“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 1.700 articles.
18 Février 2022
Je ne savais pas encore que Pierre Lazareff garderait, jusqu'à son dernier souffle, une vocation d'échotier et qu'aucune anecdote jamais ne le laisserait indifférent.
Le dernier livre de Pierre Lemaître "Le Grand Monde" cite un personnage patron de presse...
Adrien Denissov...
Que le fils Pelletier, François, rencontre au Journal.
"C'était un grand immeuble de la rue Quincampoix, naguère siège de journaux collaborationnistes, sur lequel Adrien Denissov, le nouveau patron, profitant du désordre des premiers jours de la Libération, avait jeté son dévolu parce qu'il disposait de linotypes et rotatives modernes."
"Il avait, derrière des lunettes rondes, un regard gris clair, perçant, des cheveux coiffés en arrière et plaqués sur son crâne en pain de sucre par une brillantine luisante comme du poil de loutre. Il était d'origine russe par son père, mais très américain par sa culture..."
Comment ne pas reconnaître immédiatement Pierre Lazareff...
Lemaître, en fin de livre, parle abondamment de ses sources.
Dans le chapitre "Dette de reconnaissance", il cite, entre autres, le livre de Robert Soulé "Lazareff et ses hommes".
Lire sur ce blog ma critique du livre de Lemaître.
Comment ne pas avoir envie de lire illico ce livre...
Même si les livres de Philippe Labro vous ont déjà largement renseigné sur ce sujet.
Lire sur ce blog ma critique de "Un début à Paris" de Philippe Labro.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
C'est un livre édité chez Grasset en 1992.
Ecrit par un grand journaliste qui "en fut" : Robert Soulé.
Robert Soulé, débutant à 25 ans à "L'Echo d'Alger" rencontre Pierre Lazareff en 1954.
Et c'est à France-Soir qu'il fait toute sa carrière.
En plus d'être un grand journaliste...
Robert Soulé est un conteur émérite.
A lui de nous raconter sa guerre d'Algérie.
Sa rencontre avec le petit homme à Alger le 4 novembre 1954, à 10 h 45.
"D'une traction poussiéreuse, j'ai vu sauter un petit homme, chauve et pâle, à la mine de poulbot fatigué, tout de noir vêtu, le nez chaussé de hublots d'écaille, qui se mit à virevolter dès qu'il eut posé pied à terre.
- Mon nom est Pierre Lazareff...
Comme si le "prophète" de notre profession avait besoin de se présenter."
Peu à peu, page après page, Robert Soulé va nous conter la vie tumultueuse du premier quotidien français, dans ces années-là, France-Soir.
Il va nous présenter les grands de la rue Réaumur : Charles Gombault, Sam Cohen...
Et les grands moments de l'énorme paquebot du Sentier, comme les soirs de bouclage :
"Très vite, au contact de l'équipe, je pris conscience de la foisonnante diversité de talents qu'était France-Soir. Monde étrange, comme disait Willy Guiboud, tout récemment nommé à la tête du service des spectacles : "Un peu Versailles, un peu Biribi..." Etrange, mais exaltant."
Avec, à sa tête, Le Petit Patron :
"D'ailleurs, le Petit Patron donnait l'exemple et payait largement de sa frêle personne. Il savait tout, voyait tout, intervenait en tout. Au journal de 10 heures à 20 heures, mais debout chez lui à 6 heures pour le premier coup de fil au rédacteur en chef de permanence, encore éveillé à 2 heures du matin, vingt heures plus tard, pour les dernières consignes. Ainsi contrôlait-il les éditions successives de son lit, de sa voiture, et même, on le savait bien, du domicile des dames qui lui tenaient compagnie."
La vie de ces chasseurs de scoops sans complexes...
Avec en bandoulière le leitmotiv de la maison : "Impossible n'est pas France-Soir !"
Qui savaient se glisser au coeur même des faits divers.
Après avoir débuté, comme les potes, par la tournée des commissariats.
"En trente ans de France-Soir, Lucien Pichon a couvert sans doute plus de 10 000 affaires de police sur Paris et la banlieue. Exerçant une curiosité gouailleuse et bon enfant sur les 80 commissariats et les 12 brigades territoriales du "grand Paris", il connaissait si bien les "poulets", à force de partager avec eux les nuits de planque et les casse-croute du petit-matin, qu'il pouvait se permettre de les confesser au téléphone sans même avoir à se déplacer."
Sans oublier les reporters photographes de cette grande époque...
"Quand on voyait Pradier tout sacrifier à l'actualité, planquer des jours entiers, enfiler des nuits blanches, se battre comme un forcené pour expédier ses documents après la fermeture des bureaux de poste, on comprenait qu'à sa manière il vivait une vocation, impie peut-être, mais proche du sacerdoce."
Et la sacro-saint manchette....
"La grande affaire de France-Soir, à l'approche du bouclage, c'était la manchette, ce titre-affiche qui barrait la une, vitrine du journal, dont chacun savait qu'elle conditionnait la vente."
1.200.000 exemplaires en moyenne. Pour plusieurs éditions.
Et aussi les "chocolats"... Ces conférences de rédaction dont il était bon d'en être.
