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7 Juillet 2021
Les démocraties ne préparent la guerre qu'après l'avoir déclarée.
Georges Mandel.
A suivre...
L'article de Jean Couvreur dans Le Monde du 7 juillet 1969.
Le 7 juillet 1944, alors que la débâcle allemande est commencée sur le front ouest, deux voitures parties de Paris vers 17 heures suivent la route de Fontainebleau. Dans la première se trouvent trois miliciens et un prisonnier, Georges Mandel. Dans la seconde, un chef de la milice et un de ses amis. Arrivées à hauteur de l'aqueduc de la Vanne, un peu après le carrefour de l'Obélisque, les deux voilures stoppent sous prétexte d'une panne de carburateur. On fait mine de réparer. Invité à descendre, l'ancien ministre fait quelques pas. Soudain, un crépitement de mitraillette. Georges Mandel, atteint d'une dizaine de halles dans le dos, tombe en arrière. Son corps est agité de soubresauts. Un des tueurs l'achève de deux coups de feu dans la tête, à bout portant. Ainsi périt odieusement assassiné un des hommes politiques les plus intelligents, les plus originaux, les plus lucides de l'entre-deux-guerres, celui dont Clemenceau avait dit : " Jamais je n'aurais pu faire ce que j'ai fait si je ne l'avais pas eu auprès de moi. " Ses proches, ses amis, se réuniront le 7 juillet, à midi, comme ils le font chaque année à la même date, autour de sa tombe, au cimetière de Passy, puis, un peu plus tard, devant la stèle érigée à sa mémoire en forêt de Fontainebleau. Mais, pour le vingt-cinquième anniversaire de sa mort, l'ancien chef de cabinet du " Tigre ", le ministre l'intérieur de 1940 appelé au pouvoir en pleine tourmente, est digne d'un hommage plus solennel, à la hauteur de ses mérites.
La grande et la petite histoire peuvent revendiquer chacune la figure de Georges Mandel. Après s'être tenu longtemps dans les coulisses de la première, il réussit enfin à monter sur la scène, mais les circonstances ne lui permirent pas de jouer le premier rôle auquel il était sans doute destiné. Quant à la seconde, il ne cessa jamais de l'alimenter avec de bons mots, des sarcasmes tombés de sa bouche pincée, des interventions à la Chambre un peu trop étayées parfois d'érudition, des manières qui passaient pour hautaines et qui n'étaient peut-être que la réaction de défense d'un homme au physique débile, obligé de se tenir toujours sur ses gardes.
Lorsqu'on entend parler de lui pour la première fois, le siècle n'en est lui-même qu'à ses débuts. Le jeune Mandel - il n'a pas vingt ans - exerce dans quelques quotidiens une plume qui manque sans doute d'expérience. Ses coups d'essai ne sont pas à proprement parler des coups de maître. Cependant, Clemenceau acceptera ce débutant dans son équipe de l'Aurore sans qu'on puisse dire exactement par quel concours de circonstances le jeune Mandel réussit à forcer les portes du journal.
À cette époque lointaine, son personnage est déjà complet. Pas de différence notable avec le Mandel des années 30 ou 40. L'embonpoint seul apportera quelques retouches à son portrait, en arrondissant un peu plus le dos, en dotant d'un pli supplémentaire le menton. Bien que ses traits n'offrent rien de particulièrement disgracieux, il est destiné à servir de cible aux caricaturistes et aux chansonniers, qui railleront sa silhouette filiforme et allongeront à plaisir l'arête de son nez. Regardons ce jeune Mandel de 1905 tel qu'il apparaît à ses camarades du journal radical : un visage blême en lame de couteau, des lèvres plissées dans une moue dédaigneuse, qui écarte de lui les familiarités, le regard métallique, glacial, les cheveux plaqués des deux côtés du front, séparés par une impeccable raie médiane, une large cravate noire entourant un faux-col à la Royer-Collard, le dos légèrement voûté, tirant des manchettes impeccables de fines mains onctueuses de chanoine. II est resté cet écolier sérieux qui, à treize ans, demandait à son père pour récompense d'un succès scolaire un abonnement au Journal officiel. À cet âge-là il est d'ailleurs passionné de politique et collectionne les articles de journaux, surtout ceux qui portent la griffe de Georges Clemenceau.
Le " Tigre " est son idole. Il le restera jusqu'à son dernier jour.
