêver. Rude compétition, dont Corinne Luchaire sort en posant à la fille nature : « Elle aime l’air libre, la vie simple, ses chiens, ses amis, le mouvement, le rire », peut-on lire. Les chiens, oui, elle a deux bichons. Et on lui prête quelques amants, vrais ou faux : Emile Allais, Ali Khan, le baron Johnny Empain, Christian-Jaque. En fait, elle rêve de Robert Taylor, qu’elle ne rencontrera jamais.
Le problème, c’est que son père a des fréquentations infréquentables : pendant l’Occupation, il fait du bizness avec Bonny et Lafont, traîne avec les truands de la Carlingue, devient le grand patron de presse de Paris, prend ses ordres auprès des fridolins. Jean Luchaire gagne une étiquette bien frappée : « Louche Herr ». Sa fille se balade au Racing, au Monseigneur, au Shéhérazade, boîtes à la mode croix gammée, et si on lui parle de l’étoile jaune, des déportations, des exécutions, elle ferme les écoutilles et se plaint du manque de carburant. Quand elle va au Casino de Paris, elle ne remarque même pas la pancarte, à l’entrée : « Interdit aux chiens et aux juifs ». Parfois, malade de consomption, elle va faire une cure au plateau d’Assy, boit du champagne avec des clandestins, mais qu’importe... Son refrain : « La fonction universelle de la Parisienne, c’est de rester coquette ! » Elle le reste, certes. Et, ma foi, elle n’est pas une mauvaise actrice. Il y a quelque chose de touchant dans ce visage constellé de taches de rousseur, dans ces yeux gris en amande, dans ces pommettes saillantes. Pour un peu, on serait attendri - mais la réalité est là, qui salit tout. Quand Corinne Luchaire reçoit le prix de la meilleure danseuse de Lambeth Walk à Venise en 1939, c’est la honte. La statuette en laiton lui est remise par Leni Riefenstahl, la porte-coton de Hitler. Désormais, les jeux sont faits.
ELLE SE FAIT TRAITER DE « VOLAILLE DE CINÉMA AU REGARD VICIEUX »
Elle épouse un voyou, courtier de publicité, vendeur de bas de soie, ingénieur, magouilleur, elle joue au poker, se fait traiter de « volaille de cinéma au regard vicieux », ne voit pas que son père commence à recevoir des petits cercueils. La guerre s’achève, elle fuit à Sigmaringen avec la cohorte des vendus, des miliciens, des ramasse-mégots nazillons. Céline est là, bien sûr, avec son chat Bébert et son pote La Vigue. Jean Luchaire aussi, avec sa maîtresse Monique Joyce. Puis c’est la débandade. Corinne Luchaire est arrêtée le 25 septembre 1944, internée à Fresnes, à quelques pas de son père. Les matons font visiter, pour quelques francs, le zoo des collabos, avec des têtes d’affiche : Darnand, Laval, Brasillach. Luchaire père est bientôt fusillé. Corinne, elle, va être libérée - amaigrie, désespérée, rongée par le bacille de Koch, frappée de dix ans d’indignité nationale. Elle vivote. Puis, un jour de janvier 1950, elle s’endort dans un taxi. Elle a 28 ans, elle ne se réveillera plus jamais. La légende veut que le chauffeur ait chantonné, lors de cette course, la mélodie de la Libération : « Et je m’en vais, au vent mauvais… »
François Forestier
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