70 ans de crimes et délits : le roman noir de la "Série noire"
Lancée dans le chaos de l'été 1945, la mythique collection de Marcel Duhamel a publié 2743 titres et révolutionné la littérature.
Marcel Duhamel en 1955
Le 28 juillet 1945, à Paris, un crime a eu lieu. Meurtre silencieux, demeuré impuni. On connaît, aujourd’hui, le coupable : Marcel Duhamel, un petit acteur devenu traducteur, affublé d’une moustache ridicule.
Le commanditaire : Gaston Gallimard, éditeur de renom, à peine revenu d’un séjour forcé«comme kriegsgefangene dans une ferme en Bavière».
Les circonstances : dans le chaos de la fin de la guerre, dans cette France libérée par Glenn Miller, l’affaire est passée inaperçue.
L’arme du crime : la «Série noire», collection de petits livres à cadre blanc sur fond sombre, dans lesquels il n’est question que de nuit, de sang et de femmes fatales.
La victime : la littérature «blanche», celle qu’on récompense à l’Académie, qu’on fête dans les salons, qu’on enseigne dans les écoles. Sans que personne ne le sache, on vient de passer de l’ère Mauriac-Gide-Bourget à l’époque Chandler-Hammett-Cain. La littérature en gants blancs cède la place aux livres écrits au couteau.
Tout commence avec un titre prophétique: «Cet homme est dangereux». Le gars – on dit «le gonze», en argot – Lemmy Caution, agent du F.B.I., infiltre un gang de trafiquants, séduit des«souris»et balance des«valdas»avec son«calibre».
Je me baguenaude tout simplement en cherchant du grabuge chaque fois que j’ai l’impression que ça peut rendre… Je me disais qu’une fois que ces truands-là auraient fini de s’assaisonner entre eux, peut-être qu’il y aurait quèq’chose à glaner, et je suis un p’tit mec patient…
Quelques pages plus loin, notre héros avoue :«Mon flair me dit qu’il y a du louche dans cette histoire.»Impression confirmée dans le deuxième titre de la série, «la Môme-vert-de-gris». Du même auteur, Peter Cheyney. Le numéro trois de la collection est bien dans le ton : «Pas d’orchidées pour Miss Blandish» de James Hadley Chase. Ça tire, ça tue, ça tabasse, ça sent le sapin. L’Amérique est à la mode.
L’Amérique ? Voire. Peter Cheyney et James Hadley Chase sont… anglais. Leurs romans se déroulent dans un décor en carton-pâte, avec des dialogues enslangd’opérette.
L’ironie, c’est que ‘‘la Série noire’’ a débuté avec des auteurs qui font dans le pastiche. Il faudra attendre le numéro quatre, ‘‘Un Linceul n’a pas de poches’’, de Horace McCoy, paru en 1946, pour avoir affaire à un auteur vraiment américain,
souligne Franck Lhomeau, directeur de la revue «Temps Noir» et spécialiste des archives Gallimard. Ah oui, vraiment, il y a du louche dans cette histoire.
"Le maréchal Pétain, je l’encule !"
Reprenons l’enquête. Dans l’entre-deux guerres, les collections policières pullulent. La librairie Gallimard n’est pas en reste. Dans «les Chefs-d’œuvre du roman d’aventures», on publie S.S. Van Dine, Edgar Wallace, Philip McDonald. Chez «Détective»: Raoul Whitfield, Erle Stanley Gardner, Sax Rohmer. «Le Scarabée d’or» affiche Dashiell Hammett («le Faucon de Malte», 1936), Rex Stout. «Le Masque», à la Librairie des Champs-Elysées, fait un tabac avec Agatha Christie. Il y a aussi «A ne pas lire la nuit», «l’Empreinte», «Police Secours», «la Clé», «le Domino Noir», collections qui apparaissent et disparaissent.
En 1934, Hachette signe un accord avec Gallimard : le premier, qui se charge de la diffusion des livres du second, garantit un achat de 70% de chaque tirage. Pour Gallimard, il s’agit de nourrir la bête : pour les romans policiers, Gaston Gallimard décide de passer de 5000 à 20.000 exemplaires par titre.
