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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 1.700 articles.

Et le 2 décembre 1814 mourait le Marquis Donatien Alphonse François de Sade.

 

Une bio­gra­phie éru­dite et vivante qui redonne visage humain au divin mar­quis, loin des cli­chés et des fausses vérités

 

Au-delà d’une icône

La plu­part des gens ne savent de lui que l’empreinte qu’il laissa dans notre lexique. Quelques auda­cieux ont lu ses romans, pas­sant outre leurs pré­ven­tions — ou don­nant libre cours à leur attrait pour l’interdit. Il faut dire que la cen­sure qui frap­pait ses œuvres il y a encore peu de temps ne fai­sait qu’ajouter à leur séduc­tion. Ainsi réduit, au pire, à un terme psy­chia­trique et à ses déri­vés, pas­sés aujourd’hui dans le lan­gage cou­rant, au mieux à des romans où s’épanouit la sexua­lité la plus débri­dée, le mar­quis de Sade reste une icône, offerte à tous les détour­ne­ments, modu­lable et récu­pé­rable à merci.

Retrou­ver la sub­stance humaine du “divin mar­quis” par-delà toutes les construc­tions fal­la­cieuses éla­bo­rées autour de sa per­sonne — et donc rame­ner bien des faits à leurs justes pro­por­tions : telle est la tâche que s’est assi­gnée Mau­rice Lever, et dont il s’acquitte à mer­veille dans cet impo­sant volume. Il sou­ligne dans son avant-propos com­bien l’a aidé la “masse consi­dé­rables de cor­res­pon­dances et de docu­ments inédits” dont il a pu dis­po­ser grâce à l’actuel comte de Sade. Lettres, actes nota­riés, rap­ports de police… autant de pièces qui, si l’on ose dire, cernent le mar­quis de toutes parts et le tirent hors de ce que ses seuls écrits lit­té­raires et la rumeur publique ont tissé de légende autour de lui. Les cita­tions foi­sonnent : c’est une plon­gée en immer­sion quasi totale dans l’entourage fami­lier du mar­quis, où Mau­rice Lever nous guide d’une plume certes rigou­reuse mais tou­jours extrê­me­ment vivante, étroi­te­ment atta­chée aux por­traits et aux descriptions.

Dépas­ser la légende sadienne, c’est d’abord reve­nir au sub­strat du XVIIIe siècle, insis­ter sur cer­tains aspects des mœurs d’alors qui, aujourd’hui, paraissent scan­da­leux mais per­mettent de rela­ti­vi­ser consi­dé­ra­ble­ment la “mons­truo­sité” de la conduite du mar­quis. Ainsi apprend-on que l’usage du fouet était non seule­ment cou­rant mais pré­co­nisé dans l’éducation des enfants ; que les filles publiques étaient mépri­sées par les aris­to­crates qui, de fait, n’hésitaient guère à leur infli­ger les sévices que leur dic­tait leur fan­tai­sie — et qu’ils ne se seraient pas per­mis avec leurs maî­tresses… S’arracher au légen­daire c’est aussi mon­trer ce qui, dans l’environnement du mar­quis, a pu façon­ner sa per­son­na­lité hors normes sans tom­ber pour autant dans les excès d’un psy­cho­lo­gisme sys­té­ma­tique, bien ten­tant pour­tant dès lors qu’on a affaire à des êtres aussi com­plexes que Dona­tien de Sade. Aussi Mau­rice Lever dresse-t-il un por­trait détaillé du père et de l’oncle du mar­quis, liber­tins dis­tin­gués qui n’étaient pas les mieux pla­cés pour ensei­gner au jeune homme les prin­cipes d’une haute vertu. Il évoque aussi une mère absente, qui sus­cita un “oedipe néga­tif”, com­plexe rare qui expli­que­rait nombre d’attitudes du mar­quis. Absente de la vie de ce der­nier, Marie-Eléonore de Maillé de Car­man l’est aussi, ou à peu près, de cette bio­gra­phie. Puis il y eut les menées de sa belle-famille, les Mon­treuil, aux­quelles il doit, sans doute plus qu’à ses incar­tades, ses longues années d’incarcération. Encore une fois, il ne s’agit pas de mino­rer ni d’ignorer les frasques de Dona­tien, sim­ple­ment de les consi­dé­rer par rap­port au contexte de l’époque.

