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3 Septembre 2022
Cet article du Monde écrit par Jean-Luc Douin, daté au 25 octobre 2002, et, concernant Jean-Pierre Dufreigne et ses oeuvres m'avait échappé...
Dufreigne et Nabe, au jeu du double moqueur
Prenant l'autofiction à contre-pied, ou sur le ton de la dérision, les deux romanciers s'inventent un alter ego . Ce faux frère leur permet de glisser quelques vérités sur eux-mêmes et de s'adonner à quelques pirouettes sur l'art de la fiction
L'autofiction, l'art de raconter sa vie sans filtres, suscite des rébellions. C'est avec un incontestable brio que deux écrivains se paient la tête de ce genre littéraire qui fait florès. Deux ? Ils sont quatre, en fait, puisque l'un et l'autre, Dr Jekyll en écritures, se sont inventés un Mr. Hyde pour faire un pied de nez aux adeptes du roman-miroir. Jean-Pierre Dufreigne, jardinier d'élégances, est de ceux qui pensent que l' « on ne doit pas tartiner ses souffrances » et que « ce qui sied est de les suggérer au détour d'un paragraphe ou par la grâce imprévue d'une incise ». Il trimballe son lot d'enfance triste, de déboires, de mensonges ; la hantise de la mort ( « cette nazie » ) ne l'épargne pas ; il pourrait raconter, premier degré, comment l'étouffe la mélancolie, le traquent les impôts, le tenta un suicide. Cela ne conviendrait pas à son style, qui flirte avec la métaphore, courtise la malice, enrobe ses émois ou morsures de formules gracieuses. Il aurait pu, au seuil de cet âge qui sonne l'heure du recul, s'offrir un examen de conscience impudique, oser, même, dévoiler cette vérité de lui-même « toujours remise au livre suivant ». Il a préféré rappeler que la réalité pénètre par les trous de la fiction, s'est même piqué de devenir une fiction : ineffable bonheur pour qui frissonne devant son Toshiba, déclenche « le jet d'encre qui jaillit de l'imprimante comme du ventre d'une seiche aux abois ». Dufreigne, donc, arbore ici double visage. Le premier est celui de « l'Auteur minuscule » qui « se lève dans le rose de cinq heures » pour faire oeuvre en clins d'oeil, et qui, disciple de Nabokov, préfère, plutôt que d' « enculer les mouches », « sodomiser les diptères ». Le second s'appelle Thomas D. « alter ego, héros multipeau, vrai jumeau et faux frère », expédié par dépit en Amérique ou l'Auteur « n'a jamais mis les pieds, mais qu'il va réinventer à l'aide des deux mille films ou cinq cents romans qu'il a pu aimer ou jalouser » . Exil en partie suscité par des éditeurs borgnes et par Louise, l'épouse, celle à laquelle Dufreigne rend ici un hommage dévot, et qui adore quand son écrivain de mari chahute la réalité « comme une amante. »
SAVOUREUSE(S) REDEMPTION(S)
Viré par sa femme pour inspiration défaillante, Thomas D. se retrouve donc dans le Vermont, pour confesser dans Le Flacon malté (1) comment il en est arrivé à boire et se mépriser, comment il a inventé des salades pour offrir à Louise « aux pieds nus » et à ses filles « une fiction qui permettrait de franchir l'enfer gris des jours ». Il aurait aimé vivre là-bas comme dans un poème de Verlaine qui parlerait de « l'odeur fade du réséda ». Il est soupçonné d'avoir étranglé la journaliste venue l'interviewer pour le New York Times. Thomas D. est-il un assassin ? Il a bien imaginé un jour le meurtre d'un « fâcheux notoire », mais son seul crime, ô combien délectable, est de nous plonger dans un univers codé où la victime se prénomme Janet (comme l'actrice de Psychose ), où il se fait kidnapper par une procureuse sexy qui n'est pas sans évoquer Annie Wilkes, la sorcière bibliophile de Misery de Stephen King. Avec une « ravissante ironie », Dufreigne nous embarque dans une Amérique repeinte par