Il confie «les Chefs-d’œuvre du roman d’aventures» à Georges Sadoul, critique de cinéma, qui passe la main à Maurice Sachs. Lequel reste fidèle à sa réputation d’homosexuel débauché, canaille, alcoolique et surdoué. Immédiatement, Sachs commet des faux, fait les poches de son éditeur, part en désintox, et la collection s’arrête en 1938.
La guerre, peu à peu, ralentit les importations anglo-saxonnes, et, à partir de 1942, plus rien ne passe. Les Français se ruent sur les stocks de romans américains invendus avant l’arrivée des Fritz: on lit Dashiell Hammett avec frénésie, pendant l’Occupation. Il y a une attente, un appétit.
David Goodis.
Pendant ce temps, Marcel Duhamel, petit ch’ti gorgé de littérature américaine, sous-titreur de films hollywoodiens, fait l’acteur. Il a passé son enfance à«recevoir des torgnoles»et à lire «Chéri-Bibi», sa jeunesse à s’amuser avec ses potes (dont Aragon, Robert Desnos, Raymond Queneau et Benjamin Péret) et«à faire le con».
Dans les années 30, il a visité les Etats-Unis. Accessoirement, il fait partie du Groupe Octobre, qui marie le théâtre et la Révolution, avec Jacques Prévert, Sylvia Bataille, Roger Blin, Yves Allégret, Jean-Louis Barrault.
Pour vivre, il sous-titre «Je suis un évadé», film de Mervyn Le Roy, un polar d’enfer. Il prend ainsi le virus du noir. Pendant la guerre, il joue une pièce de Marcel Achard, «Domino», avec Odette Joyeux et Pierre Brasseur. Contrairement à la légende, il ne se réfugie pas aux Etats-Unis, mais part en tournée en France (Albi, Castres, Mazamet) et en Afrique du Nord (Tunis, Oran, Tlemcen, Fez).
Il assiste aux démêlés de Brasseur qui, rond comme un bille, gueule:«Le maréchal Pétain, je l’encule !». Traduit devant un tribunal, l’acteur prétend avoir crié:«Il ne faut pas qu’il recule !». Le juge, gaulliste, se marre. Et relâche le cabotin.
Revenu à Paris avec Brasseur, Duhamel, entre deux«prouesses vélocipédiques»pour aller honorer une petite alsacienne, rend visite à Marcel Achard. Lequel lui donne à lire trois livres: deux Peter Cheyney et un James Hadley Chase. Duhamel les traduit. Ce seront les trois premiers titres de la «Série noire». Qui, pour l’instant est dans les limbes.
Jacques Prévert s'en mêle
Le Débarquement a lieu. Les affaires reprennent. Un ami de Mouloudji, Marc Barbezat, pharmacien passionné de littérature (il publiera Genet, Artaud, Louis-René des Forêts) édite une magnifique revue«imprimée tous les six mois sur la presse à bras»à Lyon. Au sommaire : des extraits d’Erskine Caldwell, de Faulkner et d’Henry Miller. Mais aussi : Peter Cheyney, Horace McCoy, Donald Henderson Clarke. Tous traduits par Duhamel.
En même temps, celui-ci rend visite à Gaston Gallimard, et constate que,«dans cette maison, pratiquement personne ne parle anglais». Il remet aux Gallimard, Gaston, Michel et Claude, ses«trois policiers». L’idée d’une collection renaît. Mais pas imprimée sur une presse à bras. Une collection populaire, énormément.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Roger Allard, poète à ses heures, auteur du «Bocage amoureux» et des «Elégies martiales», directeur artistique de la maison d’édition, imagine une maquette : fleurettes vertes sur fond blanc. Duhamel estime que c’est«un tantinet bucolique pour de l’étripaillage en série». Il en parle à sa femme, Germaine. Elle vire les marguerites et les bleuets, colle un fond noir, des lettres jaunes et un liseré blanc. Reste à trouver un titre pour la série. Au bout d’un mois de«pressage de citron», Jacques Prévert suggère:
Pourquoi ne pas l’appeler simplement la ‘‘Série noire’’?
Personne ne comprend la portée de l’événement. La «Série noire» est un concept, une idée, une image, une littérature qui tombent à pic. Le «noir» devient un genre, et déteint sur l’Amérique, qui adopte le terme:the noir books.
