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Chez Jeannette Fleurs

“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 1.700 articles.

18 avril 1973 Parution du premier numéro du quotidien Libération, sous la direction de Jean-Paul Sartre et Serge July

Il n'y a pas de grands journalistes, il n'y a que des grands journaux.
Jules Renard

"Libération"...

Pour cet anniversaire...

Je reprends ce que Serge July a écrit dans le "Dictionnaire amoureux du journalisme" de la page 456 à la page 469...

Deux ou trois choses...

Certains matins, Libération fut le plus beau quotidien du monde, souvent un très grand journal écrit et visuel. Il aura été durant son histoire - qui n'est pas finie - le titre de presse quotidienne française le plus inventif, le plus découvreur, le plus insolent de son époque, tout en donnant à réfléchir à ceux qu'il irritait.

Libération a incarné une sensibilité et une conception plus libertaires au cœur d'un monde en pleine révolution technologique, financière, économique et culturelle, dans cet espèce de grand tsunami hyper-capitaliste qui déferle par moussons successives depuis le premier choc pétrolier.

"Il n'y a pas de grands journalistes, il n'y a que de grands journaux." J'ai souvent cité cette saillie de Jules Renard. Ce journaliste écrivain anticlérical et républicain de la fin du XIXe siècle était du genre décapant, à l'image de ce propos, qui va à contrecourant de l'imagerie du journalisme en général et des gens de presse en particulier, tous portés naturellement à l'autocélébration. Le secret est dans l'alchimie entre le talent individuel et le talent collectif, à ceci près que la presse quotidienne est un sport collectif qui se joue souvent à une ou deux centaines de joueurs, chaque jour.

Le départ de François Mauriac de L'Express, par exemple, dont il était l'une des vedettes, sinon la principale avec son "Bloc-notes", n'a eu aucune incidence sur les ventes et sur les abonnements de l'hebdomadaire. Celui qui jouait avec délectation au "dérangeur d'opinion" faisait partie de l'orchestre, mais la star ce n'était pas lui, c'était le journal. Et le grand maître de l'amertume précisait même que c'était son lectorat qui faisait la qualité de L'Express.

Le Monde et France Soir de l'après-guerre, L'Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud des années 1950 et 1960, Le Nouvel Observateur des années 1970, pour ne prendre que ces titres, furent à leur époque des stars en matière de journaux. Ils sont nés de grandes vagues historiques. Ils sont venus de la Résistance et de la Libération. L'Express et Le Nouvel Observateur naissent de la rencontre entre un impératif de décolonisation alors que la France multipliait les batailles perdues dans les années 1950, de l'émergence des nouvelles classes moyennes et de l'essor simultané des sciences humaines qui prennent le leadership intellectuel.

Un grand journal, c'est un organe de presse enraciné dans l'histoire, un intellectuel collectif, dont les équipes exercent un pouvoir culturel, au sens où Pierre Bourdieu utilise ce concept pour décrire ce que furent les encyclopédistes au XVIIe siècle.

En général, les journaux ne sont grands qu'à un moment de l'histoire, et le défi pour eux, c'est de se renouveler sans cesse pour être de nouveau dans le mouvement, et lui donner toute sa résonance.

 

Libération est né lui aussi d'une vague historique, celle des mouvements autiautoritaires en France et dans le monde au cours des années 1960, sans savoir que c'était déjà le crépuscule d'une époque, qu'on appellera plus tard les Trente Glorieuses.

Toutes ces vagues furent des matrices, qui ont coagulé chaque fois des générations autour d'expériences communes et de valeurs partagées.

Ainsi se forment et se "bronzent" des lecteurs potentiels, des graines de journalistes, de possibles équipes, et même des actionnaires eux aussi parties prenantes d'un projet de presse qui prétend embrasser le présent. Pendant quelques années, à la manière d'un immense puzzle : tout était là sur la table, il fallait trouver les bonnes pièces, et les emboîter dans le bon ordre. Dans cet exercice quotidien, nous avons eu aussi beaucoup de chance.

Les lecteurs de Libération préexistaient au journal, de la même manière qu'ils préexistaient au Monde en 1944. Après la déflagration de 1968, un besoin de presse s'exprime, une autre actualité doit être prise en compte, elle ne l'était pas par le système d'information d'alors. L'annonce du lancement, en 1973, a catalysé un véritable mouvement de lecteurs. Dès 1986, le quotidien aura plus d'un million de lecteurs par jour en moyenne et il gardera cette audience jusqu'au début du millénaire. Un lectorat minoritaire mais de masse, c'était l'objectif.

