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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Quand les Irlandais fuyaient en Amérique pour se sauver de la Grande Famine...

De 1845 à 1914, cinq millions d’Irlandais catholiques, poussés par la Grande Famine et les lois discriminatoires instaurées par la Couronne, s’installent sur la côte est des Etats-Unis. Utilisés comme main-d’œuvre bon marché, ils vont gravir peu à peu l’échelle sociale et s’intégrer. Aujourd’hui, 10% des Américains revendiquent avec fierté une origine irlandaise.

Sur le quai du port de New Ross où s’était embarqué son arrière-grand-père en 1848, le président John Fitzgerald Kennedy déclare aux Irlandais venus en nombre en juin 1963 : « Il aura fallu 115 ans, 6 000 miles et trois générations pour faire ce voyage, mais je suis fier d’être ici. » Ce descendant de la misère et de l’émigration devenu l’un des hommes les plus puissants du monde incarne la réussite d’un peuple presque transatlantique : New York compte alors plus d’habitants se disant d’origine irlandaise que Dublin ou Belfast...

Du "rêve américain" au "coffin ships"

Cette migration d’un peuple profondément attaché à sa terre commence avec l’histoire moderne. Dès le XVIe siècle, les persécutions religieuses et la lutte contre l’Angleterre protestante jettent nombre d’ecclésiastiques, séminaristes, étudiants proscrits sur le continent européen. Ils y fondent, notamment en France, une trentaine de « collèges irlandais ». Ces « wild geese » («Coies sauvages »), comme on les appelle, forment bientôt des régiments autonomes qui combattront jusqu’au sein de la Grande Armée de Napoléon. Il faut néanmoins attendre le XIXe siècle pour que cette émigration devienne massive. Entre 1815 et 1845, l’explosion démographique de l’île, qui compte près de huit millions d’habitants, mais aussi la révolution industrielle qui met à mal l’économie textile domestique, vont jeter un million d’Irlandais vers ce « rêve américain » que leur promettent les Etats-Unis. Décrit par l’historien contemporain Roy Foster dans Modern Ireland 1600-1972 (Penguin, 1990), le migrant-type est alors un homme jeune, issu d’une famille de fermiers ou d’artisans, c’est-à-dire de la classe ouvrière qualifiée ou de la petite et moyenne paysannerie. Mais tout change avec la Grande Famine de 1845. La population migrante devient plus féminine, plus familiale, moins qualifiée. Les plus démunis n’émigrent pas, faute de moyens. Le million de morts en moins de dix ans incitera certains historiens à accuser de « génocide involontaire » les Britanniques indifférents ou implacables. Les migrants les plus pauvres se contentent de passer en Grande-Bretagne pour regrouper leur misère autour de Londres, Manchester ou Glasgow dans des bidonvilles appelés aussi « petites Irlandes ». Certains migrants sont financés par leurs propriétaires terriens : ces derniers vont profiter de ces départs en masse pour moderniser et rationaliser leurs exploitations. Mais les partants, dans leur majorité, gagnent l’Amérique par leurs propres moyens ou grâce à l’aide matérielle de parents ou d’amis déjà émigrés.

Le voyage en bateau s’apparente à un enfer de six semaines sur une mer agitée, surtout en hiver. Ces « coffin ships » («bateaux cercueils») sont des cargos canadiens qui, ayant livré au Royaume-Uni le bois des Amériques, reviennent avec des centaines de migrants dans leurs cales. « Si l’on pouvait dresser des croix sur l’eau, la route des émigrants à travers l’Atlantique serait comme un immense cimetière », écrit alors un commissaire à l’émigration. On y est confronté à la maladie (dysenterie, choléra, typhus), à la faim, à la soif, à la dépression. Un témoin de 1847 voit les passagers « blottis les uns contre les autres, sans lumière, vautrés dans la saleté et respirant une atmosphère fétide [...] Les patients qui ont la fièvre sont étendus entre ceux qui sont sains, dans des couchages si exigus qu’ils n’ont pas la possibilité, en changeant de position, de s’agiter comme le font naturellement les malades ». Sur les 476 passagers du Virginius parti de Liverpool, 158 périssent pendant la traversée et 106 sont contaminés par le typhus. Les Nord-Américains, craignant de voir leurs côtes se transformer en « lazaret pour les malades d’Europe », exigent que ces spectres soient parqués à leur arrivée dans des maisons de quarantaine, comme à Grosse-Ile près de Québec ou à Deer Island près de Boston. Ils y périssent sur place. Au cours de la seule année 1847, parmi les 97 492 voyageurs irlandais, plus de 5 000 meurent et sont enterrés à Grosse-Ile.

