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27 Novembre 2022
« Proust Marcel, 46 ans, rentier, 102, Boulevard Haussmann ». La mention n’aurait rien que de très banal si elle n’était inscrite dans un rapport de police daté de janvier 1918, exhumé seulement en 2005 [1]. Il consigne la présence de l’auteur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, second tome de la Recherche achevé la même année, dans un bordel pour hommes.
Au 11 rue de l’Arcade, dans le quartier de la Madeleine à Paris, l’hôtel Marigny existe toujours et la façade n’a guère changé. L’établissement n’abrite plus que des touristes et des proustophiles, certainement émus de constater que son souvenir y est discrètement honoré par un portrait dans l’entrée. C’est là, dans un salon, au rez-de-chaussée, que sa présence fut constatée, attablé à consommer du champagne en compagnie du maître des lieux, Albert Le Cuziat, 36 ans, et de deux jeunes militaires en convalescence, Léon et André. Une « beuverie » dans le jargon administratif policier, d’« individus aux allures de pédérastes » note, en expert, le commissaire Tanguy de la Brigade des moeurs en charge de la surveillance des maisons closes.
L’endroit est signalé comme « servant de refuge à des homo-sexuels » (sic) « et où l’on consomme après les heures réglementaires », ce qui des deux faits est le seul répréhensible dans une France qui n’interdit, depuis la Révolution, ni les relations entre personnes du même sexe ni la prostitution. La descente de police fait suite à la réception d’une lettre anonyme, dénoncant la tenue d’une « noce ignoble » dans cet hôtel surveillé et soupçonné de « facilit(er) la réunion d’adeptes de la débauche antiphysique ». Dans les chambres de passe, plusieurs couples d’hommes sont « trouvés », des messieurs avec des jeunes gens de 17 à 19 ans, tous mineurs pour l’époque et c’est là le plus grave.
Le tenancier sera condamné à 4 mois de prison et 200 francs d’amende pour incitation de mineurs à la débauche et vente de boissons après l’heure réglementaire. Marcel Proust, lui, ne sera pas inquiété. Son nom ne paraitra pas le lendemain dans les journaux à son grand soulagement et, sans doute si elle l’avait su, à celui de sa fidèle gouvernante, Céleste Albaret, à qui il racontait fréquenter le lieu uniquement « pour son livre », et non sans dégoût [2]. Cinquante ans après la mort de l’écrivain, celle-ci refusait toujours d’admettre le penchant de son maître pour « d’autres amours », persuadée que c’était uniquement par nécessité littéraire, qu’il paya, une nuit, pour assister en voyeur caché à la fameuse scène sado-masochiste de flagellation d’un client décrite dans le Temps retrouvé, et qu’il lui racontera, à son retour, par le menu détail.
Mais plus que fréquenter ce bordel, le plus étonnant, sans doute, est qu’il en était en quelque sorte mécène. Albert Le Cuziat, identifié également « comme pédéraste » par la police, était plus qu’une connaissance de l’écrivain, presque un ami. Il l’avait rencontré en 1911, lors d’une soirée mondaine chez un comte russe pour qui il travaillait comme domestique. Valet portant beau, il était spécialisé depuis son plus jeune âge dans le service de l’aristocratie "gay" parisienne. Proust fut subjugué par l’étendue de ses connaissances en matière de protocole et de généalogie et le rémunéra aussitôt pour les renseignements qui pourraient venir nourrir son oeuvre. Il le surnommait avec affection « mon Gotha vivant » et n’hésitait pas à l’inviter chez lui pour recueillir ses confidences, au grand désespoir de Céleste qui ne comprenait pas l’intérêt de son maître pour un « personnage aussi répugnant ». Car sa science ne s’arrêtait pas là et il devait rendre bien d’autres services à ces messieurs, comme le fait l’entremetteur Jupien, sa figure transposée dans La Recherche.
Quand, en 1913, Le Cluziat se mit à son compte et ouvrit un établissement de bains dont l’usage ne fait guère de doute, c’est avec le soutien financier de Proust qu’il le fit ! Idem, quatre ans plus tard, quand il reprit l’hôtel Marigny pour en faire une maison de passe pour homosexuels, sélecte puisqu’elle reçevait hommes politiques et même ministres. Dans La Recherche, le baron de Charlus pratique de même quand Jupien ouvre son Temple de l’Impudeur.
Mais plus surprenant encore, c’est le don de meubles hérités de ses parents que Proust fit à Le Cuziat, lequel s’en servit pour aménager sa chambre personnelle mais aussi le hall d’entrée de son établissement : canapés, fauteuils, tapis... ainsi foulés aux pieds par prostitués et clients. Certes, ce mobilier sans grande valeur, dormait dans une remise. Mais quand on connait l’attachement que le petit Marcel vouait à ses chers parents, on a du mal à n’y voir qu’un geste charitable. Quel sens cela avait-il donc pour quelqu’un qui devinait un sens caché en toute chose ? Aucun, selon Céleste qui pourchasse, dans ses Souvenirs, tous les « méchants ragots » qui viendraient ternir la réputation de son grand homme. Il fit de même pour « une foule de malheureux » insiste-t-elle. Et, quand M. Proust découvrit « l’usage que Le Cuziat avait fait de ses meubles », il en aurait été indigné. « Pour des besoins écoeurants », aurait-il dit. Un peu comme le Narrateur, dans la Recherche, s’exclame quand il retrouve les meubles de Tante Léonie dans un bordel : « J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage. » Alors, inconcience ou jouissance perverse ? Peut-être juste un service rendu à un ami, entre "invertis".
A lire dans :
[1] Laure Murat, La Revue littéraire, N°14, 2005.
[2] Céleste Albaret, Monsieur Proust, éd. Robert Laffont, 1973