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7 Octobre 2022
Lettre réponse de Jean-Pierre Dufreigne au livre « Passion simple » de Annie Ernaux
Ah ! Madame,
Rien que pour vos dernières lignes, on voudrait vous embrasser. Peut-on les réciter ? Merci, les voici : « Quand j’étais enfant, le luxe, c’était pour moi les manteaux de fourrure, les robes longues et les villas au bord de mer. Plus tard, j’ai cru que c’était de mener une vie d’intellectuel. Il me semble maintenant que c’est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou pour une femme. »
La passion, Madame, est une des rares qualités avec le snobisme et l’éthique à différencier l’être humain du crabe. Le crabe est une antique abomination de la création. L’être humain n’en est qu’une fatale obligation. Né d’un instant de passion.
Instant ? Instantané. La tendresse est un long film qui s’étend, se déroule, est bâti de mille plans. La passion est un court métrage, pas un art de durée. D’ailleurs votre livre est d’une terrible brièveté (78 pages). Passion simple. Joli titre mais quelle audace dans l’alliance des mots ! Simple ? Oui, comme le simplet du village. Simple comme la singularité, l’égotisme, la solitude. La passion, vous avez raison, n’est pas un travail d’équipe. Ce n’est à aucun sens du mot, du « cinéma ». Ou alors, une séquence de mort chapardée. La passion serait un film muet ou un brouhaha. Le soliloque. L’esprit n’est pas en mouvement, il est en ébullition. Le corps subit, donne, offre, se perd, veut sa disparition par fusion, dans l’Autre.
Il existe des mariages de raison. Pas de passion raisonnante ou réfléchie, sauf comme un incendie dans un miroir. Et c’est cet incendie que vous tentez de refléter et d’avouer au monde avec les mots les plus simples – d’aucuns, des puceaux, ont dit dans un style de « dactylo ». Pourquoi pas ? Les mots les plus colorés, les plus brûlants, n’auraient été que lumignons en regard de ce qui vous a consumée.
Les hommes aussi, Madame, sont inflammables. Les bûcherons comme les barons, les maçons comme les écrivains. La passion est éminemment démocratique. Cela se paye après, pas avant. La passion est tyrannique. On possède des moments, on donne sa vie. On la ruine. Et puis cela fait mal. Très. Cela rend superstitieux. On lit tous les horoscopes, les zodiacaux et les chinois. On bâtit, assis en tailleur, des réussites de plus en plus abstruses. On triche. Pas forcément pour gagner. On fond en larmes, on se soûle, pour un mot ressuscité, une allumette oubliée, une couleur. On ne porte que du noir, du rouge, ou du caca d’oie, parce qu’un jour, pendant une nanoseconde, son œil s’est arrêté sur une teinte, qu’avant, peut-être, mais on ne le sait plus, on détestait.
Avant est un drôle de mot. Un mot valise, un mot prison : il enferme tout. A jamais. Il n’y a plus d’avant dans la passion, il n’existe que le présent, la pointe d’épingle fichée sous l’ongle, intolérable douleur, avant l’explosion du bonheur ou la catastrophe que l’on sait annoncée. Luxueuse blessure, Madame, vous avez raison. Les hommes y voient une boutonnière de mousquetaire. Une décoration. Une plume dérobée aux ailes de la mort. Une sur-vie. Alors, Nabokov écrit une traversée de l’Amérique de motel en motel avec une ado stupide, Joyce, envoie des lettres « horribles » à Nora. Et l’homme commun s’invente vieux ou cancéreux pour rêver de mourir dans le collier de vos bras. On n’ose plus respirer, on monte à l’étage pour se moucher. Et on sait, on sait que cela va s’estomper, ou s’évanouir d’un coup, comme une météore engloutie dans l’océan. Juste avant le raz de marée des réalités. Encore. Le plus beau mot de la langue, dans la passion, cet encore qui contient un fragment d’éternité, devient la malédiction. Il est le reflux de l’ « avant » qui réapparaît et envahit. Ne reste que la passion passée. Une cicatrice que l’on caresse longtemps, longtemps.
Les hommes sont comme les femmes, Madame, c’est d’ailleurs pour cela qu’il nous arrive de subir ensemble des passions. Les hommes sont surtout des enfants. Ils n’aiment que ce qui va disparaître. Et se délectent, moroses, à contempler la destruction. A inventer des histoires d’horreur ou de science-fiction, des polars échevelés, des romans ratés mais aux phrases pleines d’échardes. En espérant qu’elles vont laisser leurs lecteurs en sang. Vous êtes un peu homme, n’est-ce pas ?
Votre livre, Madame, n’est pas une bonne action. Vengeons-nous bassement : vous y avez oublié, la vraie fin de toute passion : le sournois petit sentiment de soulagement.
Jean-Pierre Dufreigne - Wikipédia
Jean-Pierre Dufreigne, né le , est un journaliste et écrivain français. Il est lauréat du prix Interallié en 1993.
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