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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 1.900 articles.

Call-girl du Tout-Paris: Confessions d'une "fille" de Madame Claude...

Lorsqu’elle a été recrutée par Madame Claude, Patricia est devenue «  Florence  ». C’était en 1975 et elle venait d’avoir 18 ans. La jeune fille de bonne famille s’est laissé tenter par l’aventure. La clientèle de Madame Claude, triée sur le volet, savait se tenir. Hommes d’affaires de renom, réalisateurs et stars de cinéma, piliers de la République ou chefs d'Etat étrangers, ils avaient de l’éducation, comme les filles qui les recevaient à domicile ou les retrouvaient lors de voyages.
Parmi eux, un certain Giovanni Agnelli, dit «  l’Avvocato  », PDG de Fiat, que Patricia rejoignait souvent à Milan ou à Rome. Un autre grand patron, français, lui proposa un jour 50 000 francs pour qu’elle porte son enfant… Dans les boîtes ou chez ses amis, Patricia, devenue une figure de la nuit parisienne, côtoyait Serge Gainsbourg, Bernard Lavilliers, Johnny Halliday, Gérard Lanvin, Alain Delon et beaucoup d'autres...
Cette échappée dans les années 1970-1980, empreinte d’une liberté regrettée, compte aussi des épisodes plus sombres, comme la disparition de deux call-girls - dont l'une était sa meilleure amie - envoyées auprès d’un chef d’État au Yémen, et retrouvées assassinées. Patricia devait faire partie du duo et n’a dû qu’au hasard de rester à Paris. Elle a voulu connaître la vérité sur la mort de son amie, impliquant les services secrets de plusieurs pays, mais la raison d’État en a décidé autrement.
Après l’arrestation de Madame Claude, Patricia vend ses charmes autour de la Place de l’Étoile. Un jour, à cause de quelques grammes d'opiacés, c'est le patron de la brigade des Stups en personne qui la sortira de garde à vue... pour dîner avec elle.


Patricia Herszman  assume tout de cette vie choisie, qu'elle raconte avec émotion et sincérité, livrant ainsi l'unique témoignage à ce jour d'une "fille" de Madame Claude. De l'intérieur.
Avec la collaboration de 
Frédéric Ploquin, journaliste et documentariste.

"Quand Claude est partie pour les États-Unis, on lui a proposé des milliers de dollars pour y reproduire le modèle largement éprouvé en France. Elle a décliné l’offre et préféré monter une entreprise de viennoiserie à Los Angeles. Elle a choisi de vendre des croissants, j’ai rarement rencontré plus franco-française que cette femme. Si je l’avais su malade dans la région niçoise, je me serais empressée de lui rendre visite. Elle est décédée en 2015 après deux ans de longue maladie, abandonnée depuis longtemps par tous et presque désargentée.

 

Le très chic Figaro Madame lui a consacré une petite nécrologie, dont voici un extrait :

 

« “ Madame Claude ”. En deux décennies, le nom est entré dans le langage commun et désigne à travers le monde toute responsable d’un réseau de prostitution. Ce patronyme est désormais orphelin. La femme qui régna sur le plus célèbre réseau de “ filles ” de luxe de l’Hexagone entre les années 1960 et 1970 s’est éteinte ce week-end, à Nice, à l’âge de 92 ans, révèle Le Point.

 

“ Plus de vingt ans après la fin de ses déboires judiciaires, elle vivait recluse dans le Midi où elle touchait une modeste retraite et louait un petit appartement ”, souligne l’hebdomadaire qui décrit “ une femme seule et isolée ”.

