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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

“Le Bureau des légendes” : jeu d'espions, jeu sérieux...

Je viens de binger comme une malade - pendant 4 jours consécutifs - cette remarquable série sur Canal+.

Tellement passionnée que j'en ai délaissé mes blogs, c'est dire...

Le Pitch :

Au sein de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), un département appelé le Bureau des légendes (BDL) forme et dirige à distance les agents dits clandestins, en immersion dans des pays étrangers, qui ont pour mission de repérer les personnes susceptibles d'être recrutées comme sources de renseignements. Opérant dans l'ombre, « sous légende », c'est-à-dire sous une identité fabriquée de toutes pièces, ils vivent de longues années dans une dissimulation permanente.

Guillaume Debailly, alias Paul Lefebvre, alias Malotru, revient d'une mission clandestine de six années en Syrie, mais en contravention avec les règles de sécurité, il ne semble pas avoir abandonné sa légende et l'identité sous laquelle il vivait à Damas. Son histoire d'amour avec la Syrienne Nadia El Mansour va sérieusement compliquer les choses et l'amener notamment à jouer un double jeu entre la DGSE et la CIA.

Voici l'article de Pierre Langlais (Télérama) lors de la sortie de la série en avril 2015....

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C'est "le service le plus secret des services secrets", comme dit la pub. Quelques pièces discrètes planquées sous les combles de la DGSE, ambiance feutrée et portes vitrées. Pour le bien de la fiction, on l'appellera le "bureau des légendes", car c'est là que sont gérées les identités secrètes des espions français envoyés à l'étranger, les "légendes", ces existences administratives créées de toutes pièces, imaginées pour qu'un agent puisse discrètement recruter les sources nécessaires à sa mission. Pour qu'il vive planqué, de Alger à Damas, avant de revenir à la vie "normale" en effaçant toutes traces de son passé. Le Bureau des légendes, nouvelle création maison de Canal+, se glisse entre ces murs jamais vus, jamais entendus. Et pour cause, ils n'existent pas. Ou, s'ils existent, on ne le sait pas, on n'en connait rien, on ne peut que les imaginer. Imaginer à quoi ressemblerait le quotidien d'un agent, appelons-le Guillaume Debailly, alias Malotru, de retour d'un long séjour en Syrie. Là-bas, il s'appelait Paul Lefebvre, il était prof, il était amoureux. Il était un autre qui doit disparaitre. Par amour et parce que les circonstances ne vont pas jouer en sa faveur, il va être contraint de faire revivre sa "légende"…

Oubliez Jason Bourne. Ou plutôt, dites-vous qu'avant de se la jouer à l'hollywoodienne, il pointait, il mangeait à la cantine, il portait des costumes sombres, il savait encaisser les coups encore mieux qu'il les donnait, il parlait peu, il réglait les affaires graves en salle de réunion. Le Bureau des légendes tente une plongée réaliste dans le quotidien de ce "Monsieur Tout-le-monde" de la DGSE, un type aussi extraordinaire qu'il est invisible. Une infiltration aussi crédible que le permettent les informations disponibles, les travaux et le carnet d'adresses d'Eric Rochant, son créateur -- qui, à force de parler d'espions, des Patriotes à Möbius, est certainement familier du genre, de ses codes, de ses fantasmes, et donc en un sens de la réalité du monde qu'il décrit. Les agents secrets, dans cette vision, ne sont pas des surhommes. Ils ressemblent à Mathieu Kassovitz (Malotru, c'est lui), à Jean-Pierre Darroussin (Henri Duflot, son supérieur), ils se font surnommer "Pépé" ou "Mémé" et passent pas mal de temps à planquer dans des voitures banalisées.

C'est la première ambition du Bureau des légendes : viser la sobriété, faire une série de… bureau, où le drame naît des interactions humaines, des tensions psychologiques, de la situation qui peu à peu va se détériorer, non à force de fusillades et de courses-poursuites, mais de discussions, de coups de pression, d'infimes erreurs. Sans explosions. Choix courageaux, délicat, d'autant plus remarquable qu'il fait reposer tout le récit sur les personnages et les dialogues -- la base, la vraie, d'une bonne série télé. Sans courir. Patiemment. En osant croire que le téléspectateur passera de la curiosité face à ce monde méconnu mais secret à l'attachement à ses personnages taiseux, solitaires, techniciens du mensonge. Réalisme des situations, donc, jusque dans l'arrière-plan géopolitique (il est question de la situation en Syrie, mais n'en disons pas plus) ou l'emploi des langues arabes, russes et anglaises en plus du français. Et réalisme des émotions, sans en rajouter dans la dramatisation.

