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21 Janvier 2020
Un documentaire inédit, diffusé mardi 21 janvier sur Arte, jour anniversaire de la libération du camp, pose la question de la non-intervention des Alliés contre le pire camp de la mort nazi où périrent quelque 1,1 million de Juifs. Annette Wieviorka, historienne spécialiste de la Shoah, éclaire les enjeux de cette décision.
Fallait-il bombarder Auschwitz-Birkenau en 1944, date à laquelle les Alliés ont eu confirmation de ce qui se passait dans ce camp d’extermination ? La question fait débat. Ce brillant documentaire du Britannique Tim Dunn, diffusé sur Arte le 21 janvier à 20h50, propose de l’ouvrir de nouveau. Il remonte le fil chronologique des événements, de l’évasion de deux prisonniers en avril 1944, auteurs d’un rapport accablant sur le génocide en cours, aux échanges entre les différents états majors sur une possible intervention.
Ce film, bâti autour des irremplaçables témoignages de rescapés, avance les arguments qui auraient du faire pencher pour un bombardement. Difficile de se replacer dans le contexte de l’époque 75 ans jour pour jour après la libération des derniers prisonniers du camp où 1,1 million de juifs ont été assassinés.
L’historienne Annette Wieviorka, grande spécialiste de la Shoah, directrice honoraire au CNRS et auteure de nombreux articles et ouvrages sur la question (dont Auschwitz soixante ans après, Robert Laffont, 2005) nous livre quelques clés pour tenter de comprendre et justifier cette décision en 1944.
Cette question autour du bombardement d’Auschwitz divise-t-elle encore les historiens aujourd’hui ?
D’abord, il faut dire que ce débat a réellement débuté à la fin des années 1970 et a animé de nombreux colloques jusqu’à la fin des années 1990. Aujourd’hui, la question ne se pose pas de façon aussi aiguë et surtout, si elle reste intéressante, elle doit être étudiée au regard de l’ensemble des données que nous possédons. Ce film, par exemple, est nécessairement un peu caricatural, car il propose une vision rétrospective, et se place sur un plan moral sans tenir réellement compte de ce qu’était la situation sur le moment. Il faut penser que ce que l’on sait aujourd’hui est un savoir partagé seulement après la guerre. En 1944, les Alliés n’avaient pas connaissance de l’ampleur du génocide juif.
Pourtant, Winston Churchill ne dénonce-t-il pas en 1944 « le crime le plus effroyable de l’histoire de l’humanité » ?
Au moment où les faits se produisent, pour lui comme pour beaucoup d’autres, il y a surtout l’idée que l’on va juger tous les responsables de ces crimes. On prépare l’opinion à ce que va être le procès de Nuremberg. Mais il n’y a pas de véritable conscience du génocide des juifs, qu’il s’agit de quelque chose d’inouï, de jamais vu, où un tiers de la population juive a été assassiné.
Que penser de la confession, à la fin de ce documentaire, de John Pehle, directeur du War Refugee Board à Washington à cette époque, et directement concerné par cette décision, qui dit « qu’il est tragique de ne pas avoir opté pour ce bombardement » ?
Son témoignage date de 1978. L’année où les États-Unis ont diffusé la série Holocauste, de Marvin Chomsky. Elle va avoir un impact considérable et marquer une prise de conscience massive des Américains. Ainsi, après avoir vu le feuilleton, un photographe s’est dit qu’il avait dû survoler le camp lorsqu’il faisait des repérages pour identifier les installations industrielles. Il a fouillé dans les archives et découvert des clichés qui montrent l’activité des camps. On ne voit que ce que l’on cherche. Personne n’a vu qu’il existait des photos aériennes de ces camps avant la fin des années 1970. C’est aussi là que le débat sur la question va prendre de l’ampleur.
Fallait-il bombarder Auschwitz ?
Il y a trois niveaux de réponses. D’abord, on doit s’interroger sur la faisabilité d’un tel bombardement avec le niveau technologique de l’époque. Les experts et les historiens militaires sont assez unanimes sur la question et disent que nous n’étions pas capables d’effectuer une frappe suffisamment précise pour ne pas provoquer la mort de milliers de personne. Ensuite, il s’agit de savoir si on aurait dû le faire. Nous sommes sur une courte période de six mois entre l’été et l’automne 1944 car les chambres à gaz de Birkanau sont détruites par Himmler en novembre 1944. Quand les Alliés ont eu l’information, leur logique a été de dire qu’il fallait gagner la guerre, ainsi les juifs seraient sauvés. Sans voir que derrière cette guerre il y avait une guerre contre les juifs. Enfin, il y a la question de la symbolique de ce bombardement.
Justement, une telle décision s’imposait-elle, ne serait-ce que pour « s’élever contre l’intolérable », comme le revendique une historienne dans le film ?
Cette question formulée ainsi est parfaitement anachronique. Personne dans ces années-là n’aurait utilisé ces termes. De plus, ce débat sur ce que les Alliés n’ont pas fait se focalise sur Auschwitz, mais il pourrait être plus large et antérieur. Quand les juifs meurent de faim dans les ghettos de Varsovie (100 000 morts) ou sont assassinés en Union soviétique, Ukraine et Biélorussie, ou quand les chambres à gaz sont construites, les Alliés n’ont rien fait non plus et ne pouvaient pas faire grand-chose. Par contre, si on veut reprendre l’histoire, on doit se souvenir que, lors de la conférence d’Evian de juillet 1938, personne ne voulait accueillir les juifs qui tentaient de fuir l’Europe.
Soixante-quinze ans plus tard, ce devoir de mémoire reste-t-il plus que jamais nécessaire ?
On peut dire que 75 ans plus tard, une sorte d’inquiétude est présente. D’abord liée au passage du temps. Les derniers témoins disparaissent. La présence de cette histoire n’est plus assurée par ceux qui ont survécu. La seconde difficulté, bien plus grande, vient du monde dans lequel nous vivons. Il ne ressemble plus à celui que l’on a connu, issu de la Seconde Guerre mondiale ou de la chute du mur de Berlin, où nous pouvions être optimistes.
Nous sommes désormais dans un monde où les nationalistes prennent le pouvoir, où leurs idées, qui portent en elles l’antisémitisme – c’est le cas par exemple en Pologne –, se diffusent. Ce sont des inquiétudes dans un temps présent. Enfin, je ne crois pas pour ma part que ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale puisse disparaître de l’Histoire. Nous possédons en effet des centaines de milliers de travaux d’historiens et des témoignages précieux. Il y a donc une inscription de cette histoire dans celle du monde.
On a vu "1944 : il faut bombarder Auschwitz" avec une historienne spécialiste de la Shoah
Un documentaire inédit, diffusé mardi 21 janvier sur Arte, jour anniversaire de la libération du camp, pose la question de la non-intervention des Alliés contre le pire camp de la mort nazi où...
L'article d'Etienne Labrunie.