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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 1.700 articles.

« Voyage au bout de l’enfer » : la fin du rêve américain...

L'article de Jean de Baroncelli :

La guerre. La « sale guerre » – mais y en eût-il jamais de propre ? Bref, le Vietnam… Au dernier Festival de Berlin, la projection de Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter) a provoqué un scandale. Jugeant le film insultant pour une nation amie, la délégation soviétique, suivie par celles des pays socialistes, a quitté la manifestation. De son côté, Julie Christie, membre du jury, protestait contre le racisme d’un ouvrage qui « décrit comme une populace étrangère subhumaine le peuple d’un petit pays (opposé) à un envahisseur doté de moyens énormes… »

« Raciste », comment nier que The Deer Hunter le soit ? En trois images, Michael Cimino annonce la couleur. Dans un camp, le sadisme, la barbarie. Dans l’autre, la souffrance et le courage. Pas un mot sur le caractère agressif de l’intervention américaine, pas un mot sur certaines atrocités (les bombardements au napalm, par exemple). Raciste, oui, ce film l’est, comme l’était, Naissance d’une nation, comme le furent tant de films de John Ford (et de beaucoup d’autres), comme le sont toujours, sous une forme ou une autre, les récits de guerre.

Est-ce une raison pour le rejeter en bloc, pour nier son intérêt, sa puissance et sa complexité ? Pour oublier sa signification profonde ? Nous ne le pensons pas. Car, bien au-delà de son manichéisme, il y a ce que ce film sous-entend ou exprime. Dire que la guerre du Vietnam fut une entreprise suicidaire où l’Amérique perdit son âme, et dont les blessures seront longues à cicatriser, dénoncer non seulement les horreurs de cette guerre, mais son caractère absurde, abject et nauséeux, affirmer que ceux qui en revinrent sont à jamais des mutilés, ce n’est pas là se donner bonne conscience.

C’est, tout au contraire, révéler un désarroi, une lassitude, une honte secrète, qui auront sans doute inexorablement marqué la fin du rêve américain.

Or ce propos est très exactement celui de Michael Cimino dans The Deer Hunter.

Le récit suit une ligne simple, chronologique, qui nous mène de la paix à la guerre, puis à la paix retrouvée. Dans une petite ville industrielle de Pennsylvanie, où les seules distractions sont les beuveries et la chasse au cerf, trois ouvriers, Michael, Nick et Steven, apprennent leur mobilisation. Steven décide alors d’épouser Angela qui attend un enfant de lui, et ce mariage donne lieu à une kermesse gigantesque. On boit beaucoup, on rit, on chante, on danse, on jure de s’attendre, on se livre à mille excentricités. Mais sous la gaieté perce l’angoisse.

Sans transition, la guerre. Les trois copains sont capturés par un commando vietcong dont le chef les oblige à jouer leur vie à la roulette russe. Un coup d’audace leur permet de s’enfuir. Après diverses aventures, Michael rejoint seul Saïgon, dans une atmosphère de panique, de folie et de vice.

Troisième épisode : le retour au pays. Accueilli en héros, Michael ne parvient pas à renouer avec l’existence. Dans cette ville, qui est la sienne et dont il a tant rêvé, il se sent un étranger, un exilé. Comme il l’avoue lui-même : il est resté « ailleurs ». En devenant sa maîtresse, Linda, qui fut jadis amoureuse de Nick et qui sans doute l’est encore, ne peut que lui apporter sa compassion. Du moins a-t-il des nouvelles de Steven. Amputé des deux jambes, le malheureux se cache dans un hôpital militaire et refuse de voir sa femme et son enfant. Quant à Nick, c’est à Saïgon que Michael va le chercher. Mais Nick a sombré dans la démence et la drogue. Il n’est plus qu’une épave qui sert d’enjeu humain au cours d’ignobles parties de roulette russe. Et, de Saïgon, Michael ne ramène qu’un cercueil.

Solidement ancré dans l’espace et le temps de ses trois « actes » (« avant », « pendant », « après »), ce film frappe par son ampleur et son intensité. Sans complexes, Michael Cimino, qui a trente-sept ans et dont The Deer Hunter n’est que le second film, y reprend à son compte des thèmes qui sont le lot commun de tous les films de guerre. Mais ces thèmes, il les rajeunit, il les vivifie avec une force peu commune. Pour dire l’« innocence » de l’homme appelé à se battre, il ne craint pas de nous imposer, en ouverture, cette « noce villageoise », somptueux morceau de bravoure dont le foisonnement nous renvoie au portrait d’une Amérique provinciale, peu connue, où les particularismes religieux, les codes et les rites de la vie quotidienne sont encore scrupuleusement respectés.

Plus tard, c’est avec la même maîtrise qu’il développe la métaphore-clef du film, ces scènes, quatre fois répétées, de roulette russe, symbole de la folie suicidaire dont sont victimes ses personnages. Enfin, quand sonne l’heure de l’apaisement sinon de l’oubli, il réunit les survivants du cauchemar et leur fait entonner le vieil hymne au Seigneur God Bless America. Séquence admirable où l’Amérique des temps héroïques semble tendre la main à l’Amérique du chagrin et de l’humiliation, où l’espoir, la pitié et la dérision se mêlent inextricablement.

Aussi à l’aise dans le lyrisme que dans le réalisme, virtuose de l’image-choc, mais ayant également le sens de la parabole, parfaitement maître de sa technique, Michael Cimino est à coup sûr un cinéaste complet. Les quelques réserves – d’ordre cinématographique – que pourrait susciter son film (fléchissement du rythme au moment du retour de Michael, symbolisme trop attendu de la seconde chasse au cerf) ne comptent guère face à la densité romanesque, au magnétisme de cette fresque où s’inscrit en image de feu, de sang et de mort, l’histoire d’un drame national.

Une histoire dont Robert De Niro (Michael), Christopher Walken (Nick), John Savage (Steven) et, dans un très subtil et très émouvant rôle de femme, Meryl Streep (Linda) sont les magnifiques interprètes.

JEAN DE BARONCELLI.

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