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9 Janvier 2021
L'article de François Armanet.
Dylan l’appelait la reine du folk, et avec Joan Baez, militante inlassable, « folk » prend ses deux sens. La madone bohème est toujours restée proche du peuple. A 77 ans, elle a décidé d’arrêter les concerts. Sa tournée d’adieux (« Fare Thee Well Tour ») passe par la France qu’elle aime depuis son adolescence et dont elle parle la langue.
Elle chante « Pauvre Rutebeuf » mis en musique par Ferré, « Chanson pour l’Auvergnat » de Brassens et « le Temps des cerises », dédie « Deportee » de Woody Guthrie aux migrants, « The President Sang Amazing Grace » à la jeune génération qui combat contre les armes à feu. L’hymne pacifiste « Here’s to You » a repris aujourd’hui une vigueur révolutionnaire. La princesse aux pieds nus (sur scène) n’a pas renoncé « à les user dans les manifestations », dit-elle.
A 14 ans, dans votre journal intime, vous écriviez : « La chose la plus triste et la plus stupide du monde est la ségrégation et la discrimination raciales. » Et le 5 mai 1963, avant la Marche pour les Droits civiques du 28 août à Washington, vous étiez avec Martin Luther King à Birmingham (Alabama) et avez chanté « We Shall Overcome » au Miles College lors des émeutes. Quel souvenir en gardez-vous ?
Je me souviens très bien de ce matin au Miles College, une université noire assez excentrée. Birmingham était armée jusqu’aux dents. Tous les étudiants politisés étaient partis en ville. J’étais frustrée de ne pouvoir être au cœur de l’action, mais j’avais un travail à accomplir. Et grâce à ce concert beaucoup de Blancs sont venus pour la première fois sur un campus noir. Noirs et Blancs ont chanté en se tenant la main alors qu’on entendait le bruit des explosions dehors et que même des enfants se faisaient embarquer par les flics.
Martin Luther King était l’incarnation même de la non-violence. Il a toujours su qu’il finirait par en payer le prix. Avant de lancer le moindre mouvement, il priait toujours à genoux pour demander conseil à son Dieu.
Qu’est-ce que ça vous fait d’être une héroïne, un personnage historique ? Aviez-vous conscience de vivre des moments historiques ?
Je suis consciente de ce statut public quand on me traite ainsi en tournée. Mais dès que je rentre chez moi, j’oublie tout ça et je redeviens quelqu’un d’autre. Et je n’ai jamais aspiré à marquer l’histoire. J’étais engagée et immergée dans le présent.
Certes, en survolant Woodstock par exemple [en hélicoptère avec Janis Joplin pour rejoindre la scène du festival, Baez est enceinte de six mois et son mari David Harris, militant antimilitariste, est alors en prison pour avoir refusé d’être incorporé, NDLR], ou lors du fameux discours de Martin Luther King, j’ai eu conscience de vivre un moment unique. Mais le plus souvent je n’avais pas assez de recul.
Quand vous avez débuté, la folk devenait la musique à la mode. « Last Night I Had the Strangest Dream » est la première protest song que vous avez chantée. Quel est l’impact d’une protest song ?
Tout dépend du contexte dans lequel on la chante. On pourrait considérer « Joe Hill » comme l’archétype d’une protest song, même si c’est aussi une chanson narrative, sur l’histoire d’un martyr du syndicalisme américain. Mais quand mon ex-mari était en prison, « Green, Green Grass of Home », une chanson nostalgique sur le mal du pays et la nostalgie des grands espaces, devenait pour lui une protest song.
Et sur mon dernier album, « The President Sang Amazing Grace », une chanson écrite sous le choc de l’élection de Trump et qui raconte ce moment incroyable où Obama chante pour les morts de Charleston [la fusillade dans le temple méthodiste de Charleston a eu lieu dans la nuit du 17 au 18 juin 2015 ; après l’éloge funèbre, Obama entonne « Amazing Grace », NDLR], est moins une chanson contestataire qu’une chanson destinée à éveiller les consciences.
Emma Gonzalez, la lycéenne porte-parole de la lutte contre les armes à feu après la tuerie de Charleston, vous rappelle-t-elle la jeune Joan Baez ?
En un sens, oui, bien sûr. Mais elle incarne aussi des changements intéressants que je ne saisis pas encore pleinement. Pour nous, par exemple, la musique était tellement importante ! Or ces jeunes n’ont pas d’hymne, de chanson fédératrice. Ou alors peut-être du côté du hip-hop… Mais peut-être n’en ont-ils pas besoin. Peut-être leur suffit-il de se sentir unis et solidaires.
A mon âge, je suis davantage une observatrice, et je ne les ai pas encore rencontrés. Mais j’aimerais beaucoup les peindre. Ils ont des visages si expressifs, et une telle sagesse ! C’est extraordinaire de voir des adolescents de 16 ou 17 ans créer ainsi un tel mouvement de masse.
Vous avez fait de la prison pour vous être engagée au côté des objecteurs de conscience, vous avez chanté à Hanoï sous les bombes, sous Pinochet au Chili où vous étiez interdite de concert, avec Walesa en résidence surveillée, et de nombreuses fois à des moments de résistance civile. A quel moment avez-vous eu le plus peur ?
A Hanoï, sans aucun doute, car les bombardements étaient constants [Baez a passé treize jours et nuits sous les plus lourds bombardements de la guerre à Noël 1972, NDLR]. Dans le Sud, dont je parlais tout à l’heure, à l’époque de la campagne pour les droits civiques, je crois que j’étais trop naïve et inconsciente pour avoir peur. Et je voyais l’intrépidité de ces gamins de 15 voire de 10 ans face à la police. Je ne sais pas s’ils avaient peur, mais ils faisaient ce qu’ils pensaient devoir faire. Alors qu’à Hanoï j’ai pris conscience que j’étais mortelle.