Elie Faure et balisée par Nabokov, Stephen King, Hitchcock, Faulkner, McCullers, Huston, Chandler et Mankiewicz. Rôdent aussi Shakespeare, un baiser digne d' Annie Hall, le ténébreux passé de Fritz Lang, Li Po poète chinois, « le pire alcoolique du Yangzhou », deux flics copies conformes de Laurel et Hardy. Ainsi que les extases d'un homme qui manie la plume avec délices, s'offre une page de vénération du dahlia, frémit au moindre « claquement de talons sur le sycomore ciré », dépeint l'opposition entre gin et whisky comme un duel Oxford contre Cambridge. Le Procès perdu de Thomas D. camoufle l'histoire d'une rédemption sous un humoristique divertissement. C'est aussi à l'histoire de sa rédemption que nous convie Marc-Edouard Nabe qui, après quatre tomes d'un complaisant Journal intime s'offre une apothéose autobiographique afin, dit-il, d' « accoucher de mon âme !». Nabe s'était déjà joué de toutes les fictions dans Lucette, une récréation romanesque dans le sillage de la femme du docteur Destouches et de l'écrivain Louis-Ferdinand Céline (2). Il signe ici une dérision de l'autofiction, pavé suffisamment malin pour brouiller les cartes, de la sincérité à la pirouette. Avec une incontestable maestria, il orchestre ses adieux « au music-hall de ma vie parisienne », peaufine les détails de sa « disparition » après avoir été quitté par sa femme et sa maîtresse. « Mes petites amies ne me faisaient plus tourner la tête et mes grands amis me tournaient le dos. J'étais seul. Plus honni que jamais. » Direction : Patmos, l'île grecque où saint Jean écrivit l'Apocalypse - Nabe construit d'ailleurs son livre en écho à ce dernier livre du Nouveau Testament. Le récit qu'il fait de sa récollection est aussi une irrésistible mascarade, mais dans cette mise en boîte des récits de malédictions intimes se glisse, en pied de nez, une part de vrai, quand l'histrion se mire dans la réflexion métaphysique. Marc-Edouard Nabe revêt le costume d'Houdini, le magicien capable de se libérer « de toutes les entraves qu'il exigeait qu'on lui impose ». Il prétend être un autre que celui en lequel un critique dénonça « un Artaud pour jeux télévisés », et promet de changer d'écriture, de la surcharge au dépouillement. Le voilà qui file vers la mer Egée pour se retrouver face à lui-même, avec un coffre dans lequel il cache son trésor, le manuscrit du prochain tome de son Journal intime. Et qui raconte sa vie, sans tenir parole : en vénérant Groucho Marx et Isidore Ducasse plutôt qu'imitant évangélistes et théologiens. Le destin le rattrape au détour d'un monastère, sous les traits d'un flic nommé Alain Zannini, chargé de l'enquête sur le vol de son coffre-relique. Le flic caresse « OEdipe d'une main et ses cheveux de l'autre ». Zannini, en dialecte vénitien, signifie petit clown, et c'est le véritable nom de Marc-Edouard Nabe, celui qu'il a délibérément choisi de ne pas porter, afin de ne pas endosser le nom du père, musicien de jazz. Brillante, cette introspection en trompe-l'oeil, cette opération « bas les masques » visant à se mettre « la peau à l'envers », règle des comptes (pages vengeresses contre son ancien complice Stéphane Zagdanski), convoque quelques célébrités du Tout-Paris littéraire, s'enorgueillit de mille prouesses sexuelles (à mettre sur le compte de la parodie ?), et plaide la conversion. « Qui d'autre qu'une pute aurait pu me ressembler dans cet auto-écorchage à vif permanent ? » Nabe glisse l'authentique dans le délire, désamorce les heures sombres de sa vie privée par glissements progressifs d'un nombrilisme qui peut être posture, joue avec le feu de ses métamorphoses, conte son altercation avec un dragon qui le lave de son martyre, ne déguise pas sa solitude.