 

Née Fernande Grudet, Madame Claude disait d’elle-même qu’elle avait “ rendu le vice joli ”. Son réseau, par lequel sont passées plus de 500 jeunes femmes – des mannequins, des comédiennes ou des chanteuses tentant de percer ou traversant un passage à vide –, comptait parmi ses clients des hommes politiques, des banquiers, des éditeurs, des industriels, des artistes. Sur vingt postulantes, elle n’en formait et n’en gardait qu’une, celle capable d’allier l’intelligence, la beauté et le lit, disait-on. Les confidences sur l’oreiller, transmises par Madame Claude aux services secrets, la mettaient à l’abri de tout désagrément. Une situation qui perdura jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing, en 1974. Poursuivie par le fisc, Madame Claude dut s’exiler aux États-Unis. De retour en France dans les années 1980, elle reconstituera alors un réseau de call-girls (elle n’admettait pas qu’on les appelle prostituées). Mais elle fut arrêtée en 1992, probablement dénoncée par des concurrents jaloux, et incarcérée à la prison de Fleury-Mérogis, dans l’Essonne. Condamnée à trois ans de prison, dont six mois ferme, et à un million de francs d’amende, elle accorda des entretiens à TF1 et VSD et écrivit ses Mémoires pour s’acquitter de sa sentence. »

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"L’amour

« Ma chérie » sont des mots auxquels je suis allergique. « Mon chat », j’ai laissé faire une fois ou deux. Des clients m’ont parfois appelée « mon ange », mais j’ai toujours considéré que je n’avais pas la tête de quelqu’un de ce bord.

 

Je suis une romantique. Sans le sentiment, le radada ne représente pas grand-chose à mes yeux, pour ne pas dire rien. Je suis nettement plus impressionnée par ce qui entoure le radada que par le radada lui-même. Il n’y a plus de sentiment lorsqu’il est question d’argent. Tu me payes si tu veux m’avoir. Je n’ai jamais connu l’entre-deux.

 

J’avais été assez effrayée quand on m’avait dit, à mes débuts chez Claude : pendant les deux heures, tu es à lui, au client, ton temps lui appartient. Je me suis engagée. J’ai fait de mon mieux. Quand tu entres sans le bac dans une grande école, tu n’as pas envie de te faire virer dans les premiers mois.

 

Je ne suis pas arrivée comme la reine du monde. Réservée, j’avais les yeux grands ouverts et je faisais marcher mon intuition. À partir du moment où j’ai capté le système, je n’avais plus qu’à faire mon boulot… à ma manière. J’avais fait mes classes en allant chez les mecs, ou en les rejoignant à l’hôtel. Quand tu es sous le toit de quelqu’un, c’est différent. Chez moi, dans mon studio, on fait à ma façon. C’est moi qui décide quand le moment est venu, à condition bien sûr de jouer en finesse – une manipulation trop visible n’aurait pas été adoubée par Madame, ni par ces messieurs, et me serait retombée dessus.

 

La première fois, tu y passes, forcément. Tu n’as pas l’occasion de montrer qui tu es, d’autant que tu pouvais ouvrir la porte à l’un des indics de Claude. Dans le doute, tu pars de l’idée que tous peuvent aller raconter des choses sur toi. Avec le temps, il est arrivé que des mecs viennent me voir et que l’on ne passe même pas par l’étape radada. On restait allongés sur le lit, le gars me caressait la jambe, nous parlions de tout et de rien, et ça s’arrêtait là. Ils venaient me voir moi, et pas une autre, comme ce militaire qui montait d’Auxerre deux fois par semaine, un grand timide. Ou cet autre, plus tard, quand j’ai travaillé en indépendante, dont le métier consistait à commander les produits ménagers pour Monoprix ; il voulait tellement que je sois à lui qu’il m’a un jour offert sa voiture.

 

La manière dont je leur faisais du bien était différente. Je n’étais pas le meilleur coup de Paris, mais je leur apportais une empathie. Il y en a un qui m’appelait Agatha Christie. Il me disait : « Raconte-moi une histoire. » Il se croyait au cinéma. Je les faisais rire. Je leur mettais autre chose dans la tête. Ils revenaient me voir parce qu’ils étaient bien avec moi. J’étais une personne. C’est un peu pour ça que Claude m’aimait bien."

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"Le divorce

Je me suis retrouvée livrée à moi-même à l’âge de 14 ans.