Lorsque Libération paraît en 1973, "la pensée Mai 68" est déjà un jeu de massacre très prisé à droite et à l'extrême droite, mais aussi à gauche et à l'extrême gauche. La croisade pour la restauration de l'autorité hérité de la monarchie absolue, du jacobinisme et du bonapartisme n'a jamais cessé depuis juin 1968.

A entendre la foule des procureurs, les acteurs de 68 ou ceux qui s'en revendiqueraient apparaissent comme des jeteurs de mauvais sort, des sorciers et des sorcières qui auraient envoûté le pays et des millions de participants. S'ils pouvaient, ils dresseraient des bûchers contre tous ces Giordano Bruno en herbe...

Car il y a une réalité entêtante : la France s'est soulevée en 68 contre une conception disciplinaire de la société. Alors que la contestation autiautoritaire fut quasi planétaire, seuls deux pays ont pris feu : la France et la Tchécoslovaquie !

Notre pays confond allégrement un comportement coercitif avec l'autorité d'une pensée s'imposant dans le partage, à l'issue d'une confrontation comme cela se pratique dans de nombreux pays européens qui ont des peformances nettement supérieures aux nôtres, jusque dans le domaine de l'éducation, qui met en transe tous les nostalgiques de l'autorité à l'ancienne, quand seule une petite minorité de la population avait droit à des études supérieures.

Généralement dans les débats sur la perte d'autorité depuis Mai 68 on invoque le passé et la tradition. J'ai toujours en tête cette phrase : "A l'époque, on n'élevait pas ses enfants, on les dressait." Il y en a que ça fait rêver. Tout est dit.

Le Libération des années 1970 avait été un journal laboratoire où nous avions beaucoup expérimenté, tout en apprenant à faire un quotidien. Dans cette multitude d'essais, d'échecs et d'inventions, nous avions taillé un projet de quotidien, qui paraîtra à partir de mai 1981, un journal libéral-libertaire, culturel, avec le primat donné aux enquêtes et aux reportages sur tous les dogmes. Nous l'avions placé sous le patronage d'Arthur Rimbaud et de ces mots d'Une saison en enfer : "Il faut être résolument moderne", résolument dans le monde qui vient.

En se transformant en 1981, Libération avait anticipé une nouvelle époque qui a coïncidé avec la première alternance de la Ve République, avec la mise en avant de la construction européenne comme projet politique, l'effondrement de tous les pays communistes, tandis que la mondialisation financière dévastait le tissu industriel et exacerbait les inégalités.

A la manière de ces îles volcaniques qui n'existaient pas cinq minutes auparavant et qui émergent brusquement au milieu d'un désert océanique, un nouveau monde a pris corps au cours de la décennie et est apparu en pleine lumière au début des années 1990. Cette activité historique fut aussi la chance de Libération.

Une équipe de quotidien doit être à l'image de son lectorat. Jean-Paul Sartre bataillait avant la parution pour que le journal soit "le porte-voix des contradicitions de la population", que des voix très diverses cohabitent sous le même toit. C'était une recommandation très précieuse.

Il fallait doser les différentes composantes, protéger les sensibilités les plus délicates, s'assurer qu'il y ait bien des contradections tout en évitant la paralysie.

