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Chez Jeannette Fleurs

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Le 29 juin 1900 à Lyon naissait Antoine de Saint-Exupéry...

Écrivain, pilote, héros : qui était vraiment Saint-Exupéry ?

Voilà 120 ans, le 29 juin 1900, naissait Antoine de Saint-Exupéry, tour à tour écrivain, poète, journaliste et aviateur. Sa disparition, lors d’un vol au large de Marseille, le 31 juillet 1944, demeure un mystère. En 1998, alors qu’une gourmette retrouvée au fond de la mer alimente toutes les spéculations, Jérôme Garcin retrace la vie tumultueuse de l’auteur de « Vol de nuit » et du « Petit Prince ». Nous republions cet article.

 

Il aura suffi d’une gourmette d’argent repêchée au fond de la mer pour qu’opère à nouveau la magie Saint-Ex. Romancier, aviateur, soldat, il est tout cela. Et plus que cela : une figure de ce siècle. Une image de bravoure et de générosité. Mais que sait-on de cette vie que la mort a changée en destin ? Depuis cinquante ans, le père du Petit Prince fait rêver dans le monde entier « toutes les grandes personnes qui ont d’abord été des enfants ». Formidable célébrité d’un homme au fond mal connu : retrouver Saint-Exupéry, c’est aussi retrouver un personnage infiniment plus complexe que l’image édifiante bâtie autour de sa mémoire. Pionnier de l’Aéropostale et aristocrate. Homme d’action hanté par le doute. Humaniste mystique. Combattant sans uniforme, ni vichyste ni gaulliste. Écrivain consacré, mais toujours en lisière du monde littéraire. Inclassable Saint-Ex. Le voici, avec sa légende et ses vérités.

Imaginez qu’on ait retrouvé le bordereau d’achat, par Marcel Proust, du bordel pour hommes de la rue de l’Arcade ou la lettre, écrite à Sigmaringen, dans laquelle Pierre Laval promettait à Louis-Ferdinand Céline le poste de gouverneur à Saint-Pierre-et-Miquelon : l’affaire n’eût pas excédé l’entrefilet en dernière page. Mais voici que l’on repêche, en eaux troubles, la gourmette d’un écrivain qui, contrairement aux deux précédents, n’a pas bouleversé le roman français contemporain, qui ne doit sa pérennité littéraire qu’à un joli conte pour enfants sages, et c’est un événement national.

On voit par là combien les mythes doivent faire rêver. Proust et Céline sont morts dans leur lit, en toussant, en râlant, en pestant contre la médecine, et en temps de paix, dans des remugles d’éther et de café froid, la plume à la main, la trouille au ventre. Même les génies se recroquevillent et font pitié quand passe la Camarde. Le jeune père du « Petit Prince » n’a pas connu cette chronique de la putréfaction annoncée : il n’est pas mort, il a disparu dans la fleur de l’âge, quelque part au-dessus de la Méditerranée, en portant l’uniforme de la France combattante et résistante à une époque où la plupart des écrivains se cloîtraient chez eux en prenant du poids quand ils ne faisaient pas preuve d’intelligence - avec l’ennemi.

L’auteur de « Terre des hommes » n’avait pas seulement vécu selon son idéal héroïque, pas seulement appliqué à la lettre ce qu’il avait écrit, il avait aussi signé, lui qui aimait tant le style grandiloquent, une ultime envolée lyrique. Saint-Exupéry, au plus haut des cieux. Dessine-moi un demi-dieu, prière universelle : « Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ». Invisible. Evaporé. Après la gourmette, peut-être les lunettes de soleil, une montre, un stylo-plume, que sais-je, on trouvera forcément, peuplée de poissons comme une bourride, la carcasse du Lightning P 38, et ces draps marins de tôle froissée seront un nouveau saint suaire.

Pour entrer dans la légende populaire, quand on est un écrivain, il ne faut pas être un homme de lettres, il ne faut pas sentir le renfermé et Saint-Exupéry a toujours respiré l’air pur des altitudes. Mais pour entrer en littérature, surtout pendant l’entre-deux-guerres, période de permanente effervescence intellectuelle, il convient de n’être point trop physique, trop sportif, trop guerrier, trop doué pour la mécanique, trop étranger au milieu (il est même fortement déconseillé d’être né dans un château et d’arborer une particule). Pas plus hier qu’aujourd’hui, on n’imagine en effet un pilote d’Air France être publié sous la vénérable couverture blanche de la NRF et recevoir, engoncé dans un blouson de cuir usé par l’huile de vidange, le prix Femina. C’est bien pourtant ce qui s’est passé. Explications.