 

J’étais interne dans le plus grand lycée de France, à Joigny, dans l’Yonne, non loin de l’endroit où mes parents avaient une maison de campagne. Moyennement heureuse de cette situation, je revenais le samedi après-midi, en train, pour retrouver mes parents dans leur appartement de la rue Fabre-d’Églantine, dans le 12e arrondissement. Ce jour-là, personne sur le quai de la gare. Mon père, contrairement à son habitude, reste invisible, lui qui m’écrivait trois lettres par semaine. Je prends, seule, le métro jusqu’à la place de la Nation.

 

Devant la porte de notre immeuble, j’aperçois un énorme camion en double file, qui n’avait rien à faire là. Le hall est jonché de paille. En arrivant au quatrième, notre étage, le plafond du monde me tombe sur la tête lorsque je vois les portes palières grandes ouvertes, et de la paille partout.

 

Ma mère est très affairée autour des cartons ; mon père, avec lequel j’entretenais une relation exceptionnelle, tente de prendre un air détaché. La rupture couvait depuis longtemps. Fille unique, je priais souvent pour qu’elle n’arrive pas. Elle était désormais irrémédiable, le document certifiant que le divorce était prononcé était arrivé dans la boîte quelques jours plus tôt.

 

Si je devais retenir un évènement fondateur dans ma vie, ce serait celui-là. Nous étions en mai 1970, cinq ans avant que j’emménage dans le studio du quai Louis-Blériot. J’ai eu 48 heures pour grandir et m’adapter.

 

Assise dans le train du retour, le dimanche soir, je me suis mise à pleurer. En arrivant à l’internat, j’ai encore pleuré dans les bras de ma copine Brigitte, l’autre Parisienne du lycée, au demeurant nièce de Christian Dior. Nous étions les meilleures amies du monde. Je me suis accrochée à elle pour ne pas sombrer.

 

J’ai l’impression d’avoir pleuré deux ans. C’est à cette période que ma vie a vraiment commencé."

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« Le jour où je prendrai ma retraite, je penserai à vous… »

 

J’ai dû avoir une bonne dizaine de manteaux de fourrure dans ma vie. Mes goûts dans ce domaine sont simples : j’aime le vison et le renard, le premier pour son côté pratique et pas trop tape-à-l’œil, le second pour la douceur et la longueur de ses poils. Je tiens à préciser, pour désamorcer la critique, que j’ai été malade trois jours la fois où j’ai roulé sur l’aile d’un pigeon, d’autant que la voiture suivante l’a achevé.

 

J’aime aussi les foulards Hermès, mais je ne cours pas après les logos, j’ai même refusé le sac Chanel qu’une copine, grande voleuse de sacs, voulait un jour m’offrir. L’élégance se situe pour moi ailleurs que dans l’exhibition d’une marque. Elle consiste davantage à savoir créer une harmonie et à savoir se mouvoir avec cette tenue. C’est aussi une gestuelle, une manière de se comporter, d’occuper l’espace, une démarche, une façon de se tenir, ou encore le port de tête. C’est une question d’allure, et pour avoir de l’allure, il faut trouver son style, indépendamment de la mode.

 

L’élégance, c’est l’impression que tu donnes quand tu pousses la porte d’un établissement, restaurant ou grand hôtel. Le bon ton, c’est le choix que tu fais entre tous les paramètres, de façon à tomber juste. Tu ne peux pas arriver pour un apéro au Fouquet’s de la même façon que tu rejoins une bande de potes au bistrot, et une bonne professionnelle n’a pas le droit à l’erreur. Personnellement, j’ai toujours fait travailler ma tête pour l’éviter, désolée de décevoir ceux qui voient la prostituée comme un être bête et vil, Madame Claude n’évoluait pas au ras des pâquerettes."

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"Ambassadrices du charme français

Claude avait cent ans d’avance sur tout le monde. Elle a popularisé la classe à la française à l’international. Elle a porté le prestige français dans des patelins où Dior, Cartier et Lanvin étaient d’illustres inconnus. Où ils n’avaient jamais vu une Française de leur vie. Où nous étions reçues en fonction de notre rang.

