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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 2.200 articles.

14 juin 1940 : Les Allemands entrent dans Paris. Par Patrick Buisson.

Les villes sont femmes et ne sont tendres qu'au vainqueur.
Ernst Jünger,
Journal parisien

Les troupes allemandes défilent sur l’avenue Foch le 14 juin ; à droite, un cliché devenu célèbre des rares Parisiens restés dans la capitale, et regardant les troupes occupantes défiler dans la détresse et la consternation.

 

Vendredi 14 juin 1940. Il est 5 heures. Rien ne bouge derrière les façades parisiennes. Pour ceux qui sont restés, ce serait pourtant le moment d'aller à leur fenêtre. Depuis 1871, le spectacle n'a pas été rejoué. Le petit matin a une drôle d'allure : casqué, botté, motorisé, uniformément feldgrau. Les premières colonnes de la XVIIIe armée allemande viennent d'entrer dans Paris, déclarée ville ouverte depuis la veille. La matinée peut s'avancer, la capitale désertée par les deux tiers de ses habitants, continue de ressembler, selon le mot de Léautaud, à un "grand mail de province" enseveli dans la torpeur dominicale. Vers la mi-journée, les premiers Parisiens, poussés par les nécessités du ravitaillement autant que par la curiosité, descendent dans la rue. Rien de ce que certains auraient pu redouter n'est au rendez-vous. Le contraste est si fort que le choc en retour explique à lui seul l'alchimie de cette courte période. Des sentiments ambivalents traversent ce grand moment de déréliction nationale : de la stupeur à l'admiration, du soulagement au fatalisme. Par ondes concentriques, un impressionnant carroussel se déploie dans la ville. Dans tous les sens du terme, les Allemands font la roue. Ils sont partout : boulevard de Strasbourg, boulevard Sébastopol, boulevard Saint-Germain, de la place de la Nation à la place Clichy, de la porte d'Aubervilliers à la porte d'Italie. Déjà, en 1871, Bismarck avait exigé de Thiers, comme préalable aux pourparlers d'armistice, que les troupes prussiennes défilent dans Paris. Cette fois, le général von Stütnitz, nommé gouverneur militaire, est libre de régler la chorégraphie comme bon lui semble. Le 18 juin à 10 heures, ce sont des divisions entières qui ont pris possession du quartier de l'Etoile. Au pied des hauts murs de l'Arc de Triomphe, les officiers et leurs états-majors font face aux cliques de la Wehrmacht, rangées à l'angle des avenues Mac-Mahon et Carnot et au centre de l'avenue d'Iéna.  "Achtung ! Marsch !" En colonne par quatre ou par huit, les troupes allemandes briquées, astiquées, rutilantes montent vers l'Etoile par l'avenue Marceau, l'avenue de Wagram et l'avenue des Champs-Elysées, martelant l'asphalte au pas de l'oie. Au son des fifres, des cuivres et des tambourins, la grande parade du IIIe Reich victorieux déroule ses fastes. L' "Empire de mille ans" est un spectacle en tournée dont l'objectif est moins de séduire que de frapper les imaginations. Chaque ville, chaque village occupé aura le droit, dans les premiers jours, à cette élémentaire leçon de choses qu'est le défilé de l'armée des vainqueurs, répété autant de fois que nécessaire et même un peu plus. A la guerre, comme en philosophie, les Germains ont toujours eu un faible pour les démonstrations appuyées. 

Réévaluation de l'ennemi

Quelques téméraires entretiennent la légende du parisien éternel "badaud" et vont au spectacle. Sidération. Les caméras d'actualité montrent leurs visages incrédules ou interrogatifs. Comme par sortilège, les "monstres roux", les "ogres roses à lunettes" vêtus de "papier buvard" et d' "arêtes de poisson, les outres à bière "ravagées par le scorbut", sont devenus, en passant le Rhin, de grands garçons blonds au teint hâlé, à la carrure athlétique, sanglés dans d'impeccables uniformes de drap robuste, portant ceinturon et bottes - "un homme est deux fois un homme avec des bottes", observera Jean Dutourd. Comble d'insolence, la horde famélique, nourrie de "pâtés de harengs sans harengs" et d' "omelettes sans oeufs", affiche une mine florissante. Le journaliste Boulos Ristelhueber est aux premières loges en compagnie de ses amis Serge Lifar, Marie-Laure de Noailles et Missia Sert : "Les troupes font une entrée d'opéra de Wagner et de Lohengrin : casques d'acier reluisants, plus beaux que nature [....]. Bouche bée, les ménagères de l'avenue Kléber, les valets de chambre de l'avenue Marceau, les concierges de partout regardent ces hommes plus frais que s'ils sortaient de chez le coiffeur, ces chevaux aux panses suralimentées, ces tanks bien fourbis qui circulent en pétaradant." (in Journal inédit de Paul Boulos Ristelhueber).