« Un homme d’action à qui l’action ne suffit pas »

En 1923, le jeune Saint-Exupéry vient de quitter l’armée et il n’a pas encore été engagé par la société Latécoère qui assure le transport aéropostal Toulouse-Dakar. Il s’ennuie. Il a des fourmis dans les jambes. Il écrit aussi parce qu’il s’ennuie et qu’il a des fourmis dans les jambes. Des notes, quelques pages, une nouvelle. Il n’ambitionne pas d’être Martin du Gard, Maurois ou Mauriac, figures tutélaires d’alors. Il est même loin de prétendre à la gloire littéraire : il veut d’abord voler et faire partager, ensuite, sa passion, son éthique, sa soif d’absolu aux terriens. La chance veut que cet « homme d’action à qui l’action ne suffit pas », selon la juste définition de Roger Caillois, rencontre, en 1925, un homme d’esprit à qui l’esprit ne suffit pas. C’est Jean Prévost, son exact contemporain.

Normalien, ancien élève d’Alain, chroniqueur à « la Nouvelle Revue française », curieux de tout - littérature, cinéma, politique, économie, architecture -, Jean Prévost vient de publier, cette année-là, « Plaisirs des sports » chez Gallimard. Comme Saint-Exupéry, c’est un provincial rond et musculeux - il pratique le rugby, la boxe et la course à pied -, il est doté d’une âme pugilistique, il a l’intuition que le temps lui est compté et qu’il faut aller, aimer, créer vite, il pense qu’un écrivain ne doit traiter que ce qu’il connaît de l’intérieur, et dans l’urgence, que la vie commande les mots, qu’il faut beaucoup demander au corps pour qu’une phrase puisse tenir debout, il méprise les littérateurs en chambre qui jugent le monde avec des mains blanches de prélat palatin, il se méfie des talents inutiles et des prouesses sans but. Quand ils se croisent chez la vicomtesse de Lestrange, Saint-Exupéry et Prévost s’observent comme deux frères qui jusqu’alors s’ignoraient. Deux costauds un peu timides, deux fortes têtes, deux élèves dissipés, deux jeunes hommes pressés.

Le rôle que va jouer le normalien en faveur du pilote est déterminant. C’est que le premier a déjà du pouvoir dans le monde où le second, les mains pleines de cambouis, n’a pas encore accès. Or, non seulement Jean Prévost a ses entrées à la NRF, qui est alors le centre névralgique de la littérature, mais il occupe en outre une place de choix dans la librairie d’Adrienne Monnier. Adrienne Monnier ? Tout de gris vêtue, chaussée de sabots, un visage poupin de mère prieure et un charisme de Pygmalion, cette femme tenait, au 7 de la rue de l’Odéon, en face de la fameuse Shakespeare and Company de Sylvia Beach (on prêtait à l’Américaine en nœud papillon et à la Savoyarde en robe de bure des amours interdites), la Maison des Amis des Livres, une librairie doublée d’un cabinet de lecture où se rassemblaient, autour d’un poêle Godin et d’une balance Roberval (elle y pesait poèmes et romans), les plus grands écrivains de l’époque : Larbaud, Fargue, Gide, Joyce, Claudel, Mauriac… On ne pouvait pas prétendre appartenir à la république des lettres sans passer par cette petite arche de la rue de l’Odéon.

C’est dans cette annexe de la NRF, cette dépendance de la Sorbonne et cette réincarnation du salon de Julie de Lespinasse, que Valéry lut, à la lueur des bougies, « la Jeune Parque », Jules Romains, « Europe », et Jean Paulhan, « les Fleurs de Tarbes ». C’est là, toujours, que Satie joua son « Socrate », que Paul Robeson chanta « Old Man River » et que Jean Prévost tomba amoureux de Marcelle Auclair. Avec ce dernier, Adrienne Monnier crée une éphémère revue, « le Navire d’argent », au sommaire de laquelle voisinent Hemingway, T. S. Eliot, Joyce, Svevo, Gómez de la Serna, Giraudoux et, en avril 1926, un inconnu nommé Saint-Exupéry…

