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14 Février 2023
« Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »
Montaigne
Comment conter en quelques mots une telle passion ?
C'est le temps de Christmas et les souvenirs affluent.
Je suis partie in extremis à Los Angeles pour Noël 1988...
Parce que j'avais peur.
Peur de lui.
Peur de moi.
Peur de ce sentiment qui me submergeait.
Peur qu'il veuille passer Noël avec moi.
Et plus encore...
Mais 14 heures d'avion ne changent rien aux sentiments.
Rien du tout.
Je suis partie le jour même du 25 décembre.
Mon taxi a traversé un Paris mal réveillé et gorgé de Noël.
C'était mon second Noël californien.
En forme de fuite.
Quand la réalité des sentiments devient trop pressante.
Et elle était devenue trop pressante.
On se connaissait depuis l'été 1987.
Il était, à l'époque, responsable du secrétariat de rédaction pour les suppléments de L'Express.
Un jour que je filai lui descendre la maquette du journal en retard...
Il m'a engueulée devant tout son staff.
J'étais furieuse.
Car je n'étais pas responsable de ce retard.
Laure Boulay de La Meurthe (la compagne de Jimmy Goldsmith, propriétaire de L'Express) et Clémentine Gomez Gustin (l'épouse du PDG de Waterman) avaient succédé à Guillemette de Sairigné, à la rédaction en chef de Style Express, le journal féminin.
J'étais furieuse parce qu'humiliée.
Je leur ai donc dit ma façon de penser pour notre retard de maquette.
Mais plutôt que de se remettre en cause sur des délais non respectés...
Elles ont préféré le convoquer pour l'engueuler.
Je le vois encore passer son veston et réajuster sa cravate en vitesse dans le long couloir du 4ème étage.
Il était furieux et il l'a bien dit à mon pote François Forestier "Cette petite conne de Langellier…"
Et François de rétorquer : "Pas touche, Lily, c'est sacré !"
La vraie fois où je l'ai vu.
Car il y a toujours une vraie première fois.
C'était pour le pot de départ de Josyane Challeton.
Notre ravissante maquettiste.
J'étais présente mais totalement à côté de mes pompes.
On était à la veille du 1er Novembre 1987.
Ma première Toussaint de petite veuve catho de 40 ans.
Que je me devais de passer avec ma belle-famille à la Chapelle Royale de Dreux.
Et, là, ça a été magique.
Ma-gi-que.
Il m'a parlé.
Il m'a souri.
Il m'a fait rire.
Il s'est appuyé sur le banc de lumière des maquettistes...
Et a manœuvré maladroitement un bouton.
Ce qui l'a éclairé en plein.
Et, là, je l'ai vraiment vu.
J'étais conquise.
Mais je ne le savais pas encore.
Comment vous le décrire ?
Quelque chose de Gérard Philipe dans "Le diable au corps" de Claude Autant-Lara...
Un air romantique de Patrick Dewaere dans "Série Noire" d'Alain Corneau.
L'humour d'un Peter Falk dans Columbo...
Des cheveux bruns bouclés comme les modèles hommes du peintre italien Guido Reni.
Que l'on voit au LACMA de Los Angeles.
Une force fragile.
De jolies lèvres.
Et des fossettes.
Le charme fait homme.
A l'époque, j'occupais un petit bureau au premier étage avec Edith.
L'assistante du Service Livres.
En face, François Forestier partageait son bureau avec Sophie Grassin.
A côté de nous, il y avait un bureau vide pour recevoir toutes les plumes du journal : Luc Ferry, Angelo Rinaldi, etc...
De l'autre côté c'était le petit bureau d'Anne Pons, la red chef livres qui avait succédé à Janick Jossin. L'épouse de François de Closets..
Et enfin, au fond, celui d'Yves Stavridès, dit Le Grec. Et de sa secrétaire, Boubou.
Yves m'a récupérée quand Clémentine m'a virée au retour de mes vacances à L.A.
Elle ne m'avait rien dit.
Et je fus convoquée chez le directeur général René de Laportalière.
J'avais décidé de ne pas lui facilité la tâche.
"De la porte arrière" comme on le surnommait à la rédaction, n'arrivait pas à me dire que j'étais virée.
Et oui, le mercredi 18 mars au matin, il avait assisté aux obsèques de mon jeune époux en l'église Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux.
Je ne lui ai pas facilité le travail, sans l'aider à m'annoncer ce que je savais déjà.
Et il a fini par me dire : "Allez donc demander à Clémentine ce qu'il en est !"
Mon grand beau-frère blond devait conclure : "Il est plus doué en condoléances qu'en licenciement !"
De fait, Yann de l'Ecotais me récupérait et Stavros, qui avait décoché que Clémentine était "une enculure", me prenait dans son équipe.
A Arts et Spectacles.
Je suis ressortie de ma première conférence de rédaction déprimée au plus haut point.
C'est dire que, de culture, là, on savait en parler.