"Le "chocolat" c'était, chaque jour, la grand-messe de la conférence de 10 heures où l'état-major du journal siégeait, comme à la Cour de cassation, toutes chambres réunies, sous l'autorité jupitérienne de Pierre Lazareff. On y critiquait le numéro paru, on jetait les bases de celui du lendemain. On l'appelait "chocolat" depuis qu'un jeune chef de service, peu aguerri à l'épreuve des balles, ayant subi de Pierre une sacrée dégelée, n'avait pu que murmurer, abasourdi : Voilà un chocolat dont je me souviendrai."
Tout un chapitre sur Louveciennes, vaste domaine aux portes de Paris, la maison du week-end des Lazareff, et ses célèbres déjeuners du dimanche. Qui réunissaient des intimes, certes, mais aussi tout ce qui avait de la notoriété.
"Bref, tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, pouvaient faire la une de France-Soir. Ou aider à la faire."
"Dix mille convives défilèrent là en douze ans, les futurs Premiers ministres succédant aux anciens présidents du Conseil, la avocats d'affaires aux avocats d'assises et les chanteurs rock aux crooners."
Et puis encore... Et puis surtout...
Lazareff et ses femmes...
Celles qu'il a aimées, bien sûr, mais aussi celles dont il a fait la carrière. Avec les trois glorieuses : Véronique, Christiane et France.
Véronique Passani, la débutante qui séduisit Gregory Peck.
"Reporter au service des informations générales, elle passait aussi des papiers à Carmen Tessier pour les "Potins de la Commère" et à Hélène Lazareff pour "Elle"."
Christiane Chateau.
"Christiane Chateau venait d'avoir 20 ans quand elle força en 1955 les frontières du Yemen interdites aux journalistes. Premier reporter au monde à réaliser cette performance, elle avait préféré France-Soir à l'E.N.A."
France Roche.
"Un an à peine après son entrée à France-Soir, France Roche, déjà star du journal, se voyait offrir une consécration unique. Elle tournait son propre rôle de journaliste, non pour une apparition fugitive mais à l'égal d'une comédienne de métier."
Elle devait apparaître huit autres fois à l'écran.
Mais, celle dont l'histoire m'émeut le plus est Marlyse Schaeffer, une "pisseuse" sur le Tour.
Oui, vous lisez bien...
Marlyse a suivi le Tour derrière la moto de Jean Pichon.
"Marlyse Schaeffer, seule femme de la caravane au milieu de sept cents hommes, était devenue la star du peloton. Les coureurs découpaient sa photo que France-Soir publiait, avec son papier, chaque jour à la une, la collaient sur leur bidon et l'embrassaient ainsi avant de se désaltérer."
Son premier papier, hommage à son père disparu, a conquis tous les lecteurs. Le 23 juin 1959, le Tour démarre de Mulhouse, la ville natale de Marlyse. Toute la famille est là. Sauf son père. Décédé peu de temps auparavant :
"Je fais mon premier Tour de journaliste, mais au fond de mon coeur ce n'est pas le premier. Je me revois petite fille perchée sur les larges épaules de mon père, regardant le peloton des coureurs. Nous allons passer aujourd'hui devant le petit cimetière où tu reposes. Je suis le peloton et je pense à toi, papa."
Un vrai succès.
Evidemment, côté coeur, le Petit Patron, très lié à sa femme Hélène, est un vrai séducteur.
Mag Bodard, la femme de Lucien. Qu'il consultera sur toutes les décisions importantes qu'il devait prendre.
Carmen Tessier. Les Potins de la Commère.
"On disait de Carmen Tessier qu'elle était la reine de Paris. D'une certaine façon, c'était vrai. Elle régnait sans conteste sur le Paris de l'influence, des connaissances et des connivences où se tenait une partie du vrai pouvoir. [...] Les "Potins" institutionnalisés, imités un peu partout dans le monde, pillés presque chaque jour en province, c'était son succès à lui, Pierre, qui s'affichait de façon non équivoque."
Bien des journalistes sont passés par les potins. Notamment le Nogentais Guy Dupont. Qui doit au bridge une notoriété certaine.
Et puis...
Et puis, il y a l'histoire des Grands.
Jef Kessel. Henri de Turenne. Pierre Daninos. Gabriel Farkas, Ladislas de Hoyos,...
Et Philippe Labro, 23 ans, rentré directement à France-Soir comme grand reporter, avec son premier article "Les Fiancés du djebel" :
"Le premier reportage que lui confie Pierre le conduit en Algérie, où la guerre s'enlise à la frontière algéro-marocaine. France-Soir titra son papier "Les Fiancés du djebel". C'est l'histoire insolite du premier couple franco-musulman à se marier en zone opérationnelle. L'ensemble de la presse n'a consacré que quelques lignes à ce roman d'amour hors du commun. Lui est militaire, quartier-maître à la demi-brigade de fusiliers marins en opération près de Nemours. Il ne parle pas l'arabe. Elle, petite Berbère qui n'a jamais quitté son djebel, ignore le français."
A cette époque révolue où le quotidien France-Soir était une vraie pépinière de talents.
Ce livre devrait être inscrit au programme du Centre de Formation des Journalistes de la rue du Louvre.
Pour que les jeunes apprennent encore et encore de leurs aînés.
Et pratiquent avec talent un vrai journalisme.
Liliane Langellier
Cinq Colonnes A La Une. 9 janvier 1959 / 3 mai 1968. - Chez Jeannette Fleurs
J'ai eu le bonheur de pouvoir suivre nombre de reportages de cette émission... En classe de Philosophie (1964/1965) à Saint-Joseph du Parchamp, les religieuses nous autorisaient à visionner ...
Lire aussi sur ce blog...