Quand on est terré dans un abri, la terreur monte avec le bruit des avions, jusqu’à ce que même les athées invoquent Dieu ! Et quand ils s’éloignent, on est honteusement soulagé d’en avoir réchappé, même si on culpabilise de savoir que d’autres n’ont pas eu cette chance. J’admire ceux qui réussissent à surmonter d’avoir vécu sous les bombes. On pourrait au moins montrer un peu d’empathie pour eux.
En mai 1989, six mois avant la chute du Mur, vous chantez « Donna Donna » avec Vaclav Havel.
J’y ai repensé récemment en retournant à Prague. Là encore, j’avais conscience de vivre un moment crucial, même si j’ignorais l’importance que cela pourrait avoir pour lui, et évidemment quel allait être son destin. C’était avant la révolution de velours.
J’avais invité les dissidents au concert. Quand j’ai présenté Havel, le public s’est levé comme un seul homme. La police a coupé le son. Les gens avaient peur. J’ai dit : « Qu’à cela ne tienne, nous chanterons plus fort. » 4 000 personnes ont chanté en chœur. Une grande victoire : on n’avait pas réussi à faire taire le peuple.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez chanté avec Bob Dylan « With God on Our Side » ?
Je m’en souviens très bien. Il venait de l’écrire. C’était un été caniculaire, la sueur me dégoulinait le long des jambes. Et je l’ai d’abord chantée pour moi-même. Cette chanson demeure un hymne pour les jeunes générations, au même titre qu’« Imagine » de John Lennon. Je ne crois pas qu’on puisse jamais revivre une telle décennie, où tant de talents étaient actifs et mobilisés en même temps, dans une union miraculeuse de la conscience politique et de la créativité musicale.
Comment chantiez-vous ensemble avec Bob Dylan ?
Il y a toujours eu avec lui une électricité unique, bien sûr, sans commune mesure avec mes autres duos. Nous étions très jeunes, nous avions le même âge à quelques mois près, et nous étions confrontés à une ère de changements. Mais jamais je n’ai su, et jamais je ne saurai pleinement ce qu’il pensait, ce qui se passait dans sa tête.
Vos voix s’accordaient très bien.
Vous savez quoi ? C’est moi qui adaptais ma voix à la sienne. Parfois, je chantais plus comme Dylan que Dylan lui-même ! Comme ma voix était plus puissante que la sienne, il fallait rétablir un équilibre. C’était la condition nécessaire pour que le duo fonctionne musicalement. Et souvent nous nous disputions l’unique micro… Mais c’était une alchimie inégalée.
Dans « Chronicles », Dylan écrit sur vous : « Et la reine serait Joan Baez. Je planais rien qu’à la regarder. Et puis il y avait sa voix, à conjurer le mauvais sort. Et sa voix montait jusqu’à Dieu. » Comment définiriez-vous votre voix ?
C’est très généreux de sa part ! Cela ne me pose pas de problème de définir ma voix car ma voix, ce n’est pas moi. C’est simplement un don extraordinaire que j’ai reçu. Je le dis avec une immense gratitude. Et ma mission consiste à en prendre soin, à la travailler, à l’utiliser à son maximum pour la partager, et pas uniquement à des fins de distraction. Je la traite avec respect.
Bob Shelton, le critique du « New York Times », disait que vous aviez une voix « de soprano douloureusement pure ». C’est cette douleur intérieure qui explique l’émotion que vous produisez ?
Cette voix-là n’existe plus ! Et il s’agit moins de douleur que… d’angoisse. Non, plutôt d’une acuité déchirante, qui excède la simple tessiture dans sa capacité à exprimer l’émotion. Un versant sombre a longtemps dominé ma vie, dans une exploration inquiète des profondeurs de l’âme humaine. Il m’a fallu en comprendre les racines pour qu’un côté plus lumineux reprenne le dessus.
La première fois que vous avez chanté au Club 47 à Cambridge (Massachusetts), vous étiez complètement paniquée. C’est votre dernière tournée. Etes-vous soulagée de quitter la scène ou éprouvez-vous une perte ?
Sans doute les deux. J’ai du mal à imaginer la suite. Une tournée d’adieux produit un tel élan d’amour de la part du public que l’artiste peut être tenté de continuer tellement c’est merveilleux. Donc, dans le pire des cas, je me dirai : « Et puis merde, je remonte sur scène ! » Mais je crois avoir pris la bonne décision. J’ai envie de peindre, de prendre soin de mon corps, éprouvé par la vie de tournée, les kilomètres de route, les changements d’hôtel perpétuels…
Et surtout, ma voix est fatiguée. Mes cordes vocales doivent sans cesse défier la gravité. Chaque fois que j’apprends une nouvelle chanson, il me faut des heures pour trouver la tonalité adaptée à mes capacités subsistantes. C’est épuisant, et aussi décourageant, car j’ai conscience que ma voix d’antan ne reviendra jamais. Alors que faire pour la remplacer ? Cela dit, j’aime ma voix actuelle, patinée et riche de soixante ans de chant. Bref, si mon ambition était de mourir sur scène, ce serait différent. Mais ce n’est pas à ça que j’aspire !
Joan Baez, la voix de la protestation
NOS LÉGENDES DU ROCK. En 2018, la tournée d'adieux de Joan Baez passait par la France. A cette occasion, elle avait parlé à " l'Obs " de son engagement dans la lutte contre la ségrégation rac...
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