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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

Quai des Orfèvres de Henri-Georges Clouzot (1947)...

D'après le roman Légitime défense de Stanislas-André Steeman.

Le retour d’Henri-Georges Clouzot

Suzy Delair chante Avec son tra-la-la, Louis Jouvet vide les poubelles de la société, c'est la naissance du film noir à la française.

Par JACQUES SICLIER.

Au Festival de Venise 1947, la France présentait le Diable au corps, de Claude Autant-Lara, les Frères Bouquinquant, de Louis Daquin, Farrebique, de Georges Rouquier, Monsieur Vincent, de Maurice Cloche, Quai des Orfèvres, d’Henri-Georges Clouzot, et Bethsabée, de Léonide Moguy. Face à une concurrence internationale importante, Quai des orfèvres reçut le Grand Prix international de la mise en scène. Ce qui permit à Clouzot une " rentrée " triomphale. Pour avoir, sous l'Occupation, travaillé pour la Continental Films, dirigée par l'Allemand Alfred Greven, et tourné, en 1943, le Corbeau qui passait pour avoir servi une propagande antifrançaise, le cinéaste avait été inquiété à la Libération, et privé quelque temps du droit d'exercer sa profession.

On ne va pas revenir sur l'affaire du Corbeau, film de mœurs au vitriol, considéré aujourd'hui comme un classique. Mais revoir Quai des Orfèvres au cinéma (après quelques reprises à la télévision), c'est retrouver, dans son intégralité, l'univers noir de Clouzot, cette vision du monde dépassant les apparences, pour atteindre la psychologie des profondeurs, cet art de la mise en scène qui, brillamment et implacablement, conduit une histoire très bien construite, de son début à sa fin, révélant, en cours de route, une humanité dérisoire, un peu sordide et, pourtant, attachante par sa vérité.

En 1947, pour ce fameux retour que devait couronner le Grand Prix de Venise, Henri-Georges Clouzot, sur le conseil d'un producteur, choisit de réaliser " une histoire visible par tous ". Le film policier était, alors, un genre passe-partout. Clouzot écrivit, avec son ami Jean Ferry, une adaptation très libre de Légitime défense, roman policier de l'auteur belge Stanislas André Steeman, dont il s'était inspiré, quelques années auparavant, pour le scénario du Dernier des six, réalisé par Georges Lacombe, et, pour son premier film, L'assassin habite au 21. Il ne reste pas grand chose de Légitime défense dans Quai des Orfèvres, mais ce que Clouzot en a fait marque, dans le cinéma français de l'après-guerre, la naissance officielle d'un réalisme noir prolongeant, amplifiant, d'une certaine façon, celui du Corbeau et surpassant les tentatives de Jacques Sigurd et Yves Allégret (Dédée d'Anvers est, également, de 1947), qui devaient moins bien résister à l'épreuve du temps.

Quai des Orfèvres, c'est d'abord la préparation d'un fait divers. Jenny Lamour chante dans les music-halls de quartier. Son mari, Maurice Martineau, l'accompagne au piano. Jenny est ambitieuse. Belle fille, elle n'hésite pas à mettre en batterie tous ses charmes pour " arriver ". Brignon, un vieil homme d'affaires riche et vicieux qui vient faire poser des filles légères chez Dora, la photographe, amie de Jenny, tourne autour de la chanteuse, l'invite au restaurant. Maurice, jaloux, se présente à la place de sa femme, menace. Et puis, un soir, il découvre que Jenny est allée au domicile particulier de Brignon, s'y précipite pour le tuer et le trouve déjà mort. Or Jenny était passée là avant lui. Qui a tué ? On peut presque dire que cette question est secondaire. Tout un jeu de passions s'est déchaîné, et l'inspecteur Antoine, qui va mener l'enquête, est obligé de démêler ces passions.

Situé en décembre 1946, l'action se déplace du bureau d'un éditeur de chansons du côté du faubourg Saint-Denis à un music-hall de Ménilmontant, une vieille maison de la rue des Bourdonnais aux Halles, où Dora a son atelier en bas de l'appartement des Martineau, un coin de Passy et, bien entendu, les bureaux du Quai des Orfèvres. Dans les décors de Max Douy, sous les éclairages d'Armand Thirard, tout cela existe, avec une atmosphère poisseuse, humide, froide, et la neige de Noël, à la fin, ne vient pas chanter l'espoir. Les rescapés du fait divers pourront simplement se reposer avant de recommencer leur existence de compromis.

