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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 1.700 articles.

Déprime post-lecture : pourquoi finir un livre nous rend triste...

Il arrive souvent qu’après avoir refermé un livre, on se sente mélancolique, voire franchement triste. Pourquoi ce sentiment nous prend-il, y compris lorsque le roman finit bien ? Éléments de réponse en compagnie de Proust et Derrida.

« Je comprendrais quelqu’un qui dirait : “Je ne lis pas de romans parce que je suis trop ému en arrivant aux dernières pages”, ou “Je n’en lis plus parce que je suis incapable de les finir”, “Je suis trop triste quand approche la fin, que les personnages s’apprêtent à disparaitre à tout jamais”. Il existe sans doute des gens qui ne lisent pas, ou qui ont renoncé à lire, parce qu’ils sont trop sensibles, trop affectés par la fin des livres. » C’est par ces quelques mots que le critique littéraire Antoine Compagnon décrit, dans La Vie derrière soi (Équateurs, 2021), cet étrange sentiment du « post-book blues ».

L’imminence de la fin nous accable – et parfois nous terrasse. Refermer un livre, c’est sortir de cet autre monde qui, même dans ses versions les plus réalistes, demeure toujours un peu plus enchanté, un peu plus beau que le nôtre. Dans cet autre monde, nous sommes toujours de passage. Nous ne lui appartenons pas, nous n’y sommes pas impliqués. Nous le regardons avec une certaine distance qui ne supprime pas notre fascination mais, au contraire, l’exacerbe d’autant plus que tout lecteur sait qu’il faudra bien, au bout du compte, en ressortir. Alors, « le roman est fini, nous sommes revenus dans la triste réalité : comprenne qui pourra », lance allusivement Jorge Semprún dans L’Algarabie (Fayard, 1981).

Finir un livre, quitter un ami

Si la dernière page est un déchirement, c’est qu’elle nous oblige – échéance anticipée et redoutée dès la première – à dire adieu aux personnages. Et cet adieu est définitif. Dans la fin du roman résonne la mort de l’ami. Car c’est bien l’amitié qui nous lie aux personnages, comme le relève Marcel Proust dans La Recherche… : « La lecture est une amitié. Mais du moins c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. […] Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonction, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement, et où nos mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. […] Dans la lecture l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. […] Ces amis-là, […] nous ne les quittons souvent qu’à regret. » Passé le seuil de la dernière page, le personnage cesse de parler. Il ne dira plus rien de nouveau. De même, avec la mort de l’ami : celui-ci ne pourra pas dire un mot de plus que ceux qu’il a prononcé au cours de sa vie.

L’amitié pour le personnage, aux yeux de Proust, ne se contente pas d’évoquer l’amitié du monde « réel » : elle la reconduit à sa vérité. L’ami, dont la disparition nous hante dès l’origine, n’est jamais complètement là, présent. Il s’échappe sans cesse, retranché dans son altérité. Entre lui et moi se déploie non la ressemblance ou la proximité, mais une distance, un écart irréductible, que la mort ne fera qu’entériner. Les paroles que nous échangeons sont toujours différées, décalées, retardées d’un délai qui enraye toute communication. Raison pour laquelle Jacques Derrida dira que « l’amitié ne garde pas le silence, elle est gardée par le silence. Dès qu’elle se parle, elle s’inverse. Elle dit alors, se disant, qu’il n’y a plus d’amis, elle s’avoue en se l’avouant » (Politiques de l’amitié, Galilée, 1994). L’ami, comme le personnage de roman, s’est toujours déjà absenté. Je ne peux jamais le rejoindre. La tonalité essentielle de l’amitié est, par conséquent, celle d’un deuil annoncé.

Relire, pour faire son deuil

Précisément, le roman hâte cet avènement de la fin qui nous hante. Dans une certaine mesure, il la met sous les yeux, comme le formule Proust : « Je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois, tout comme ces personnages de roman qui, à cause de cela, me jetaient dans une telle tristesse quand je lisais leur vie […] Théoriquement on sait que la Terre tourne, mais en fait, on ne s’en aperçoit pas […] Il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite sensible, les romanciers sont obligés, en accélérant follement les battements de l’aiguille, de faire franchir au lecteur dix, vingt, trente ans, en deux minutes. » Bientôt, même les paroles indirectes qu’il lance vers moi cesseront.

L’histoire, pourtant, ne s’arrête pas. Derrida parlait avec justesse de cette « infidèle fidélité » que nous entretenons avec les paroles finies du mort. Demeure toujours davantage à entendre, entre les lignes, dans les linéaments des mots, plus à entendre que ce qui semblait avoir été dit. Il faut donc sans cesse relire, réciter les paroles de l’autre. Réveiller, au creux de la somme apparemment limitée des paroles du disparu, la richesse inépuisable de sa « voix ». En un sens, c’est bien ce que nous faisons en relisant un roman : nous le relisons toujours autrement, nous entendons ce que, la première fois, nous n’y entendions pas. Nous laissons résonner cette voix du personnage qui, ne pouvant se figer complètement, continue de parler en deçà ou au-delà des mots. C’est ainsi, peut-être, que nous pouvons porter le deuil d’un roman : en en répétant la lecture.

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