Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Alain Genestar. Retour à Auschwitz : "Simone Veil voulait transmettre l'histoire"...

En décembre 2004. Simone Veil ne se souvient pas avoir vu le soleil en 1944. La fumée noire des fours crématoires obscurcissait le ciel. © Benoit Gysembergh/Paris Match

60 ans après la Shoah, pour Paris Match, Simone Veil revient avec les siens au coeur de l'enfer. Alain Genestar, alors directeur de la rédaction de Paris Match, l'a accompagnée. Aujourd'hui, il se souvient. 

Nous sommes proches de l’éboulis de béton des anciens crématoires. Le soleil, avec une lente progression, perce l’épaisse couverture blanche. Le paysage du camp se révèle… la neige sur le sol qui s’étale de plus en plus loin tout autour de nous, les portiques noirs à l’entrée des allées, les ruines des cheminées qui s’alignent comme des potences, les bâtiments des femmes, les miradors perchés en sentinelles. Le plus grand, celui sinistre en forme de clocheton, à l’entrée d’Auschwitz-Birkenau, le camp numéro 2, l’usine de mort, dessine sa silhouette dominant les rails qui le traversent. Nous avançons vers les fours détruits. Les petits-enfants de Simone se groupent autour d’elle. Deborah, 17 ans, l’une des plus jeunes, avait l’âge de sa grand-mère lors de son arrivée. Ils se parlent.

Un cortège recueilli, comme dans un cimetière familial. Simone Veil, ses deux fils, Jean et Pierre-François, ses petits enfants et Alain Genestar, le 22 décembre 2004. © Benoit Gysembergh/Paris Match

Simone avait accepté ce qu’elle avait toujours refusé à tous les médias parce que, m’avait-elle dit, « vous avez fait l’effort d’aller là-bas et d’y aller avec votre femme ». Je m’y étais rendu la semaine précédente pour réfléchir au grand sujet que nous souhaitions lancer à l’occasion du 60e anniversaire de la libération du camp. A mon retour, j’avais demandé à Jean Veil si sa mère accepterait d’y revenir avec moi, en reportage. Elle n’avait pas posé de condition, mais émis délicatement un souhait : « Je voudrais venir avec mes petits-enfants. »
D’où ce voyage en groupe. Et cette marche familiale le long des voies ferrées.

Elle était retournée à deux reprises à Auschwitz lors de commémorations officielles. Jamais à titre privé. Jamais en famille. En venant ici, elle voulait briser une glace que les années avaient durcie. Si avec ses sœurs, Milou et Denise, si avec ses amies anciennes déportées, Marceline Loridan et quelques autres, elle évoquait les jours, les nuits d’Auschwitz, elle n’en parlait pas, ou peu, avec ses petits-enfants. « Je n’ai pas à les charger de mon histoire que tout le monde connaît, mais je voulais qu’ils me posent des questions et alors je répondrais. » Alors… Simone répondait. Et Benoit Gysembergh la photographiait, marchant avec son petit groupe, des bras l’enlaçant à tour de rôle. Tout était si calme, la neige étouffant les crissements de nos pas. Si beau. « Oui, aujourd’hui c’est beau. Mais avant, c’était un cloaque. Il n’y avait que de la boue. La terre était piétinée par les SS, par les kapos qui n’arrêtaient pas d’aller d’un endroit à l’autre, par les malheureux qui avaient la dysenterie et se vidaient sur place. C’était beaucoup de cris, des hurlements d’ordres, des aboiements de chiens. Une odeur pestilentielle. Et le ciel, si beau aujourd’hui, était noir de la fumée en suspension des crématoires. Je ne l’ai jamais vu bleu. »

Nous entrons dans le bâtiment où elle dormait avec sa mère et Milou. Elle retrouve le lit de bois, une sorte de grande boîte, une « coyat ». Caresse les planches. « Nous étions quatre ou cinq collées les unes contre les autres. Je supporte mal aujourd’hui une certaine promiscuité, ni même de faire la queue en étant trop proche de mes voisins. » Ces mois d’horreur l’ont durcie. « Dans ma conception de la vie, dans ma façon de voir les gens, cela m’a changée. Pas forcément, d’ailleurs, dans le pessimisme. Plutôt dans le cynisme. »

A-t-elle pardonné ? La question vient à l’esprit quand je la vois parler avec ses petits-enfants. Comme si cette image de sagesse, celle d’une très grande personne entourée d’une jeune génération, évoquait le sentiment du pardon. « Non. Jamais. Pour moi, la question ne se pose pas en termes de pardon. Je suis vivante, je suis là, j’ai une famille. Ce n’est pas à moi de pardonner lorsqu’il s’agit de 6 millions de Juifs exterminés. On ne peut pas pardonner globalement ce qui a été fait. On ne peut pas pardonner d’avoir décidé d’emmener les Juifs à Auschwitz pour les exterminer. Pardonner, ce n’est pas possible. »

Notre visite a duré plus de deux heures. Deux heures de marche, ponctuées par des arrêts dans des lieux où Simone racontait « comment c’était », en parlant bas, chuchotant à l’oreille. Deux heures à se souvenir. Comme là, dans cette bâtisse en longueur, les latrines des femmes où s’alignent en parallèle deux rangées de trous. « La puanteur était si forte que les SS et les kapos n’y entraient jamais, c’était le seul endroit d’intimité où nous pouvions parler entre nous. » Simone se tait, penche légèrement la tête, ferme les yeux… Les conversations, les mots échangés, les rires lui reviennent. Instant de recueillement. Benoit ne prend pas la photo.

L’image qui fera la couverture, nous l’imaginons lui et moi. Elle se fera au retour vers la sortie, sur la voie ferrée avec en arrière-plan le clocheton-mirador, signature de Birkenau. Nous approchons. J’en parle à Simone. Elle hésite. Les rails lui rappellent ce jour d’avril où elle est descendue du convoi, la peur, les cris, le tri ordonné par Mengele dont elle se souvient avec sa blouse blanche. Simone serre fort mon bras. « Je suis prête. » Nous avançons entre les rails… Je la tourne doucement vers Benoit… Je m’éloigne… Son regard se détache du mien, fixe droit l’objectif. La photo fera la couverture, avec cette citation : « Là-bas, je n’ai jamais pleuré. C’était au-delà des larmes. »

 

Elle n’a pas pleuré, ce jour de décembre 2004. Peut-être quelques larmes dont le froid était l’excuse. Elle ne cherchait pas la compassion. Mais la compréhension. Faire comprendre sur place ce qu’était l’horreur. La faire ressentir. Transmettre. « C’est beaucoup plus qu’une douleur, c’est une histoire. » L’histoire du génocide des Juifs d’Europe, exterminés ici, à Auschwitz, par familles entières. Des parents, des enfants, des petits-enfants, des grands-parents descendaient des convois. Une histoire de familles. 

Alain Genestar est directeur de « Polka Magazine ».

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article