Sur le papier, Le Bureau des légendes est donc un des projets de séries les plus prometteurs de ces dernières années. Un concept qui tire sa force de sa sobriété. De son envie de nous prendre aux tripes sans tricher. Mais il n'est pour l'instant (1) qu'en partie réussi. Avec un peu de patience, on se laisse prendre à son intrigue (à ses intrigues, devrait-on dire, puisqu'à la périlleuse mission intime de Malotru -- encore une fois, il faut en taire le déclencheur, ce serait spoiler -- s'ajoute la disparition d'un agent français en Algérie). Eric Rochant et ses scénaristes (Camille de Castelnau, Emmanuel Bourdieu, Cécile Ducrocq) trouvent peu à peu le bon rythme, équilibrent les scènes de pur bureau, parfois laborieuses mais courageuses (répétons-le), et les sorties plus divertissantes, filatures et autres figures du genre. On ne s'ennuie pas (même si, au début, on le craint) grâce à un petit côté ludique pas dénué d'humour, truffé de "trucs" d'espion assez réjouissants.

 

Mathieu Kassovitz marche sur une ligne fragile. Visage fermé, voix calme, il réussit un périlleux exercice de sobriété, offrant à son personnage sa justesse. L'ensemble de la distribution, de Jean-Pierre Darroussin à Sara Giraudeau en passant par Léa Drucker, s'en sort aussi très bien, à force de concentration et d'application. C'est paradoxalement dans cette vigilance que se cache la principale limite du Bureau des légendes, dans sa sobriété même, dans son envie de jouer la carte réaliste, la simplicité, l'absence de frime. Si on se laisse aller à son récit, on ne s'emballe que rarement. Si on s'intéresse à ses personnages, on ne se passionne pas encore pour eux. Efficace, l'intrigue n'est pas étouffante. Intrigant, Malotru n'est pas bouleversant. La caméra d'Eric Rochant est aussi sérieuse que son histoire. Soigneuse, presque scolaire diront les plus sévères. Un manque de souffle qui se dégage aussi de nombreux dialogues, et qui empêche l'intrigue sentimentale, pourtant voulue intense et métaphorique (connaît-on vraiment ceux que l'on croit aimer ?), d'être poignante.

Peut-être est-ce une conséquence du monde dans lequel se déroule la série, et ce sérieux n'est-il qu'une preuve de plus de la réussite du Bureau des légendes. Mais il nous empêche (au moins, sur les sept épisodes que nous avons pu voir) de tout à fait adhérer au projet. On a l'impression de suivre l'introduction méticuleuse d'une histoire qui, par la suite, pourrait se lâcher. C'est particulièrement flagrant avec les personnages de Léa Drucker et Sara Giraudeau (pourtant très bien toutes les deux, répétons-le). Drucker incarne une psy, nouvelle venue du bureau, qui sert à appuyer les difficultés psychologiques des espions. Une outsider qui pourtant apporte d'abord un peu de lumière, de souplesse, d'imprévu à l'histoire. Giraudeau, elle, est une nouvelle recrue, que l'on va voir apprendre les ficelles du métier. D'où un petit côté "espionnage pour les nuls" qui ne sert pas son intrigue (une longue et délicate infiltration), qui tombe régulièrement dans le didactisme, comme certains propos de Malotru lui-même, qui explique ses actions dans une situation que nous tairons ici.

 

Tournée dans des conditions exceptionnelles à la Cité du Cinéma de Saint-Denis (écriture, tournage, montage en un même endroit), plus efficacement que les habituelles productions hexagonales, Le Bureau des légendes est équipée pour durer, si le public le veut, pour revenir vite (et pas dans trois ans). L'adhésion des téléspectateurs, et la nôtre, dépendra peut-être de sa capacité à se détendre, à oser être un peu plus folle, ne pas sacrifier complètement à son sérieux et au sérieux de son sujet sa capacité à nous émouvoir. Pour l'instant, on la suit sans déplaisir, on s'intéresse, on s'amuse volontiers, mais l'émotion n'y est pas encore. Parce qu'on aime ses comédiens, parce qu'on aime son ambition, parce que ce serait une erreur de tomber dans le panneau du "c'est trop lent" (la lenteur, quand elle est patience, est une bonne chose), on veut espérer que Le Bureau des légendes deviendra captivante. Souhaiter pour cela que cette série toute en retenue se lâche un peu est sans doute paradoxal. Mais l'émotion viendra peut-être à ce prix-là.

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