Vers la fin des années 1970, l'équipe affiche un mélange assez explosif comme en atteste ce petit échantillon : de Zina Rouabah, passée du standard et des petites annonces à la gestion du journal, au sociologue Jean-Louis Péninou, l'un des leaders de Mai 68, de Pierre Goldman, guerillo braqueur et écrivain juif polonais, né et assassiné en France, à Alain Pacadis, le punk chroniqueur mondain, lui aussi assassiné, de Guy Hocquenghem, la fierté homosexuelle incarnée, à Michel Cressole, qui inscrit l'élégance au titre des vertus journalistiques, de Nadia Ringart, qui vient du Torchon brûle, à Annette Levy-Willard ou du MLF au féminisme californien, de Jean-Pierre Delacroix, professeur d'éducation physique embauché comme coursier, à Jean Hatzfeld, un ex-établi en usine qui débarque de Katmandou - tous deux vont créer ensemble le service des sports -, de Jean-Luc Hennig, le grammairien vicieux de toutes les vies parallèles, à Patrice Van Eersel, spécialiste des autres dimensions, de Sorj Chalandon, infirmier dans un hôpital psychiatrique embauché comme monteur et devenu grand reporter, à Marc Kravetz, venu de la presse littéraire, premier prix Albert-Londres du quotidien pour ses reportages en Iran, de Jean-François Fogel, passé par l'agence France-Presse, qui instille un style froid mais ciselé dans l'écriture du journal, à Blandine Jeanson, de la bande à Jean-Luc Godard et ex de J'accuse et de La Cause du peuple devenue l'éditrice des longs textes, de Jean-Marcel Bouguereau, qui a couvert le terrorisme allemand et Solidarnosc et qui dirigera la rédaction à partir de 1981, à Frédéric Goursolas, étudiante aux beaux-arts qui va en devenir la directrice artistique, des dessinateurs punk de Bazooka à Willem, figure des provos néerlandais qui va devenir un grand dessinateur éditorialiste, de Bayon, le rock reporter à l'écriture syncopée, à Philippe Conrath qui fait découvrir les musiques africaines et créateur de plusieurs labels...

Ce mélange est modifié, en 1981, avec des journalistes venus d'agences, d'autres journaux, de revues, des nouvelles radios, à l'image d'Homeric : ancien lad, ancien jockey, il avait échoué avec un journal hippique, puis rejoint Libération en 1982 où il impose ses portraits de chevaux, ce qui lui permettra d'écrire plus tard le Dictionnaire amoureux du cheval.

Pierre Briançon, venu de la presse économique, comme Laurent Joffrin, crée le service économie, Jean-Michel Helvig, venu de la radio, crée le service politique aux côtés de Dominique Pouchin, ancien grand reporter du Monde, qui dirige la rédaction de 1983 à 1996 ; Pierre Haski, qui vient de l'AFP va être correspondant aux quatre coins du monde ; Serge Daney, ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma qui a jonglé avec le zapping, la télévision, les films, les balles de tennis et les idées, tandis que le style de Gérard Lefort enflammait le cinéma ; Florence Aubenas, qui sort du CFJ, intègre le secrétariat de rédaction et devient grand reporter en France et à l'étranger avec Didier François, animateur de SOS-Racisme, journaliste au Matin de Paris, correspondant de Libé en Afrique du Sud : tous deux avec d'autres talentueux, vont courir les guerres ; Charlie Buffet, journaliste des hautes montagnes, passé par France-Soir, va construire avec Thierry Benoit l'édition du journal, cette rédaction parallèle qui sera l'un des secrets de la qualité du journal ; Jacques Amalric, rédacteur en chef du Monde, rejoint Libération dont il dirige la rédaction à partir de 2000 ; Antoine de Gaudemat, qui était aux origines, qui a dirigé le cahier "Livres" et la culture, lui succédera. Les talents individuels de Libération ne s'arrêtent évidemment pas à l'évocation de ce mélange.

Une équipe vivante, c'est une communauté avec une culture, une déontologie, une échelle de valeurs, et des désirs de presse qui font mosaique, qui se complètent et qui s'interfèrent.

Les erreurs de mélanges au sein d'une équipe journalistique sont aussi préjudiciables pour un journal que les cafouillages à la pompe à essence pour un moteur. Une équipe subit aussi les lois démographiques. Elle doit se renouveler sans cesse, au risque sinon de stériliser le titre par inertie. Les crises, et Libération en a connu beaucoup, sont toujours pénibles à vivre mais utiles pour assurer un minimum de métabolisme.

La disparition du communisme entre 1989 - chute du Mur - et 1991 - décès officiel de l'URSS - provoque l'universalisation du capitalisme. La Chine de Deng Xiaoping s'y rallie et décolle très vite, entraînant à sa suite tous les pays émergents. Toute espérance transformatrice est dévaluée. Le traité de Maastricht, qui accompagne la réunification de l'Allemagne, crée l'Union européenne, et l'euro peine à s'imposer. Une opération de police mondialisée a lieu en Irak, qui met sens dessus dessous le Moyen-Orient et banalise le recours à la guerre.

Deux réseaux voient le jour au début des années 1990 : Al Qaïda en 1992, qui organise une sanglante régression médiévale à dimension planétaire, et le World Wide Web qui, en 1994, crée le réseau.

En dix ans, Internet va devenir le média des médias et change la donne non seulement pour la presse papier mais pour tous les médias. Le réseau produit par ailleurs une conception de l'autorité qui n'a rien à voir avec l'objet de la nostalgie française.