 

À deux reprises, j’ai ainsi été envoyée au Maroc. Une fois, j’ai pris l’avion pour Marrakech, la fois suivante pour Rabat. Dans les deux cas, il s’agissait de retrouver un homme qui faisait très régulièrement appel à Madame Claude, un certain Moulay Abdallah. Fils cadet du roi Mohammed V, ce prince alaouite était le petit frère du roi Hassan II. Il avait une lubie, être entouré en permanence d’une sorte de harem. Il exigeait des blondes, des « french girls » parfumées et distinguées. Je parle volontairement au pluriel, car à la différence des autres clients il faisait venir plusieurs filles, pour prendre la pause devant ses amis entouré de son cheptel.

 

La première maison que j’ai connue, dans les environs de Marrakech, était fabuleusement décorée. Moulay Abdallah raffolait de ce qui brillait. La qualité des tissus était à la hauteur de sa fortune, apparemment inépuisable. Il y avait toujours un domestique ou un garde du corps pendu à ses basques, sans compter les cuisiniers et les jardiniers, affairés dès 6 heures du matin à tailler les plantes, à ratisser l’herbe, on aurait dit qu’ils peignaient la pelouse.

 

Moulay Abdallah, la quarantaine flamboyante, avait recours à tous les réseaux de prostitution haut de gamme. On croisait chez lui des Italiennes, des Anglaises et des Françaises. Il voulait toujours du nouveau. Nous étions deux de chez Claude à avoir pris l’avion ensemble ce jour-là. Chaque fille était logée dans une chambre. Le premier jour, je n’ai vu le frère de Son Altesse qu’en coup de vent. Il a dû passer un quart d’heure avec moi, juste avant le dîner. Je me souviens de m’être régalée d’une pastilla, moins du personnage lui-même, outre qu’il adorait le côté poudre aux yeux des Mille et une Nuits.

 

J’ai revu Moulay Abdallah une fois, à Rabat. Il y avait encore un wagon de filles autour de lui. J’ai découvert qu’il avait une peur bleue de son frère, le tout-puissant Hassan II, au demeurant chef des croyants. Il redoutait de le voir débarquer à l’improviste et découvrir son fastueux train de vie. Ses frasques auraient fait mauvais genre dans ce royaume où le palais, garant de la morale publique, se devait d’être exemplaire."

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"Ce livre, je l’ai dévoré en une nuit (je l’ai perdu plus tard, lors d’un déménagement), avant de le potasser plus sérieusement. Cela n’a fait que renforcer mon intérêt pour le personnage. J’ai compris, entre les lignes, que Claude avait connu tous les aspects graveleux du métier, avant de sentir grandir en elle une envie de rupture. Cela relevait d’une sorte de mission. Il lui fallait inventer autre chose, tourner le dos au bas de gamme, au glauque.

 

Elle avait hésité entre une agence matrimoniale, une agence de mannequins ou une agence d’un autre genre. Désargentée, mais riche de ses relations, elle a opté pour l’innovation. Elle a été vive, rapide, efficace. Elle a déjoué les pièges qu’on lui a tendus, car en montant sa boîte, elle ôtait le pain de la bouche d’un paquet de mecs. Les proxénètes l’ont considérée comme une rivale, alors qu’elle était au-dessus d’eux. Elle n’a, par la suite, eu de cesse de s’améliorer. Elle a réussi la prouesse de monter un club ultra privé dont le fonctionnement était en train de me convaincre. Tous les amis que j’interrogeais à son sujet m’en disaient du bien. Le père de l’un était client et en redemandait ; le grand frère de l’autre était intarissable à son sujet.

 

Claude ne faisait pas la chasse aux clients. Elle ne racolait pas. Sa stratégie était tout autre. Son numéro de téléphone circulait de bouche-à-oreille sous le sceau de la confidence. C’était le luxe interdit, celui que ne pouvaient atteindre que quelques personnes importantes, triées sur le volet. Le pot de confiture n’était pas à la portée de tous. Le client devait se donner du mal pour pénétrer cette micro-société, ce qui permettait à Claude d’imposer ses exigences et ses tarifs. « Chez nous, disait-elle d’un ton sans appel, ça se passe comme ça. »

 

