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12 Octobre 2022
[D’un œil averti, Colette, qui fut elle-même danseuse et mime, livre le 12 octobre 1936 un compte-rendu admiratif du spectacle des Folies-Bergère et de sa célèbre meneuse de revue dans « Le Journal », un quotidien populaire et littéraire de droite modérée.]
(…) Une maîtresse de ballet, qui fut une amoureuse éclairée de la danse, professait – opinion peu comprise, formule outrée exprès – que « l’on doit pouvoir couper la tête à une danseuse sans que le public s’en aperçoive ».
Elle entendait par là que la mimique du visage ne fait pas partie de la danse, n’est pas admise en tant que collaboratrice de la danse. A la tête, cimier, panache du corps, à son poids de fruit, au port d’un col arrogant ou fléchi se limite l’indication expressive. Voyez les grands danseurs impassibles, voyez combien ils donnent raison à ma hardie et classique pédagogue ! Ils se contentent de l’orientation du visage. Œil déclos mais extatique, invariable, ou bien œil mi-fermé, dédaigneusement mort, et bouche à peine ouverte par un souffle discipliné : voilà la face même de la danse. Riante, la danseuse s’abaisse ; le danseur amène nous lasse. Quant à la danseuse nue, invention récente renouvelée de l’antique, elle est inacceptable si elle sourit et minaude. De sa gravité dépend sa pureté. Me voilà arrivée où j’en voulais venir : au tableau de la Revue des Folies-Bergère qui nous montre, nue, Joséphine Baker mimant et dansant. D’autres tableaux favorisent sa frénésie d’enfant noire grimacière, font valoir ses dons de comédienne instinctive, son inclination à jouer, et très bien, le drame. Sa voix aiguë, émue, juste, nous l’aimons haut perchée, volant de vocalise en tireli, et nous ne nous fatiguons pas d’une gentillesse, d’un désir affectueux de plaire, qui chez Joséphine nous touchent bien mieux que ne ferait la coquetterie…
Mais je m’arrête aujourd’hui à la Joséphine Baker qui avant d’être nue se couvre d’un amas oriental de lainages blancs et de voiles redoublés. Dans un décor qui reproduit, en couleurs de feu et de bleu pur, la porte gracieuse du jardin des Oudayas à Rabat, la Joséphine africaine rencontre la convoitise et les bras caressants de quatre beaux jeunes hommes qui la dévêtent. Les voiles tombent, elle enjambe, comme une margelle, les étoffes qui la quittent, et d’un seul pas assuré, elle entre dans la nudité et dans la gravité.
Grands yeux fixes et pommettes pourpres
Le dur travail des répétitions d’ensemble semble l’avoir un peu amincie, sans décharner son ossature délicate. Les genoux ovales et les chevilles affleurent la peau brune et claire, d’un grain égal, dont Paris s’est épris. Quelques années, et l’entraînement, ont parfait une musculature longue et discrète, ont respecté la convexité admirable des cuisses. Joséphine a l’omoplate effacée, l’épaule légère, mobile, un ventre de jeune fille, à nombril haut. Nue, sauf trois fleurs d’or, pressée par quatre assaillants, elle assume un sérieux somnambulique, une absence de sourire qui ennoblissent un audacieux numéro de music-hall. Grands yeux fixes, armés de cils durs et bleus, pommettes pourpres, sucre éblouissant et mouillé de la denture entre les lèvres d’un violet sombre – la tête se refuse à tout langage, ne répond rien à la quadruple étreinte sous laquelle le corps docile semble fondre… Paris ira voir, sur la scène des Folies, Joséphine Baker, nue, enseigner aux danseuses nues la pudeur.
La Revue, édifice compliqué, construit pour un an et plus, s’assure une variété de matériaux que Derval choisit et agence avec certitude. Couleurs un peu acides, au goût du jour – j’en excepte Madame Bovary, un tableau hanneton et rose, doux, ravissant – sketches de Hermite, si soucieux de se faire brefs qu’ils sont parfois trop courts ; couple fauve de danseurs exotiques, quatuor acrobatique à goût germano-américain, cascades, baigneuses… Une longue et flexible banderole de très beaux corps nus relie l’un à l’autre les cinquante tableaux d’un divertissement qui ne me trouve jamais insensible : une revue de grand music-hall.