Prévost a accepté, en effet, cette première nouvelle intitulée « l’Aviateur », dont l’appareil « épouse les courbes des plaines, s’en rapproche comme d’un laminoir et s’y aiguise ». Il est question ici de dignité, de fierté, de courage face à la mort, Jean Prévost aime ça, qui présente ainsi l’écrivain prometteur :

« Cet art direct et ce don de vérité me semblent surprenants chez un débutant. »

 

« Je fais la guerre le plus profondément possible »

Saint-Exupéry vient de décoller. Prévost ne quittera plus son protégé. Il le présente à Gaston Gallimard, qui publiera, trois ans plus tard, son premier livre : « Courrier sud ». Ce roman qui raconte l’impossible amour entre l’aviateur Bernis et une femme incapable de partager ses exigences morales détonne dans la production des années 30. On y exalte la grandeur, la loyauté, le bien contre le mal. Et c’est André Gide, l’auteur de « l’Immoraliste », l’inventeur du principe selon lequel on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, qui défend le plus ardemment « Courrier sud » au comité de la NRF ! L’hommage du vice à la vertu ne s’arrête pas là puisque Gide préfacera, en 1931, « Vol de nuit » :

« Je crois que ce qui me plaît surtout dans ce récit frémissant, c’est sa noblesse. Les faiblesses, les abandons, les déchéances de l’homme, nous les connaissons de reste et la littérature de nos jours n’est que trop habile à les dénoncer ; mais ce surpassement de soi qu’obtient la volonté tendue, c’est là ce que nous avons surtout besoin qu’on nous montre. »

On imagine la perplexité des lecteurs exaltés par « les Nourritures terrestres », des disciples inconvenants de « Corydon ».

Le bon accueil réservé, dans la presse et les jurys, aux deux romans de Saint-Exupéry ne fait toujours pas de lui un homme de lettres, selon les critères de convergence en vigueur ces années-là. D’ailleurs, il vient d’entrer à Air France et, trop occupé à tutoyer les nuages, il néglige son œuvre. En 1938, un accident, au décollage du Guatemala, ajoute à son désarroi. Hospitalisé à New York, il traîne derrière lui ses fractures, ses doutes (« Je ne sais pas écrire, je ne sais que corriger »), ses manuscrits et son avion cassé lorsque, pour la seconde fois, le destin place Jean Prévost sur son chemin. Embrassades fraternelles. Saint-Exupéry se réveille de sa léthargie. Son compatriote lui enjoint de rassembler, dans un volume, des articles déjà publiés sur l’aviation ainsi que de nouveaux textes. Certains soirs, pour accélérer le mouvement et s’assurer du rendement, le cornac enferme le pilote à clef dans sa chambre d’hôtel. Saint-Exupéry en sort groggy avec, sous le bras, le manuscrit de « Terre des hommes », où il raconte ses débuts dans l’aéropostale, un accident dans le désert de Libye, les hautes figures de Mermoz et Guillaumet. Il le dédicace à son sauveur :

« Pour Jean Prévost, avec toute ma profonde amitié et toute ma reconnaissance pour son aide et pour ses conseils. Pour le remercier aussi d’avoir publié autrefois mes premières pages et - beaucoup plus tard - de m’avoir obligé, en Amérique, à travailler… »

On est en 1939. La guerre éclate. Ni Saint-Exupéry ni Jean Prévost ne répondent à l’appel de Londres. Les deux irréductibles choisissent de se battre sur la terre et dans le ciel de France. Ils pressentent l’un et l’autre que leur fin est proche. C’est à Lyon, sa ville natale, qu’en 1940 Saint-Exupéry, alias « Tonio », retrouve une dernière fois Jean Prévost. Ils rient, chantent « Carthagène », dont ils connaissent les couplets par cœur, jouent aux cartes et chahutent comme deux collégiens aux joues rondes.

« J’aime Saint-Exupéry, dit Prévost, cette tête en plein vent, ces yeux insatiables, sa pétulance, ses gaucheries, ses mains rudes et rudoyées, son rire émerveillé. Il déborde ; il faut qu’il soit guidé par le danger, l’attention forcée ; il pécherait par excès, l’action le simplifie. »

Prévost et Saint-Exupéry se promettent de belles parties de plaisir, « quand on aura gagné la guerre ».