J’ai apprécié cette façon de tout assumer, sans fausse pudeur. « Je pense qu’on ne peut exercer avec succès cette activité qu’avec goût et plaisir », écrivait Claude, avant de graver dans le marbre ses principes : ordre, bon ton, bonne éducation, élégance. La clef de son succès, selon cette femme qui opérait une différenciation nette entre « ses » filles et le reste du monde. Pour elle, le mot « prostituée » s’appliquait à celles qui font le trottoir rue Saint-Denis ou à la Chapelle. Pas à « ses » filles. Quant à « l’ordre », n’en déplaise à ceux qui verraient cette activité comme une source de désordre public, sans lui, sans une organisation parfaite, il n’y aurait pas eu de Madame Claude. Elle aurait pu ajouter un mot sur le bonheur : Claude rendait service à tout le monde, en premier lieu aux hommes, sinon pourquoi seraient-ils venus dépenser des fortunes chez elle ? « Hommes d’affaires, diplomates de passage, ils ont besoin d’une charmante compagne, écrivait-elle. Les soirs de vague à l’âme, ils ont besoin de parler à quelqu’un qui les écoute. » Je n’allais pas tarder à faire intégralement mienne cette analyse."

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"Le studio

C’était un studio de 30 mètres carrés, déniché en parcourant les petites annonces du Figaro. Un peu trop bruyant, le balcon donnait sur le quai Louis-Blériot, face à ce pont Mirabeau sous lequel, chantait Serge Reggiani, « coule la Seine et nos amours ». À deux pas de la Maison de la Radio, que j’apercevais de ma fenêtre, j’étais cependant en terrain connu, dans ce 16e arrondissement parisien qui me servait depuis plusieurs années déjà de terrain de jeux. Le tout pour un loyer mensuel de 1 200 francs.

 

L’immeuble était cossu et plutôt bien organisé au regard de mon activité : un long couloir donnait sur les studios. Une copine, Anne, folle de robes hippies et d’encens, était installée au troisième étage, juste en dessous de chez moi ; elle y recevait, elle aussi, ses clients, dont un curé qui débarquait à chaque fois en soutane, ce qui faisait sourire cette fille un brin bohème qui avait été la petite amie de David Bowie. La concierge, elle, était un sosie de Sylvie Vartan ; elle est vite devenue une copine, si bien que je l’ai mise dans la confidence.

 

Dans l’entrée du studio, un éclairage tamisé, un grand placard, tout était marron foncé, donnant l’impression d’entrer dans une grotte. Sur la gauche, la salle de bain : murs couverts d’un papier peint bleu pâle parsemé de fleurs roses, tapis à fleurs rose et bleu. Dans la cuisine dominaient le turquoise et le rouge, jusqu’au plafonnier. Puis il y avait la chambre. Le mur, côté lit, était or et marron foncé, comme la moquette. Les portes, elles, tiraient vers le marron satiné.

 

J’avais soigneusement travaillé mon ambiance. Dans un coin de la pièce, un mini-jardin installé au niveau du sol. Disposée au milieu des plantes, une boule de marin en verre, entourée de cordes, ramenée de Bretagne par mon père ; transformée en lampe, elle diffusait une lumière jaune et douce. Les rideaux, faits de lattes orientables en parchemin blanc, permettaient d’ajuster l’entrée du soleil.

 

Posée à même la moquette, l’énorme chaîne stéréo offerte par mon premier mec pour mes 18 ans. J’aimais le rock mélancolique, mais ce qui m’emportait, c’étaient les chansons de Véronique Sanson. Je les connaissais par cœur et les fredonnais avec entrain, du moins quand j’étais seule, car c’est entre ces murs que je recevais les clients de Madame Claude. Si l’un d’eux émettait le souhait d’écouter de la musique, je lui laissais le choix entre les quelque cent cinquante vinyles que j’avais sous la main.

 

Le lit était sur la gauche. Un lit de 140 par 190, classique, que nous avions rapatrié de la campagne, avec ma mère, qui m’avait aussi fourni un réfrigérateur, des assiettes, des verres et quelques autres babioles : c’était mon premier logement rien qu’à moi, après une expérience en colocation qui avait mal tourné, ayant eu le malheur de sortir avec le frère de ma colocataire. Très vite, mon père m’a offert la Rolls du matelas, un Treca Impérial Pullman, sans savoir évidemment quel usage j’en ferais.