Briser la dic­ta­ture du mythe, c’est enfin abor­der la pro­duc­tion lit­té­raire du mar­quis dans toute sa diver­sité, et ne pas s’en tenir à ses écrits les plus scan­da­leux. L’on ne trou­vera pas ici de longs extraits des Cent vingt jour­nées de Sodome, ni de Jus­tine ou autres His­toire de Juliette ; non par fausse pudeur ou crainte de cho­quer cer­tains lec­teurs mais parce que ce sont là les ver­sants les plus expo­sés de l’œuvre sadienne, arpen­tés déjà par de nom­breux com­men­ta­teurs. Mau­rice Lever n’occulte pas pour autant, loin de là, l’imaginaire éro­tique de Sade ; il en exa­mine en détail les fon­de­ments, les formes sous les­quelles il s’exprime, mais il sou­ligne aussi l’amour immo­déré du mar­quis pour le théâtre, et com­mente éga­le­ment avec un soin scru­pu­leux nombre d’œuvres parmi l’énorme quan­tité de manus­crits lais­sés par le mar­quis. Il insiste à chaque fois que l’occasion lui est don­née sur son inven­ti­vité ver­bale, sur son goût de l’ironie et du second degré.… toutes qua­li­tés qui font de lui un homme de lettres à part entière sans qu’il soit besoin d’invoquer son talent de pornographe. 

Ne dédai­gnant jamais l’humour, l’ironie ou le cynisme, Mau­rice Lever raconte, au sens presque enchan­teur du terme, la vie du mar­quis de Sade. Mais au-delà de cet art de la mise en récit, qui nous vaut par exemple une magni­fique des­crip­tion du châ­teau de La Coste assor­tie d’un sur­vol de son his­toire alors que Dona­tien approche à che­val de son domaine — un pas­sage parmi d’autres dignes des meilleurs romans his­to­riques — ou encore une plon­gée poi­gnante dans les mas­sacres de la Ter­reur, il faut rendre hom­mage à la rigueur avec laquelle il mène son entre­prise bio­gra­phique. S’appuyant tou­jours sur les docu­ments dont il dis­pose, demeu­rant pru­dent lorsque manquent les preuves, il ne laisse rien dans l’ombre mais s’abstient tout autant de mon­ter en épingle ce qui ne doit pas l’être ; tout est mis à sa juste place : celle qui se déduit des archives consul­tées. Conve­nons qu’il est par­fois un peu éprou­vant de lire plu­sieurs lettres et extraits de pièces juri­diques ou admi­nis­tra­tives à la suite, et de perdre ainsi le fil du récit. Mais c’est jus­te­ment par là que s’ouvrent les portes sur la “vraie vie”, par là que l’on reste au contact de ce qui est advenu sans s’égarer sur les ter­rains minés de l’extrapolation et de l’interprétation à outrance. C’est à tra­vers les cita­tions que l’on touche l’humain, la spon­ta­néité d’un res­senti ou au contraire les longs cal­culs qui ont pré­sidé à la rédac­tion d’une plai­doi­rie épistolaire.

C’est à bon droit que ce livre fut dési­gné, lors de sa pre­mière édi­tion en 1991, “meilleur livre de l’année” par Ber­nard Pivot et l’équipe de Lire. Et qu’il est aujourd’hui réédité : une icône telle que le “divin mar­quis” a tout à gagner à être dépouillée des ori­peaux fac­tices dont l’ont parée au fil des décen­nies calom­nia­teurs et idolâtres. 

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