Lorsque le monde change, les journaux sont justement interpellés. Ils sont des papiers buvards des inquiétudes, des angoisses, des fausses routes comme des espérances des lecteurs. L'idée d'une nouvelle étape dans l'histoire du journal avait fait son chemin, nous l'avions un peu anticipée et complètement ratée.

Tout un symbole, je m'écrase sur un platane le 1er janvier 1993, sur une route de Provence. Un jeune ouvrier marocain sur une mobylette, impliqué dans le choc, succombera à ses blessures. Lorsque je m'en relève, plusieurs mois après, nous nous lançons dans une nouvelle transformation du journal liée aux événements et aux tout premiers pas de la révolution numérique.

Depuis la création du titre, face au credo général de la crise de la presse quotidienne attribuée à la faiblesse de la demande - ce qui n'est pas totalement faux -, nous avons toujours opposé le primat de la crise de l'offre : les quotidiens français sont trop chers pour un produit trop pauvre, et par voie de conséquence ils ont une pagination publicitaire trop faible pour des coûts trop élevés.

Alors qu'un nouveau media était en train de faie son apparition, dont on pressentait certaines potentialités sans avoir conscience que le réseau allait devenir le média universel et le média des médias, il paraissait indispensable de consolider en urgence le quotidien généraliste, de combler ses lacunes, avant un probable bouleversement.

Nous avions donné un nom à cette ébauche : "le journal total", qui avait pour ambition de mettre le quotidien au niveau des standards européens. Le projet consistait à augmenter l'offre journalistique avec un multi-quotidien, susceptible de s'adresser à des demandes différentes grâce à plusieurs quotidiens en un seul, avec chaque jour un généraliste accompagné de son édition francilienne, son quotidien culturel et son quotidien économique. C'était aussi un moyen de transformer l'équipe avec de nouveaux apports.

Enfin, en nous donnant comme objectif de faire du quotidien "l'organe de la modernisation démocratique", nous mettions alors l'accent sur une donnée qui allait se révéler majeure : avec un capitalisme aux allures triomphantes, un mouvement proprement réactionnaire allait souffler en tornade. La question de l'approfondissement démocratique était aussi le moyen de faire face à cette tornade, d 'autant que la société française restait handicapée par une centralisation inefficace et asphyxiante.

Les raisons de l'échec de ce Libé 3, lancé en septembre 1994, sont nombreuses. Les modes de consommation des médias avaient changé plus vite que prévu.  Ce projet venait trop tard : le quotidien papier, comme d'autres médias, était déjà devenu un média de complément, et nous n'en avions pas assez conscience, a fortiori pour un lectorat nettement plus jeune que celui du Figaro. Tous ces comportements allaient s'amplifier avec le téléphone portable, les réseaux sociaux, les chaînes d'info en continu...

Libération a fait le choix, en 1994, d'investir massivement sur l'offre papier. Théoriquement, il eût été préférable d'investir sur le numérique à ce moment-là, mais cela n'avait rien d'évident et l'équipe, celle de Libération comme toutes les équipes conçues dans le papier, s'y serait fermement opposée. Internet était alors vu comme un complément. Le complément est devenu le sujet principal, qui commande désormais l'ensemble.

Nous ferons une deuxième erreur dans ce domaine alors que le journal était pionnier dans les éditions numériques : nous avons cru, comme beaucoup, que l'avenir était au bimédia, il est probable même que nous ayons, sinon inventé, du moins promu ce concept, désormais utilisé partout. Il avait lui aussi un bon train de retard.

Le bimédia fut la chimère que tous les quotidiens papier ont poursuivi, Libération le premier : les rédactions du papier sont invitées à produire aussi pour le site. Mais le réseau Internet n'est pas une version numérique du quotidien papier, c'est un multimédia qui dévore tous les médias, à la fois télévisuel, radiophonique, écrit, mis en scène, musical, où l'animation sous toutes ses formes joue un rôle important...

Enfin la mobilisation de capitaux pour la nouvelle formule du quotidien papier était insuffisante au départ, elle supposait un succès immédiat. Comme il n'était pas au rendez-vous, l'échec de Libé 3 prit l'allure d'un naufrage. Le journal a été sauvé de la faillite en 1995 par Jérôme Seydoux, qui s'y était engagé auprès de moi.