Dans une France lente à se mouvoir, le spectacle des Allemands arrivés comme une tornade opère un véritable choc sur les esprits. En l'espace de quelques jours, les plus solides préjugés font l'obet d'une révision plus ou moins déchirante. D'un seul coup s'évanouit la rumeur des viols collectifs qui prospérait sur les souvenirs de l'invasion allemande de 1914 et les récits de l'occupation qui s'ensuivit. Cette fois, les cas de viols semblent avoir été relativement peu nombreux, sans comparaison aucune avec le phénomène massif de la Grande Guerre. Durant la campagne de France, les coupables de manquement à l'honneur militaire ont été envoyés en première ligne et, en cas de récidive, punis conformément au code pénal militaire allemand. Une fois la victoire acquise, l'ordre du 7 juillet 1940 en provenance du quartier général du Führer est venu comléter les instructions : "J'attends de la Wehrmacht qu'elle remplisse ses tâches en tant qu'armée d'occupation dans un esprit irréprochable. J'ordonne à tous les membres de la Wehrmacht de faire montre de la retenue, qui est celle d'un soldat allemand, dans leurs rapports avec la population des territoires ennemis occupés [...] J'attends qu'on demande des comptes sans aucune indulgence aux membres de la Wehrmacht qui se laissent aller sous l'empire de l'alcool à des actes délictueux. Je veux que tous les supérieurs considèrent comme leur plus strict devoir de maintenir un haut niveau de discipline militaire, tant par leur exemple que par les instructions qu'ils donneront." (in "Enfants maudits de Picapert et Norz). Comme par ailleurs aucune information ne circule au sujet des massacres et des pillages dont les Allemands se sont sporadiquement rendus coupables, rien ou presque ne vient engendrer de psychose collective chez les vaincus. Les barbares annoncés à grand renfort de descriptions alarmistes ne sont pas au rendez-vous. Le cauchemar qui a fait fuir plus d'un million et demi de Parisiens n'était-il donc qu'un montage, une manipulation ourdie par des dirigeants criminels et irresponsables ?

La presse, autorisée à reparaître dès le 17 juin, et singulièrement les nouveaux titres acquis à la cause des vainqueurs (La Gerbe, La France au travail, La Vie nationale), est pour beaucoup dans cette réévaluation de l'occupant. Sa tâche est facilitée par les autorités allemandes qui ont donné pour consigne de "faire jaillir les sources de l'abondance",  selon le mot d'Ernst Jünger, afin de s'attacher le concours des populations. Pour qu'un habile calcul commande cette empathie, parce que la briéveté des combats et la faible résistance de l'armée française leur ont laissé le temps et le loisir de se montrer mesurés, les Allemands ont vite compris tout le parti à tirer du retournement de l'opinion. La célèbre affiche "Populations abandonnées, faites confiance au soldat allemand" placardée dès le début de l'Occupation est une première tentative en ce sens. On y voit un soldat de la Wehrmacht tenant dans ses bras un garçonnet qui s'apprête à dévorer un morceau de pain, clin d'oeil à la fameuse tartine grâce à laquelle nos troupes étaient censées capturer les Prussiens en 1914. En bas, à gauche, une fillette lève un regard confiant et admiratif en direction du soldat feldgrau. Aucun doute : celui-ci pose au père nourricier, en l'absence du père biologique sans doute prisonnier dans quelque Frontstalag. Cette substitution paraît si naturelle qu'elle en suggère une autre dont on devine qu'elle pourrait s'accomplir avec le même naturel.

 

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in Patrick Buisson

"1940- 1945 Années érotiques

Vichy ou les infortunes de la vertu"

Chez Albin Michel.

 

 

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