Un œil d'oiseau de proie

" Où est l'ombre ? Où est la lumière ? ", demandait le docteur Vozet dans le Corbeau, en balançant une ampoule électrique pendue au plafond d'une salle de classe. Où est le bien ? Où est le mal ? Même Louis Jouvet, inspecteur Antoine désabusé, ancien militaire colonial père d'un petit métis, ne le sait pas. Il fait son boulot, il vide les poubelles de la société, il a un peu de Maigret par sa façon de percer le secret des caractères, mais c'est avec un œil d'oiseau de proie. Pour déblayer le terrain, il n'hésite pas à manœuvrer un vieux chauffeur de taxi refusant de reconnaître un suspect. Il déteste qu'on embrouille les choses. La nuit de Noël, au Quai des Orfèvres, il y aura deux affaires à expédier avant le réveillon et quelques dégâts.

Jouvet, c'est Jouvet, il joue comme au théâtre, et il est celui qu'aucune turpitude ne peut plus surprendre. À travers lui, on dirait que Clouzot regarde vivre ses personnages. À commencer par Jenny Lamour, donc Suzy Delair. Elle est la clé de tout : des passions, de l'intrigue, des malentendus, du gâchis. Sensuelle comme une allumeuse et sentimentale comme une midinette (elle aime vraiment son mari qu'elle appelle " mon biquet "). Jenny joue avec le feu et, quand ça brûle, laisse aux autres le soin de l'éteindre. Elle sent l'odeur des coulisses et la fièvre de la scène. Elle peut être aguichante à Ménilmontant (Avec son tra-la-la) et langoureuse dans un cabaret des Champs-Élysées (Danse avec moi). Ces deux chansons, écrites par André Hornez et mises en musique par Francis Lopez, reflètent deux aspects de Suzy Delair, divette, actrice et personnage. Jenny se laisse aimer par Dora, la photographe lesbienne (jouée par Simone Renant avec une humanité pathétique) et se démène pour Martineau, que Bernard Blier nous fait voir coléreux et pitoyable.

Ici, on barbote dans la vie comme dans une eau sale. Le naturalisme littéraire se trouve reconsidéré par le réalisme noir de Clouzot. Il est en marche pour Manon, le Salaire de la peur, les Diaboliques. Mais aucun de ses personnages féminins n'aura par la suite la vitalité de Suzy Delair et cette façon propre à Jenny Lamour de se sortir intacte de la boue.

 

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Par Guillemette Odicino

« Rien n’est sale quand on s’aime », fera dire Clouzot à l’un des personnages de son film Manon. Dans Quai des Orfèvres, déjà, tout poisse, s’encrasse, sauf l’amour, qu’il soit ­filial, conjugal ou lesbien. En effet, il n’y a pas que Brignon, le vieux cochon, qui est ­assassiné dans ce chef-d’œuvre. Pendant qu’on s’interroge sur l’identité du coupable, Clouzot trucide tranquillement la censure. Il faut entendre l’inspecteur Antoine (Jouvet, prodigieux) dire à Dora, la blonde cérébrale : « Vous êtes un type dans mon genre… » Car si Dora veille sur Jenny Lamour, la Mimi Pinson ambitieuse, et sur Maurice, le pauvre bougre de mari, c’est par amour pour la seule Jenny. L’énigme regorge de fausses pistes et de faux témoignages parce que chacun, si veule qu’il puisse paraître, est prêt à se sacrifier pour l’être aimé.

Magnifique hommage aux petites gens du cabaret, le film est aussi une peinture de mœurs d’une grande tendresse cafardeuse : même si le cœur a ses raisons, la loi lui donne tort. Clouzot le regrette et met cette réplique, à la fin, dans la bouche d’un chauffeur de taxi : « Je vous fais bien mes excuses, mais on n’est pas les plus forts. » —

 

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