Un prolétariat indispensable à l’industrie du Nouveau Monde

De plus, ce soulèvement humain qui voit 2 300 000 départs d’Irlande entre 1845 et 1854 (dont 63 % pour les Etats-Unis) ne tarde pas à inquiéter les ouvriers du Nouveau Monde qui craignent de voir baisser les salaires. Mais aussi la petite bourgeoisie anglo-saxonne et protestante qui se met à redouter, de la part de ces catholiques, un complot « papiste » contre la démocratie américaine. Cette hostilité donne lieu à des heurts sanglants, comme à Philadelphie en 1844, avant même la vague de la Grande Famine, lorsqu’une émeute de trois jours fait 13 morts et 50 blessés. Cette méfiance à leur encontre pousse les immigrants à se cantonner sur la côte est, dans des ghettos urbains, tels les bas quartiers de New York où ils représentent, dès 1850, un tiers de la population de la grande métropole. Ils y vivent avec leurs rites, leurs journaux, leurs églises et leurs gangs. Selon un rapport de police, en 1859, plus de 50 % des malfaiteurs sont d’origine irlandaise. Comme l’écrit l’historien Pierre Joannon dans son Histoire de l’Irlande et des Irlandais (Tempus, 2009), « c’est de cette période que date l’image stéréotypée de l’Irlandais fanfaron, ivrogne et bagarreur ».

Et pourtant, ils vont s’intégrer, une génération après l’autre. Moins qualifiés que les Anglais et les Allemands, ne parlant parfois que le gaélique et n’ayant jamais vécu en ville, ils fournissent le prolétariat indispensable à l’industrie naissante du Nouveau Monde. Ils participent à la construction des villes, des routes, des canaux, des chemins de fer. Dans les années 1850, leur communauté se compose pour 60 % de femmes : elles sont lavandières, domestiques, infirmières. Lorsque survient la guerre de Sécession (1861-1865), les immigrés irlandais se rallient à l’Union du Nord ou à la Confédération du Sud, et montent à la bataille sous leur « étendard timbré de la harpe d’Erin », selon les mots de Pierre Joannon. Associant ainsi leur origine à leur nouvelle appartenance, ils paient l’impôt du sang et sont désormais reconnus pleinement américains.

Ils montent de petits commerces ou intègrent des emplois subalternes de l’administration, surtout dans le corps des pompiers et dans la police, au point que le policier irlandais devient une « silhouette familière et permanente de la ville américaine en général et de New York en particulier », comme le rappelle l’historien. Leur intégration est paradoxalement favorisée, après 1880, par l’arrivée de ces migrants encore plus étrangers que sont les Italiens, les Juifs de Pologne et les Ukrainiens. Et le pouvoir centralisateur de l’Eglise cimente leur communauté face à l’émiettement des sectes protestantes. La plupart de leurs prélats sont américano-irlandais et l’Eglise catholique devient la première puissance religieuse du pays. Enfin, le respect de l’ordre et de l’autorité, leur sens de l’entraide les amènent à jouer un rôle prépondérant dans les institutions sociales et politiques américaines. Après avoir constitué des sociétés de défense ouvrière contre les patrons, mais aussi contre la concurrence de nouveaux immigrants, ils s’assurent une hégémonie dans le monde du travail, et prennent le contrôle du parti démocrate. Cette puissante machine électorale dote Boston de maires irlandais. Leurs chefs élisent également les maires de New York et pèsent sur la politique nationale.

Chaque année, le 17 mars, dans les principales villes des Etats-Unis, de grands défilés de la Saint-Patrick fêtent les 32 millions d’Américains qui se disent venus d’Irlande, près de 10 % de la population totale. Dans un article intitulé « The Irish Exodus », le Times de Londres dénonçait en 1860 l’inepte politique britannique : « Si ce mouvement se prolonge, l’Irlande deviendra tout à fait anglaise, et la république des Etats-Unis tout à fait irlandaise... Il y aura donc encore une Irlande, mais une Irlande colossale et une Irlande située dans le Nouveau Monde. Nous n’aurons fait que pousser le Celte vers l’ouest. » Un constat amer. Et bien tardif...

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