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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

La «Mensur», le sanglant combat à l'épée pratiqué par la jeunesse allemande...

 
  • Babylon Berlin
  • Benno Fürmann : Gottfried Wendt, sordide conseiller de police, assistant personnel du Président du Reich Paul von Hindenburg, membre de la Reichswehr noire, successeur ultérieur d'August Benda à la tête de la police politique. Il est un personnage récurrent de la saison 3. Il a des liaisons avec le NSDAP, a une allure de psychopathe sans état d'âme, est prêt à empiler les cadavres pour son ascension sociale et a une ressemblance physique frappante avec Reinhard Heydrich. Le rôle est probablement basé sur le personnage de Hans Friedrich Wendt (de), qui, avec deux camarades (Hanns Ludin et Richard Scheringer (de)), a commencé à créer des cellules secrètes nationales-socialistes dans la Reichswehr en 1929.

    C'est incontestablement le plus bel homme de Babylon Berlin...

    Le conseiller de police Gottfried Wendt.

    Et son charme est encore augmenté par la cicatrice qu'il porte sur la joue gauche.

    Explications.

Une pratique historique controversée où se mêlent escrime, défiguration, bravoure masculine et nationalisme germanique.

Les duellistes se positionnent avec une main placée derrière le dos et l'épée au-dessus de la tête, tandis que les arbitres, protégés par leurs bras gonflés de protections, se tiennent prêts à intervenir avec leurs rapières, ici entre deux fraternités étudiantes allemandes de Göttingen (Basse-Saxe) en 1888-1889. | Photo d'un auteur inconnu via Wikipédia

 

Dans une pièce peu fréquentée de l'université, des étudiants de différentes fraternités se réunissent. On décroche les tableaux et on protège les murs et décorations des éventuels jets de sang par une bâche. Les duellistes sont préparés par l'audience. Assis sur une chaise, des étudiants s'empressent de les aider à enfiler une veste matelassée qu'ils font surmonter d'une cotte de mailles. Le cou est protégé par une minerve en cuir, tandis que les mains s'insèrent dans des gants de chevalier. Enfin, des lunettes d'aviateur, sorties tout droit d'un roman de Jules Verne, couvrent le visage.

Préparation d'un duelliste avant une Mensur opposant des membres d'une fraternité polonaise à ceux d'une fraternité allemande (photographie datant de 2004). Le corps est amplement protégé par une armure, à l'exception de la tête qui reste nue. | Czestomir via Wikimedia Commons

Les protagonistes ainsi vêtus, et sous l'œil d'un public éméché, le duel commence. D'incessants fracas de métal retentissent. Les rapières tranchantes virevoltent à une cadence infernale. Tel un jeu de roulette russe, la tension ne cesse de monter à chaque coup, tandis que les combattants voient leurs traits tirés par la concentration mettant leurs nerfs à vif.

Soudain, du sang est projeté sur le sol et l'entourage. Un des rasoirs a touché sa cible, le visage, le seul endroit autorisé et non protégé par l'imposante armure. Instantanément, deux hommes faisant office d'arbitres opposent leurs bras gonflés d'un confortable gambison pour stopper les épées. On examine le blessé. La balafre, souvent portée sur les lèvres, la joue ou le front, est cruelle, bien que superficielle. L'opposant touché, dont la face et l'armure sont devenues rouge vif, peut continuer. Le balai des lames, semblables à deux hélices, tournoie à nouveau.

Escrime, bière et fascisme

Vous venez d'assister à la Mensur ou, de manière plus pédante, «l'escrime académique allemande», un duel à l'épée pratiqué par les Studentenverbindung, des corporations estudiantines allemandes à la réputation sulfureuse, semblables aux faluchards dans la manière passéiste de s'habiller et aux beuveries sans fin. Les Studentenverbindung ont la tenace réputation d'être composées, au mieux de conservateurs proches de la noblesse, au pire de néo-fascistes.

En effet, pour qu'un étudiant soit recruté, il faut que celui-ci soit obligatoirement un homme –aucune femme ne saurait être tolérée–, de nationalité et de culture allemandes, et de préférence avec une situation financière avantageuse ou provenant d'une famille aisée. Ces critères sexistes, racistes et élitistes font que la société d'outre-Rhin voit ces corporations estudiantines avec un mépris affiché.

D'autant plus qu'en juin 2011, l'Allemagne apprenait qu'une des corporations voulait tout bonnement bannir une fraternité pour avoir recruté un étudiant d'origine chinoise. Elle alla jusqu'à demander la justification de la lignée germanique de chacun des membres de la fraternité par la vérification des cartes d'identité. Cet épisode contribua à affermir dans l'esprit du grand public l'idée que les corporations pratiquant le duel à l'épée sont composées de nostalgiques de l'Allemagne nazie.