René Bernard, qui écrivait pour le Théâtre voyait deux à trois pièces par jour.
François, "Le Polak", était le plus grand connaisseur français du cinéma américain. Il allait fréquemment à L.A. interviewer les plus grands.
J'admirais beaucoup l'acteur Mickey Rourke, à l'époque, et François m'avait dit que c'était "un nain cocké" !
Pierre Schneider, qui racontait les différentes expositions de peinture, était le plus grand expert en Matisse. Et son ouvrage faisait autorité.
Les autres se répartissaient encore la danse, l'opéra, la musique classique, la musique moderne, etc...
Pour moi, ce serait la rubrique télé.
Quand arrivait 17 heures, cet automne, cet hiver et ce printemps-là...
Il descendait de son bureau de la rubrique Société, dont il assurait la rédaction-en-chef, pour venir prendre le thé dans mon bureau.
Il déposait à Edith ses papiers qu'il écrivait pour la rubrique Livres.
Il y avait eu une anecdote rigolote.
C'était le début du succès en France de la romancière américaine Alison Lurie.
Jean-Pierre avait écrit une remarquable critique de son roman "Les amours d'Emily Turner".
Où il avait gratifié Emily Turner, l'héroïne du roman, d'un "Séduisante parce qu'un peu sotte !"
Toutes les femmes couinaient de bonheur à ce trait d'esprit.
Pas moi.
Je lui décochai rapidement "Vous les aimez sottes ?"
Ce qui le déstabilisa.
Puis le fit hurler de rire.
Il me gratifiait souvent de l'adjectif "Lily l'impertinente".
Et fréquentait de plus en plus notre petit bureau.
Où il restait une heure ou deux, selon.
Il avait demandé à Anne Pons, l'autorisation de ce goûter, car il débutait une dépression (???)
Le problème, c'est qu'il ne buvait pas que du thé.
Ce qu'il a très joliment raconté dans son livre "Boire".
Et qui n'allait pas avec sa fréquentation de deux drôles d'amis Lex O'Mil et Anna Franil.
Après l'épisode thé, il allait très souvent rejoindre le Press Club des grands reporters du deuxième étage, ou participait à des pots ici et là.
Le 23 décembre, avant mon premier Noël en Californie, j'avais sniffé ma première ligne de coke avec Luc, spécialiste des groupes de musique rock-and-roll.
Et je suis allée boire un verre dans la party de Noël de la rédaction.
Sans aucune retenue, je l'ai invité à danser le slow qui débutait.
Et oui, la coke désinhibe !
Heureusement, mon ami James Simon est venu me chercher.
Noël à Los Angeles m'a rafraîchi l'esprit.
Ou pas.
Pour moi, le 14 Mars 1988, l'anniversaire d'un an de veuvage, a été horrible.
J'avais reçu beaucoup de fleurs et fermé la porte du bureau.
François a débarqué en me disant :
"Où tu rentres chez toi à gratter la moquette ou tu viens avec moi à une preview de film !"
C'était, je m'en souviens encore "Hamburger Hill".
Et la toute première fois que Forestier m'emmenait (et emmenait une femme) à ses projections privées.
Il avait croisé ce jour-là dans l'ascenseur Jean-Pierre qui toussait.
Et qui lui avait dit "Je veux être malade pour qu'elle me regarde".
Ce qui m'avait valu un sermon sur le thème : "Fais gaffe, Lily, ce mec est aussi brillant qu'il est fou ! Sa femme est en totale déprime, mais on ne sait pas pourquoi !"
Car femme il y avait.
Et quatre filles.
Deux de son premier mariage et deux de la dame.
En 1973, il avait quitté un quotidien du Sud pour monter à Paris.
Hébergé chez un copain dont la femme et lui étaient tombés raides amoureux.
Après L'Express, ce fut Le Nouvel Ob, puis de nouveau L'Express.
Lire sur ce blog : Le débutant et la grande dame.
Quand je l'ai connu, il avait déjà écrit quatre romans :
- La prochaine polaire (1979),
- Je danse pour les cannibales (1981),
- Supplique au roi de Norvège (1983),
- La vie est un jeu d'enfant (1983).
Je devais partir avec ce dernier roman sous le bras pour mon premier Noël à L.A.
C'est ainsi que passaient les jours.
Avec Earl Grey et biscuits Ecoliers de chez LU.
J'avais beau me débattre, j'étais de plus en plus éprise.
Quand j'entendais sa voix, me venaient alors les vers de Phèdre de Racine :
"Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler ;"
En un court mot, j'étais cuite.
Mais cette histoire n'est pas tombée dans la banalité d'une coucherie à l'Hôtel Royal Monceau.
Il fallait que ce soit grand.
Il fallait que ce soit beau.
Quand j'ai donné ma party pour quitter la rue de Braque, il était invité mais il n'est pas venu.
Il est venu, plus tard, avec Angelo Rinaldi et Edith.
La beauté et le romantisme des lieux l'ont troublé.