Dès 1995, nous sommes revenus à la formule antérieure, Libération a retrouvé tout de suite son lectorat et son étiage de vente ; mais nous avions raté la vague, nous avons alors roulé sans embrayage et, à terme la méanique collective s'est brouillée.

Jusqu'à l'arrivé d'actionnaires purement financiers en 2002, la communauté Libération comprenait l'équipe dans sa globalité, les lecteurs et, parmi eux, nos actionnaires, qui étaient aussi des représentants du lectorat.

Le financement du journal au départ avait été assuré par des souscriptions organisées par les comités Libération. Des lecteurs à cette époque avaient renoncé à des héritages pour souscrire, des artistes sont intervenus à plusieurs reprises pour des concerts, des oeuvres artistiques vendues au bénéfice du journal et des dons, en particulier en 1981. Ce que firent à cette époque Isabelle Huppert, Maxime Le Forestier et Jean-Pierre Beauviala.

La société éditrice en 1973 ne comprenait que quatre personnes, puis douze l'année suivante et, de manière surprenante, la nouvelle équipe devient propriétaire indivis du journal en 1981, ce qui n'était pas prévu. Pendant la recomposition de l'équipe, des sociétés de personnel voient le jour et se substituent la veille de la reparution aux douze fondateurs actionnaires.

Parmi tous ceux qui sont venus épauler financièrement le journal, trois figures.

Claude Alphandéry a présidé jusqu'aux années 2000 la société de financement de Libération créée en 1982. Cet ancien chef de maquis, ancien communiste et ancien banquier, fut un pionnier de l'économie sociale, longtemps président de France active. Il avait regroupé, autour de lui, beaucoup d'amis du journal.

Antoine Riboud, P-DG de BSN, avait au début des années 1970 secoué le CNPF en prônant un capitalisme social, très en phase avec la CFDT d'alors. En 1973, il avait caché le trésor des Lip pendant le conflit. Il souscrira à plusieurs reprises au capital de Libération. Son frère Jean Riboud, P-DG de Schlumberger, ancien mendéiste, devenu proche de François Mitterand, et lui aussi engagé dans le journal, disparaît en 1985.

Jérôme Seydoux avait investi dans Libération et notamment dans le projet de 1994. Patron de Pathé et de Chargeurs, il avait pris l'engagement citoyen et amical d'être là en cas de difficultés. En 1995, il a pris temporairement la majorité du capital. Dès que le journal a de nouveau dégagé des bénéfices, Chargeurs est redevenu minoritaire. 

En 2002, nous ne sommes pas parvenus à réinventer un nouvel actionnariat prêt à s'engager avec Libération dans le champ numérique. Faute de trouver des partenaires dans cette industrie, le rachat de la participation de Jérôme Seydoux s'est fait en introduisant une société de capital risque, dont Edouard de Rothschild a racheté les parts en 2005.

Edouard de Rothschild a eu toutes les audaces d'investir dans Libération en 2005. Il en a eu une autre l'année suivante, celle de déposer la direction. De manière naturellement cavalière.

Compte-tenu de la fragilité financière qui était alors celle de Libération, et dont j'avais connaissance, je n'ai pas hésité : avec Louis Dreyfus, le directeur général et Antoine de Gaudemar, le directeur de la rédaction, nous sommes partis. C'était en 2006.

C'était le dernier geste que je pouvais faire pour ce journal qui fut ma passion pendant plus de trois décennies, comme elle fut celle de tous ceux qui ont participé à cette aventure qui consistait à écrire et publier, chaque jour, l'équivalent d'un livre de cent quatre-vingt à deux cent cinquante pages.

Pour rassembler tous ces équipiers, il faudrait mobiliser deux, sinon trois Eurostar, qui ont une contenance chacun de 770 passagers, ce qui ne signifie pas que cette réunion aurait forcément lieu à Londres. Soit entre 1 500 et 2 000 personnes. En 1993, sur vingt ans, Alain Brillon, archiviste et mémorialiste de Libération depuis les origines, avait recensé 968 noms de permanents, ayant passé au moins une année dans l'entreprise. Vingt ans après, on ne doit pas être loin du double. Dans ce rassemblement virtuel, il y a des manques cruels, plusieurs dizaines d'entre eux ont disparu : maladies diverses, sida, overdoses, suicides, un accident d'avion et deux assassinats.

Libération est définitivement leur oeuvre. Plus de quarante ans après sa naissance, je suis heureux, chaque matin, qu'il paraisse.

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