L'année 1942 constitue l'épicentre de la Shoah, l'année noire de l'extension au continent européen du génocide des Juifs. Sur six millions de victimes, plus de 2 700 000 sont assassinées au cours de cette seule année. Plus de la moitié des Juifs de France déportés et tués au cours de la Seconde Guerre mondiale, 43 000, le sont entre mars et novembre 1942. La conférence organisée le 20 janvier 1942 par le RSHA dans une villa cossue de Wannsee, dans la banlieue de Berlin, est devenue le symbole de cette radicalisation criminelle. 1942 est aussi l'année de la mise en place de l'opération « 1005 », destinée à déterrer les corps des Juifs assassinés par gaz ou par balles dans l'est de l'Europe, pour les brûler et disperser leurs cendres et, ainsi, effacer les traces des massacres.
Sans connaître l'issue funeste des convois de déportation partant vers Drancy depuis la région de Toulouse, Mgr Saliège fait lire en chaire le 23 août 1942 une protestation contre le traitement réservé aux Juifs traités comme « un vil troupeau » et rappelant qu'ils font partie « du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d'autres » (lire p. 43) .
À la fin de cette même année, les informations disponibles sont suffisamment nombreuses et concordantes pour qu'une déclaration solennelle soit faite conjointement par les Alliés. Le 17 décembre, les gouvernements américain, britannique et soviétique, au nom des puissances alliées, dénoncent publiquement les exactions subies par les Juifs dans les territoires sous domination nazie, victimes innocentes d'une « politique bestiale d'extermination de sang-froid », et appelant à ce que les coupables soient frappés d'un « juste châtiment ». 1942, c'est l'année du crime poussé à son paroxysme qui porte aussi en germe la question du secret d'État, du regard des témoins et des résistances possibles. Quand les libérateurs alliés, d'abord soviétiques puis anglo-saxons, franchiront les portes des camps à partir de la fin 1944 et au premier semestre 1945, c'est pourtant comme si les appels au secours et les centaines, les milliers de renseignements épars accumulés pendant la guerre n'avaient pas existé.
Génocide, un néologisme
Les officiers et les soldats ne savent pas à quoi s'attendre et rien n'est prévu pour prendre en charge les survivants. L'ampleur des crimes du IIIe Reich apparaît de façon progressive avec les premiers témoignages et reportages diffusés au printemps 1945. L'extermination des Juifs est alors souvent confondue avec la grande criminalité nazie, sans véritable conscience de sa portée et de son unicité. La mémoire de la Shoah se fond dès 1945 dans les canons de la mémoire de la déportation où viennent s'agglomérer toutes les souffrances dans les camps nazis, posant le principe erroné d'une mort commune dans les crématoires. Car les six millions de Juifs d'Europe exterminés par les nazis ont été les victimes d'un génocide, des nouveau-nés aux vieillards. Ce néologisme est forgé en 1943 par le juriste Raphaël Lemkin et intégré dans le droit international en 1948. En France, 4 300 rescapés regagnent notre pays sur les 76 000 déportés juifs, quand c'est le cas de près d'un sur deux pour les déportés politiques et résistants. Ces rescapés forment donc un groupe très restreint au sein d'un groupe numériquement minoritaire, celui des rescapés des camps nazis, parmi un ensemble encore beaucoup plus vaste : celui des rapatriés, prisonniers de guerre, requis du STO, personnes déplacées... La mémoire de la déportation dispose d'une importance symbolique certaine, mais elle n'en reste pas moins une mémoire parmi d'autres de la Seconde Guerre mondiale. Parmi les survivants, une mémoire dominante s'affirme au retour : celle de la déportation résistante, même si le destin tragique des Juifs n'en est pas complètement absent, bien que restant au second plan, comme l'a montré Annette Wieviorka, historienne spécialiste de la Shoah.
L'opinion, consciente ?
Très tôt, le camp d'Auschwitz-Birkenau se distingue comme un lieu à la mortalité effroyable, sans pourtant donner toute son importance à la singularité du sort des Juifs, qui y représentent 85 % des déportés et dont 1 000 000 seront assassinés. Les Juifs de France sont principalement déportés à Auschwitz-Birkenau, pour 69 000 d'entre eux. Pour le petit nombre de survivants, 4 300 personnes, il s'agit de tenter de reprendre place dans des sociétés dont ils ont été d'abord exclus avant d'être pourchassés, et alors que l'antisémitisme n'a pas disparu.
Dans les pays ayant connu l'occupation ou la collaboration avec le IIIe Reich, la justice demeure imparfaite. L'heure est à la reconstruction et à l'entrée dans la guerre froide. L'épuration épargne largement des élites jugées indispensables au fonctionnement des États. La responsabilité se concentre sur le sommet de l'appareil nazi, ignorant la diversité des échelons associés ou témoins des crimes commis. L'historiographie demeure quant à elle encore balbutiante, malgré les travaux pionniers de Léon Poliakov et l'oeuvre entamée par des institutions, comme l'Institut historique juif de Varsovie ou le Centre de documentation juive contemporaine en France. Si son fondateur, Isaac Schneersohn, écrit en août 1946 : « À présent, personne n'ignore plus, si tant est que pendant la guerre, on ait pu feindre l'ignorance, jusqu'où a été la barbarie allemande. Le procès de Nuremberg a tout révélé », force est de constater qu'il faudra des décennies pour que cette conscience pénètre l'opinion.
L'accomplissement de la Shoah, du génocide des Juifs, s'est déroulé pour l'essentiel dans l'est de l'Europe. Ses rouages sont largement ignorés au-delà de l'importance donnée à Auschwitz. Treblinka, Sobibor, les massacres de masse perpétrés par les Einsatzgruppen demeurent méconnus, de même que la singularité du fait génocidaire accompli au coeur de l'Europe. Il faudra attendre les années 1960 pour qu'une remise en question de cette vision partielle s'opère progressivement. La tenue de procès spectaculaires - en Israël avec le procès d'Adolf Eichmann, et en République fédérale d'Allemagne (RFA) - et l'émergence d'une nouvelle génération née après-guerre et d'un renouveau historiographique majeur - en particulier dans la sphère anglo-saxonne, en RFA et en France - viennent peu à peu mettre en pleine lumière l'importance du sort singulier qu'ont subi les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et rouvrir la question des responsabilités. Le rôle d'éveilleurs de conscience de Beate Klarsfeld en RFA et, en France, de son mari, Serge, est significatif de ce refus d'accepter les compromis forgés à la Libération. Non seulement des criminels sont encore en liberté, mais certains occupent même des fonctions importantes, et ni l'un ni l'autre de ces faits ne sont acceptables dans nos sociétés démocratiques.
La Shoah a été accomplie sous le regard de beaucoup, États ou individus, certains apportant une participation active, d'autres passive, certains demeurant indifférents, d'autres encore s'élevant contre ces massacres, dans un contexte de guerre mondiale devenue totale. L'oeuvre d'histoire, de justice et de mémoire qui se poursuit n'ignore pas ces nuances ; en témoigne la valorisation des Justes parmi les nations, titre décerné par le mémorial de Yad Vashem, en Israël, à près de 28 000 citoyens de plus de 50 pays, ou l'attention de plus en plus grande portée à la figure du « spectateur », depuis les années 1990, interrogeant toujours plus en profondeur l'impact et les mécanismes du génocide.