La littérature blanche ploie sous l’assaut. Ce n’est qu’escrocs cyniques, tueurs cruels, femmes dangereuses, gangsters ricanants, voleurs de bijoux, repris de justice, voyous balafrés, danseuses de boîtes de nuit, banquiers véreux, taulards rêvant d’évasion… Tout ce petit monde envahit les librairies: la «Série noire» ravage les habitudes et les esprits. Le noir, ce noir si dense, si terrifiant, fait recette.
"Notre but est louable : vous empêcher de dormir"
Au début, la collection trottine : deux titres par an. En 1946 : James Hadley Chase et Horace Mac Coy. En 1947 : Don Tracy et James Hadley Chase, encore. Le prix des bouquins varie : de 80 francs à 180 francs, c’est selon. En 1948, changement de ton. Un concurrent sérieux arrive : Sven Nielsen, directeur des Presses de la Cité, lance la collection «Un Mystère».
Gallimard réagit et voit grand : la «Série noire» doit coloniser les kiosques à journaux, les bureaux de tabac, les gares, et pas question de tirer à moins de 20.000. Prix de vente unique, pagination standard. Gallimard tance Duhamel:«Il va falloir que tu t’occupes sérieusement de ta collection.»D’accord, dit Duhamel, mais je veux une secrétaire, des traducteurs, un bureau, un budget. Et, surtout, il faut un catalogue.
Or, Duhamel n’a pas grand chose en soute, côté titres : Peter Cheyney, mécontent, passe chez le concurrent. Duhamel réunit tous les livres du genre qu’il a traduits avant la guerre : «Little Caesar» de W.R. Burnett, «la Mort du Maestro» de Raoul Whitfield, «A nos amours» de P.J. Wolfson. Il a une idée très précise de ce qu’est le «noir»: il a vu les films de la Warner, avant guerre, dans la salle où son pote Pierre Prévert était projectionniste. Il rédige un avertissement qui fera date :
Que le lecteur non prévenu se méfie : ces volumes ne peuvent être mis entre toutes les mains. L’immoralité y côtoie les beaux sentiments. L’esprit en est rarement conformiste : les policiers sont parfois aussi corrompus que les malfaiteurs; le détective sympathique ne résout pas toujours le problème. Et parfois il n’y a ni problème ni même de détective… Mais alors? Alors restent l’action, l’angoisse, la violence, les tabassages et les massacres.
Il conclut :«Notre but est louable : vous empêcher de dormir.» La «Série noire» est le négatif de la collection blanche.
La critique littéraire note à peine l’arrivée de ces polars : certains y voient une collection d’auteurs«sataniques»,d’autres dela«littérature de caniveau».Peu importe : Duhamel file à Londres, signe tout ce qu’il peut, accepte des manuscrits d’auteurs français sous pseudos américains.
Boris Vian a donné l’exemple avec son alias Vernon Sullivan aux Editions du Scorpion, Terry Stewart (de son vrai nom Serge Arcouët) et John Amila (Jean Meckert) suivent à la «Série noire». L’argot assaisonne les textes: les victimes sont estourbies, les héros brandissent des égalisateurs, les rupins dépensent leur oseille et les souris sont de vrais chopins. On passe à vingt-quatre titres par an, tirés chacun à 33.000 exemplaires, sans compter les retirages. Résultat : un million d’exemplaires par an.
"Série verte", "Série blême"...
Les titres affluent. Duhamel achète tout, grands et petits auteurs: Raymond Chandler et Day Keene, Dashiell Hammett et Carter Brown, Elliott Chaze et Lionel White. Les textes trop longs sont sabrés, les traductions médiocres acceptées, faute de temps (dont celles de Boris Vian, qui traduit mal Chandler). Des nouveaux venus entrent dans la «Série noire»: Henry Kane, Bill Goode, Kenneth Millar, Stanley Ellin, Geoffrey Homes, Paul Cain.