 

J’avais décoré l’endroit à mon image. Si les clients payent, c’est pour voir un décor différent du leur. Cela fait partie du package. J’aurais pu installer le fameux fauteuil « Emmanuelle », en osier, rendu célèbre par le film éponyme sorti sur les écrans un an plus tôt, et que j’avais vu dans un cinéma de la rue de Passy avec mon petit ami de l’époque, Frédéric, un Cannois, et son meilleur ami, le futur maire de Nice Christian Estrosi, fan de moto et tout juste âgé de 20 ans, tout mignon avec ses cheveux longs. Le client, changeant de nana, risquait de tomber sur le même fauteuil en osier : pas très dépaysant, même s’il n’avait pas le même chez lui. Ce qui le serait davantage, c’était l’absence de canapé, remplacé par un tas de gros coussins qui plaçaient d’entrée de jeu mon visiteur au niveau du sol. Ce n’était pas un calcul de ma part, certains auraient même pu considérer qu’il s’agissait d’une erreur magistrale, mais j’ai pensé plus tard que cela permettait de mettre le client à la bonne place. Et peut-être de rester maîtresse du jeu."

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Gianni, alias l’Avvocato

Il m’appelait « mon ange », je l’appelais tout simplement Gianni, son petit nom. Combien de fois suis-je allée le rencontrer en Italie ? Je n’ai pas compté, mais j’ai dû faire une bonne quarantaine de voyages. Claude, Madame Claude me disait : « Vous êtes attendue en Italie, hein ! » Mon sac de voyage était toujours prêt. Je savais où récupérer mon billet d’avion. Une fois pour Milan ou Turin, la fois suivante pour Rome, où Giovanni Agnelli, patron de FIAT, la Fabbrica Italiana Automobili Torino, possédait de somptueux appartements privés.

 

À la tête de cet empire industriel créé par son grand-père, Gianni était considéré comme l’homme le plus puissant de son pays. Assurément concentrait-il plus de pouvoir entre ses mains que le gouvernement italien lui-même. D’une élégance constante, prisant les costumes gris souris, il avait la réputation de brûler la vie par les deux bouts. Né en 1921, il avait la cinquantaine lorsque nous nous sommes fréquentés, et pour moi, sans la moindre hésitation, il a été l’homme de mes rêves. Un régal.

 

La relation sexuelle n’a jamais été entre nous le cœur du sujet, il avait tout ce qu’il lui fallait sur place pour répondre à ce genre de besoin. Non, je crois pouvoir dire que Gianni m’aimait vraiment. On parlait tellement ! De nous, de la vie, de la coke, de ses voyages, de sa famille, de tel ou tel grand dirigeant qu’il avait récemment rencontré. On échangeait comme peuvent le faire deux vieux copains. Gianni était lui-même dans ces moments-là. Il s’exprimait sans arrière-pensée, sans crainte d’être jugé, librement.

 

« Avec toi, j’ai l’impression d’avoir vingt ans », m’a-t-il un jour lancé. J’étais très enjouée. Je riais beaucoup, et visiblement, il appréciait. Gianni quittait l’appartement tôt le matin, avant que je me réveille. Une fois, il est revenu un quart d’heure après son départ. Il était nerveux. « T’as pas un truc pour me calmer ? » Je lui ai donné un demi-cachet d’Immenoctal, un puissant barbiturique aux vertus sédatives – je prenais ça pour dormir.

 

Quand je l’ai revu, un peu plus tard dans la journée, il s’est extasié :

 

« C’est vachement bien ton truc ! Comment ça s’appelle ? »

 

Je lui ai donné la boîte, largement de quoi effacer les effets de plusieurs nuits passées à respirer cette cocaïne dont il aimait tant s’enivrer.

 

Je repartais toujours avec une enveloppe, que j’ouvrais une fois dans l’avion. Il versait par ailleurs son dû à Claude, je n’ai jamais su combien. Le reste était pour moi. Comme disait la patronne : « L’Italie, c’est votre problème, mon petit. »

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