Dans l’une de ses dernières lettres, Saint-Exupéry écrit : « Je fais la guerre le plus profondément possible. Si je suis descendu, je ne regretterai rien. » Et Jean Prévost, devenu le capitaine Goderville dans le Vercors, signe l’un de ses ultimes poèmes : « Pas un regret ne m’importune./Je suis content de ma fortune/J’ai bien vécu./Un homme qui s’est empli l’âme/De trois enfants et d’une femme/Peut mourir nu. » Le 31 juillet 1944, l’auteur de « Vol de nuit » décolle de Bastia-Poretto, en Corse, puis disparaît entre la baie des Anges et Saint-Raphaël. Quelques dizaines d’heures plus tard, à l’aube du 1er août 1944, Prévost est mitraillé par les Allemands au pied du Vercors. Les deux écrivains, le commandant d’aviation et le capitaine stendhalien, sont devenus des jumeaux dans l’héroïsme. Ils ont la quarantaine, pour l’éternité. Et, derrière leurs vies exemplaires, une œuvre inachevée.

Il se garde d’être un homme de lettres

Auteur pourtant d’une trentaine de livres - essais, romans, poèmes -, Prévost n’est pas entré dans la légende populaire où il avait sa place alors que Saint-Exupéry doit à son « Petit Prince », rédigé en 1943, d’avoir connu l’universalité. On ne lit plus guère, en effet, « Courrier sud », « Vol de nuit » ni « Pilote de guerre ». La publication, il y a quatre ans, de ses œuvres complètes dans la Pléiade a rappelé les faiblesses récurrentes de l’écrivain : un lyrisme aristocratique, de la naïveté, l’abus des métaphores (lui-même disait combattre sa « tendance effarante à l’abstrait »), un moralisme excessif, une inaptitude à construire un roman et puis ce que, sans indulgence, Jean Cau appelait « la décomposition guindée de la prose gidienne et du nombre valéryen ». Mais on y trouvait aussi ce que, déformés autrefois par les programmes scolaires, l’on avait oublié : une vraie noblesse d’âme, un style souvent elliptique et économe, une morale de l’ascèse et de la tolérance, le don de l’apologue et l’art de faire partager, au lecteur, ce qu’il avait vécu.

De son vivant, Saint-Exupéry s’était bien gardé d’être un homme de lettres, dans l’acception parisienne, autarcique, élitaire du mot. « Il ne veut rien écrire, affirmait Caillois, que sa vie ne garantisse ou qu’il n’ait eu l’occasion de vérifier à ses dépens. C’est en quoi l’univers littéraire lui est étranger. » Homme de lettres, il ne l’est pas davantage, plus d’un demi-siècle après sa mort. Mais ce refus d’entrer dans le moule germanopratin ajoute évidemment à sa gloire posthume de rebelle et d’aventurier. Elle est illustrée par une œuvre de conteur qui prolonge l’aspiration gidienne à la liberté, au sensualisme, à l’anticonformisme et annonce le paganisme de Le Clézio, sa nostalgie de l’extase matérielle, de l’errance terrestre, du monde d’avant la civilisation. Un siècle sépare « les Nourritures terrestres » et « le Chercheur d’or », au milieu duquel s’inscrivent très exactement les paraboles de Saint-Exupéry qui
fustigeait, d’en haut, le monde et l’opulence modernes, opposait le désert édenique aux mégapoles industrielles et regrettait de n’avoir pas réalisé son rêve : être un « jardinier » - « C’est le temps que tu as perdu pour ta rose, dit le renard au Petit Prince, qui fait la rose si importante. »

 

S’il n’avait pas été fauché en plein vol à la fin de la Guerre, sans doute Saint-Exupéry eût-il cédé aux lois du milieu littéraire et aux grandeurs d’établissement qu’on acquiert à l’ancienneté. Peut-être même serait-il devenu académicien, serait-il entré, avec fatalisme, dans le rang. On n’aurait plus beaucoup parlé de ses livres, que seuls la tragédie et l’accomplissement de leur auteur ont placés au sommet des bibliothèques. Il en aurait souffert comme Romain Gary, seigneur déchu, a souffert, jusqu’à s’inventer une nouvelle identité, jusqu’à se tuer, de ne plus vivre qu’au sol, d’être fondu dans la masse, de s’être banalisé - Gary dont on n’a jamais oublié, à l’enterrement de De Gaulle, le profil boudiné dans un blouson d’aviateur hors d’usage. Saint-Exupéry serait passé à côté de sa propre mythologie, et sa vieille gourmette, aujourd’hui, ne vaudrait pas grand-chose.

Article publié dans le « Nouvel Observateur » du 12 novembre 1998.

 

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