On envisage des collections parallèles : une «Série verte», mort-née; une «Série blême», qui ne connaîtra qu’une vingtaine de titres. La «Série noire» reste l’unique, la seule, la vraie. Cinq volumes par mois, puis huit. Énorme ! Duhamel s’amuse à trouver des titres : «La Corrida chez les prophètes» (titre original :«Solomon’s vineyard») de Jonathan Latimer; «les Spaghettis par la racine» («The bandaged nude») de Robert Finnegan ; «Micmac maison» («The senator’s nude») de Bill Goode ; «Le bluffeur» («Love’s lovely conterfeit») de James Cain.
Duhamel acquiert le maximum de titres d’un éditeur de pulps, Gold Medal. Dans le tas, il y a des auteurs magnifiques : Charles Williams («Fantasia chez les ploucs»), Richard Matheson («De la part des copains»), Peter Rabe («l’Homme qui rit jaune»), Jim Thompson («1275 âmes»), David Goodis (« le Casse »)… Mais devant cette avalanche, la qualité fluctue.
Quand Duhamel s’en va (il meurt en 1977, à 77 ans), un ancien agent commercial d’Air France, Robert Soulat, prend la succession. Il tient les rênes jusqu’en 1991, puis passe la main à Patrick Raynal.
En 2005, Aurélien Masson succède. Entre-temps, tout a changé : la «Série noire» a contaminé tout le champ littéraire. Pas une maison d’édition, si petite soit-elle, sans sa collection de polars, aujourd’hui. Les collections de poche ont cédé la place aux livres grands formats.
Même la «Série noire » se transforme. Elle devient sérieuse – et beaucoup plus chère. Fini les petits livres cartonnés ou brochés qui se dépiautent: place aux couvertures dignes. Le « noir » est sorti du Purgatoire. En soixante-dix ans, la collection a aligné 2743 titres. Merci, Marcel Duhamel.
Résumons-nous : inaugurée par des Anglais se faisant passer pour des Américains, lue par des milliers de lecteurs avides de rythme et de violence, rabotée par souci de formatage, considérée comme de la littérature d’égout, la «Série noire» a été un tsunami. La littérature blanche n’a plus jamais été la même. Elle a pris cinquante nuances de gris. Le crime a été parfait, presque parfait.
François Forestier
McCoy, Nizan et Aragon
Le premier Américain publié dans la «Série noire», Horace McCoy, a failli ne jamais l’être dans cette collection. L’un de ses livres les plus célèbres, «Un linceul n’a pas de poches», publié aux Etats-Unis en 1935, est acheté par Gallimard en 1938.
La traduction est confiée à Sabine Berritz (qui a déjà traduit «le Facteur sonne toujours deux fois», de James Cain), l’épouse de Robert Aron, alors éditeur à la NRF. Celle-ci, faute de temps, se décharge de cette tâche auprès de Paul Nizan. Lequel est appelé sous les drapeaux deux mois plus tard, en 1939.
Pour essayer de récupérer le manuscrit de la traduction, Sabine Berritz demande à Aragon d’intervenir auprès du soldat Nizan. Mais ce dernier est tué à Dunkerque. Le livre de McCoy attendra 1946 et la «Série noire» pour être publié. Dans une traduction complétée par Marcel Duhamel.
"On dératise le corps enseignant"
Marcel Duhamel, non content de tout superviser, prenait plaisir à ajouter des petits commentaires sur les jaquettes des livres de la «Série noire». Quelques exemples :
♦ « La Marmite infernale » :Plutôt relevé, le salmingondis ! ♦ « A la déloyale ! » :On dératise le corps enseignant. ♦ « Un Strapontin au paradis » :le goûter, c’est l’adopter. ♦ « Rien dans les manches » :Tout dans la fouille. ♦ « Razzia sur la chnouf » :bonne prise. ♦ « Sur un lit de cactus » :… on ne dort que d’un œil.
A lire...
Raconte pas ta vie, de Marcel Duhamel, Mercure de France, 1973.
Temps Noir, la revue des littératures policières, n°4 (novembre 2000) et n°18 (mars 2015).Editions Joseph K, Nantes.
Le 28 juillet 1945, à Paris, un crime a eu lieu. Meurtre silencieux, demeuré impuni. On connaît, aujourd'hui, le coupable : Marcel Duhamel, un petit acteur devenu traducteur, affublé d'une mous...