Et nous avons finement déjeuné au champagne ("Une Veuve pour une autre veuve..." m'a dit Angelo).
Quand je suis partie à L.A. l'été 1988, il m'a offert un "Gein-Gein".
Car c'est ainsi que je le nommais quand il venait geindre.
Une sorte d'énorme peluche, un platypus (ornithorynque) blanc couché tout doux.
Avec un gros bec et des pattes jaunes.
De longs poils et une frange que l'on pouvait coiffer.
Il l'avait acheté à la Boutique Danoise juste en-dessous de L'Express.
Il m'a aussi offert une statue noire de chat "pour veiller sur vous, partout, n'importe où !"
Alors que j'avais glissé ma peluche dans mon sac à dos pour embarquer à l'aéroport...
Agathe, qui s'envolait avec moi pour la Californie, m'a dit : "Tu vas te faire éventrer le gein-gein car tout le monde va penser que tu transportes de la drogue !"
Ce troisième été à L.A. avait été plein d'imprévus.
Et je m'étais vraiment bien amusée.
Mais je lui écrivais.
Je lui ai rapporté l'édition originale de "Lolita" de Nabokov en deux volumes de chez Olympia Press.
Et le tout premier calendrier de Marilyn Monroe, le calendrier scandale de Tom Kelley, de 1949.
Pour cela, et le reste, je fréquentai assidument une librairie sur Hollywood Boulevard.
Le Larry Edmunds Bookshop.
Il était d'autant plus amoureux que je ne cédais pas.
Pour moi, cette trop belle histoire ne pouvait pas se finir "banalement" dans des draps.
Le 18 août 1988, Yann a organisé mon 41ème anniversaire avec toute la rédaction.
150 personnes.
Des fleurs partout.
Du champagne et du whisky.
C'était la fin de mon deuil officiel depuis mars.
Les candidats se bousculaient au portillon.
Mais je n'en avais cure.
Je ne voyais que lui.
Quand j'ai été mutée chez le baron, il a déclaré lors d'un pot, devant toute la rédaction : "Baron, il va falloir te faire une raison, Lily et moi, nous nous aimons !"
J'ai proposé illico une tournée gratuite de Temesta pour tous.
Et ce fut donc Noël 1988.
Et ma fuite.
Pendant ce séjour, Chouket m'emmena à un cours de décoration intérieure de son université U.C.L.A.
Et, là, j'ai su que j'y viendrais moi aussi comme élève.
Je devais faire plus haut et plus fort que lui.
Alors, pensez donc...
Le cours sur le roman américain avec Lolita au programme...
Juste avant de partir, lors du pot de Noël, il est venu dans mon bureau et m'a embrassée.
Ce genre de baiser qu'on reçoit rarement et qu'on n'oublie jamais.
C'est peu de dire que j'étais tourneboulée.
Et heureusement que je partais.
Vite.
Et loin.
Les six premiers mois de 1989 ont été intenses.
Avec des disputes.
J'étais jalouse.
Il était jaloux.
J'ai écrit comme invitée d'honneur dans le Numéro Spécial Neuilly de L'Express Paris de juin.
Qu'il dirigeait après Danièle Heymann.
Pour célébrer tout ça, il m'a fait envoyer un superbe bouquet très coloré de chez Christian Tortu et m'a invitée à déjeuner avec Chouket au Pré Carré de l'avenue Carnot.
Et cet extrait dans son roman "Mémoires d'un homme amoureux" (1989) :
"(…) et d'une fille Lily, diminutif d'un prénom aussi dangereux qu'éclatant et clandestin : Liberté Chérie. Wilbur montra sa science en plaisantant sur un camouflage qui dissimulait un prénom quasi révolutionnaire - et joliment porté, galanterie française oblige - sous la fleur emblématique de la monarchie française, le lis (lily in English)
Seulement voilà...
Il était pris.
Très pris.
J'étais libre.
Trop libre.
Mais encore partagée à l'idée de tromper feu mon jeune époux.
Cet homme-là, sur le plan littéraire, c'est clair, je lui dois tout.
Mon amour des mots, du bien écrire, de la petite phrase assassine.
Ma passion pour Nabokov et les auteurs américains.
Avoir relu Shakespeare dans le texte.
Et les vers de Racine les soirs d'hiver.
Je suis partie de L'Express car, quand L'Express-Paris a fermé, l'été 1991, il avait proposé en lousdé de me récupérer dans sa rubrique Spectacles.
Sans même m'en parler.
Je n'étais pas un pot de confiture.
Que l'on change d'étagère à volonté.
Et puis, on me proposait une formation d'un an à Cornell University avec les "Creative Writing" (ateliers d'écriture) d'Alison Lurie.
L'obtention de mes deux certificats de Littérature Américaine me permettait d'y entrer.
Pour grandir enfin...
Il était nécessaire que je parte.
Et je suis partie.
Pourtant.
Je peux me l'avouer aujourd'hui sans ciller.
Je n'ai jamais tant aimé.
Liliane LANGELLIER