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2 Décembre 2020
Une biographie érudite et vivante qui redonne visage humain au divin marquis, loin des clichés et des fausses vérités
Au-delà d’une icône
La plupart des gens ne savent de lui que l’empreinte qu’il laissa dans notre lexique. Quelques audacieux ont lu ses romans, passant outre leurs préventions — ou donnant libre cours à leur attrait pour l’interdit. Il faut dire que la censure qui frappait ses œuvres il y a encore peu de temps ne faisait qu’ajouter à leur séduction. Ainsi réduit, au pire, à un terme psychiatrique et à ses dérivés, passés aujourd’hui dans le langage courant, au mieux à des romans où s’épanouit la sexualité la plus débridée, le marquis de Sade reste une icône, offerte à tous les détournements, modulable et récupérable à merci.
Retrouver la substance humaine du “divin marquis” par-delà toutes les constructions fallacieuses élaborées autour de sa personne — et donc ramener bien des faits à leurs justes proportions : telle est la tâche que s’est assignée Maurice Lever, et dont il s’acquitte à merveille dans cet imposant volume. Il souligne dans son avant-propos combien l’a aidé la “masse considérables de correspondances et de documents inédits” dont il a pu disposer grâce à l’actuel comte de Sade. Lettres, actes notariés, rapports de police… autant de pièces qui, si l’on ose dire, cernent le marquis de toutes parts et le tirent hors de ce que ses seuls écrits littéraires et la rumeur publique ont tissé de légende autour de lui. Les citations foisonnent : c’est une plongée en immersion quasi totale dans l’entourage familier du marquis, où Maurice Lever nous guide d’une plume certes rigoureuse mais toujours extrêmement vivante, étroitement attachée aux portraits et aux descriptions.
Dépasser la légende sadienne, c’est d’abord revenir au substrat du XVIIIe siècle, insister sur certains aspects des mœurs d’alors qui, aujourd’hui, paraissent scandaleux mais permettent de relativiser considérablement la “monstruosité” de la conduite du marquis. Ainsi apprend-on que l’usage du fouet était non seulement courant mais préconisé dans l’éducation des enfants ; que les filles publiques étaient méprisées par les aristocrates qui, de fait, n’hésitaient guère à leur infliger les sévices que leur dictait leur fantaisie — et qu’ils ne se seraient pas permis avec leurs maîtresses… S’arracher au légendaire c’est aussi montrer ce qui, dans l’environnement du marquis, a pu façonner sa personnalité hors normes sans tomber pour autant dans les excès d’un psychologisme systématique, bien tentant pourtant dès lors qu’on a affaire à des êtres aussi complexes que Donatien de Sade. Aussi Maurice Lever dresse-t-il un portrait détaillé du père et de l’oncle du marquis, libertins distingués qui n’étaient pas les mieux placés pour enseigner au jeune homme les principes d’une haute vertu. Il évoque aussi une mère absente, qui suscita un “oedipe négatif”, complexe rare qui expliquerait nombre d’attitudes du marquis. Absente de la vie de ce dernier, Marie-Eléonore de Maillé de Carman l’est aussi, ou à peu près, de cette biographie. Puis il y eut les menées de sa belle-famille, les Montreuil, auxquelles il doit, sans doute plus qu’à ses incartades, ses longues années d’incarcération. Encore une fois, il ne s’agit pas de minorer ni d’ignorer les frasques de Donatien, simplement de les considérer par rapport au contexte de l’époque.
Briser la dictature du mythe, c’est enfin aborder la production littéraire du marquis dans toute sa diversité, et ne pas s’en tenir à ses écrits les plus scandaleux. L’on ne trouvera pas ici de longs extraits des Cent vingt journées de Sodome, ni de Justine ou autres Histoire de Juliette ; non par fausse pudeur ou crainte de choquer certains lecteurs mais parce que ce sont là les versants les plus exposés de l’œuvre sadienne, arpentés déjà par de nombreux commentateurs. Maurice Lever n’occulte pas pour autant, loin de là, l’imaginaire érotique de Sade ; il en examine en détail les fondements, les formes sous lesquelles il s’exprime, mais il souligne aussi l’amour immodéré du marquis pour le théâtre, et commente également avec un soin scrupuleux nombre d’œuvres parmi l’énorme quantité de manuscrits laissés par le marquis. Il insiste à chaque fois que l’occasion lui est donnée sur son inventivité verbale, sur son goût de l’ironie et du second degré.… toutes qualités qui font de lui un homme de lettres à part entière sans qu’il soit besoin d’invoquer son talent de pornographe.
Ne dédaignant jamais l’humour, l’ironie ou le cynisme, Maurice Lever raconte, au sens presque enchanteur du terme, la vie du marquis de Sade. Mais au-delà de cet art de la mise en récit, qui nous vaut par exemple une magnifique description du château de La Coste assortie d’un survol de son histoire alors que Donatien approche à cheval de son domaine — un passage parmi d’autres dignes des meilleurs romans historiques — ou encore une plongée poignante dans les massacres de la Terreur, il faut rendre hommage à la rigueur avec laquelle il mène son entreprise biographique. S’appuyant toujours sur les documents dont il dispose, demeurant prudent lorsque manquent les preuves, il ne laisse rien dans l’ombre mais s’abstient tout autant de monter en épingle ce qui ne doit pas l’être ; tout est mis à sa juste place : celle qui se déduit des archives consultées. Convenons qu’il est parfois un peu éprouvant de lire plusieurs lettres et extraits de pièces juridiques ou administratives à la suite, et de perdre ainsi le fil du récit. Mais c’est justement par là que s’ouvrent les portes sur la “vraie vie”, par là que l’on reste au contact de ce qui est advenu sans s’égarer sur les terrains minés de l’extrapolation et de l’interprétation à outrance. C’est à travers les citations que l’on touche l’humain, la spontanéité d’un ressenti ou au contraire les longs calculs qui ont présidé à la rédaction d’une plaidoirie épistolaire.
C’est à bon droit que ce livre fut désigné, lors de sa première édition en 1991, “meilleur livre de l’année” par Bernard Pivot et l’équipe de Lire. Et qu’il est aujourd’hui réédité : une icône telle que le “divin marquis” a tout à gagner à être dépouillée des oripeaux factices dont l’ont parée au fil des décennies calomniateurs et idolâtres.
Maurice Lever, Donatien Alphonse François, marquis de Sade
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L'article d'Isabelle Roche...