Avec Clemenceau
Les rapports qui se nouent entre Georges Mandel et son patron sont trop connus pour qu'il soit besoin d'en évoquer l'histoire. L'amitié grondeuse, traversée d'orages et d'éclaircies, ponctuée de faveurs et de rebuffades, qui est celle que le grand homme dispense à la plupart de ses collaborateurs, n'affecte en rien le dévouement de celui qui sera un jour son bras droit, son alter ego, et Clemenceau le sait bien. Il peut bien le rabrouer, le traiter de gringalet, l'inviter même à espacer ses visites, il ne peut se passer de lui. En lui adressant son livre Au soir de la pensée, le " Tigre " résume leurs trente ans de collaboration presque ininterrompue par cette dédicace : " A Georges Mandel, en souvenir de nos désaccords cordiaux. " C'est à lui, on le sait, qu'il confiera, en prenant la tête du gouvernement, le rôle ingrat de la censure, un poste de confiance aussi envié que redouté. Cela lui vaudra plus tard de la part de publicistes sermonnés ou censurés de solides inimitiés.
Mais cette dernière année de la Grande Guerre est une des plus exaltantes de sa vie. Le pouvoir c'est Clemenceau, mais c'est lui aussi par délégation officieuse. Il faut le voir alors dans son bureau de la rue Saint-Dominique, une paire de ciseaux dans sa poche, coupant, crayonnant, téléphonant et retéléphonant sans cesse, entassant autour de lui, sur sa table, par terre, coupures, rapports, dossiers, notes crayonnées, paperasses, dans un magnifique désordre où il est le seul à pouvoir se reconnaître. Son ami Georges Wormser, qui fut son collègue au cabinet de la victoire, a brossé dans son remarquable ouvrage Georges Mandel, homme politique un portrait vivant de l'éminence grise.
Pour Georges Mandel la leçon de Clemenceau ne fut jamais perdue. Ministre des P.T.T., puis ministre des colonies, il s'efforcera d'être toujours l'homme à poigne, l'organisateur, comme si, à ce dernier poste, il pressentait les malheurs qui se préparaient, ou que la France pût avoir besoin un jour de se replier sur son " Commonwealth ". En 1933, il dénonce à la tribune de la Chambre, chiffres en main, le réarmement de l'Allemagne. En 1936, lorsque Hitler, voulant annuler les effets du traité de Versailles par la force, réoccupe la Rhénanie, Mandel voit la confirmation de ce qu'il annonçait. Ministre des P.T.T. dans le cabinet Sarrault, il demande une mobilisation générale, mais se heurte à une force d'inertie ou aux illusions.
Lorsque l'armée française s'effondre et que tout paraît perdu. Mandel ne désespère pas. Il fait partie du groupe parlementaire qui s'embarque à Bordeaux sur le Massilia pour le Maroc. Il sera arrêté à Casablanca. À partir de là, bien qu'il n'y ait jamais eu le moindre chef d'accusation contre lui, bien qu'il n'ait jamais été interrogé par un juge, il sera amené de résidences surveillées en prisons, du château de Chazeron (Allier) à Pellevoisin (Indre), de la maison d'internement de Vals (Ardèche) à la forteresse du Portalet (Basses-Pyrénées), où il occupe une cellule de 2 mètres sur 3, de Buchenwald à la Santé. C'est là que les miliciens viennent le prendre le 7 juillet, soi-disant pour le conduire au château des Brosses, près de Vichy.
Mme Béatrice Bretty, qui fut la compagne des bons et des mauvais jours, qui suivit Mandel captif d'étape en étape jusqu'au jour où il fut emmené en Allemagne, a fait de son appartement, près de l'Etoile, un sanctuaire du souvenir. Ce gros fauteuil rond et ce bureau réglementaire viennent de son cabinet de la rue de Grenelle quand il était ministre des P.T.T. Cette photo de 1919 est symbolique. Elle représente le chef de cabinet de Clemenceau marchant derrière son patron, comme dans son ombre. Dans une vitrine, deux moulages du masque mortuaire pris quelques heures après l'assassinat, dans la sérénité du dernier sommeil ; des papiers que l'on a trouvés dans ses poches, couverts de griffonnages et tout tachés de son sang. D'une armoire Mme Bretty extrait la pelisse noire qu'il portait en toute saison et son complet de drap gris foncé. Des traces de balles sont bien visibles dans le haut du thorax.
Le hasard ou la logique des choses a voulu que Mandel repose dans le cimetière de Passy, à côté de cette rue Franklin où Clemenceau habita au numéro 8 de 1896 jusqu'à sa mort, en 1929. Bien souvent alors il alla frapper à la porte du " Tigre ", qui n'était pas toujours de plaisante humeur. Après la guerre, lorsqu'on eut l'air d'oublier qu'il existait, le vieil homme, plein d'amertume, parut apprécier à sa valeur l'affection que lui témoignait envers et contre tout le " brillant second ". Ces heures d'amitié pudique et bourrue, disait Mandel, comptèrent parmi les meilleurs moments de sa vie.
Jean Couvreur
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