Des épées et des hommes

La Mensur est née aux alentours du XVIe siècle, avec la nécessité de protéger les étudiants des brigands pouvant les attaquer sur les routes menant aux universités. Ils étaient ainsi autorisés à porter les armes sans être d'ascendance noble. Très vite, les épées portées à la ceinture deviennent l'extension du membre viril. La moindre querelle est l'occasion de mesurer sa bravoure en défendant son honneur. En résulte un nombre conséquent de décès d'étudiants par perforation pulmonaire.

Au fil des décennies, les gouvernements allemands ont donc œuvré pour limiter le nombre de morts en imposant des règles sous la forme d'une escrime codifiée. Il y eut des périodes d'interdiction tout au long de l'histoire sans parvenir à arrêter ces duels à l'épée. Car chez les étudiants allemands de l'époque, un homme se doit de connaître le combat et de l'avoir pratiqué, que ce soit par la guerre ou par la Mensur.

Les rapières, appelées Mensurschläger, sont particulièrement aiguisées et peuvent trancher profondément les joues, menton, lèvres et front. | Photo de groupe de la corporation étudiante Corps Saxonia Karlsruhe, autour de 1920, via AK Clubhausia de l'université Ernst-Bloch de Tübingen

Pour en faire des hommes, les duellistes sont poussés à se rapprocher d'une longueur de bras sans jamais s'éloigner. L'esquive, le pas de retrait, voire simplement un sursaut du buste ou de la tête, sont interdits. Ils sont considérés comme une manière déshonorante de montrer sa peur en s'échappant de l'inévitable blessure. En escrime académique allemande, les hommes prennent leurs responsabilités en accusant les coups avec dignité, sans être affectés par la peur ou la douleur. En soi, le but n'est pas tant de gagner un duel ou même d'infliger le plus de coups à l'adversaire: il s'agit surtout de prouver sa bravoure en tenant jusqu'au bout.

Le culte de la cicatrice

L'ultime reconnaissance de virilité consiste à porter la Schmiss, ou cicatrice de duelliste. Ces énormes balafres au visage sont facilement identifiables et les preuves formelles qu'une personne a connu un passé de duelliste. Ces cicatrices faisaient l'objet d'un véritable culte, auxquelles on prête de nombreuses vertus.

Le chancelier Otto von Bismarck aurait dit que la valeur d'un homme se mesure au nombre de cicatrices qu'il porte sur le visage. Un homme ayant une Schmiss plaît aux femmes et serait un choix de mari idéal. Avant guerre, le fait de porter une Schmiss permettait d'obtenir les meilleures places dans l'administration. On allait jusqu'à bâcler les sutures, voire même s'automutiler pour montrer un visage découpé.

Une rumeur tenace voudrait que Karl Marx lui-même ait pratiqué l'escrime durant ses années d'études à l'université de Bonn. On raconte même que sa barbe servirait à cacher une marque dont il aurait honte.

 

Vérité ou exagération, de nombreux notables allemands des XIXe et XXe siècles s'affichent avec une Schmiss sur leur portrait. De là est né le stéréotype de l'officier nazi balafré. Ironique sachant qu'Adolf Hitler a fait interdire les fraternités pratiquant l'escrime, les accusant d'accointance avec la noblesse.

Portrait de l'officier allemand et commando SS Otto Skorzeny arborant une cicatrice de duelliste (photographie prise en septembre 1943). | Auteur inconnu, Archives numériques nationales de Pologne via Wikimedia Commons

Réapparue progressivement après la Seconde Guerre mondiale, la Mensur est de nos jours pratiquée par plus de 400 corporations estudiantines à travers plusieurs pays dont la Suisse et la Belgique. Le caractère clandestin de ce sport n'est qu'une illusion cultivée par les étudiants. En effet, la pratique est aussi légale que la boxe. Et les fraternités organisent régulièrement leurs entraînements et duels dans des locaux dédiés.

Cependant, du fait des a priori et spéculations autour des fraternités, les étudiants préfèrent cacher leur appartenance à une corporation pratiquant l'escrime. À l'instar des confréries secrètes, rares sont les personnes extérieures (et d'autant plus les femmes) autorisées à observer une Mensur. Ainsi, aucune vidéo ni photographie contemporaine ne circule de manière visible sur internet. Bien que la majorité des corporations se détachent des groupes d'extrême droite et refusent toute association avec une idéologie nationaliste, les préjugés subsistent et pèsent durement sur leurs membres.

Pour aller plus loin:

 

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