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26 Décembre 2019
C'est, et de loin, mon film préféré...
C'était un rite...
Pour chaque anniversaire, mon Langellier m'emmenait le voir au cinéma.
Sa musique "As time goes by" est ma sonnerie de téléphone.
Je trouve, aujourd'hui, l'article de François Forestier sur le livre de Noah Isenberg.
Il n'existe qu'en anglais.
Mais je me le suis commandée.
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On entend l'avion qui décolle. Humphrey Bogart et Claude Rains s'avancent, dans un brouillard de conte de fée, et le flic de Vichy murmure: «C'est le début d'une grande amitié». Fondu au noir. Une petite larme, et on sort de la projection de «Casablanca» avec le cœur d'une fleuriste, l'âme mélancolique et la certitude que tout se règle en dialogues d'une ligne. «Rick, pourquoi êtes-vous venu à Casablanca? - Pour les eaux.- Quelles eaux? On est au milieu du désert. - J'ai été mal informé». C'est du gravé dans le marbre, du ciselé Praxitèle, de l'alésé au laser de combat. Noah Isenberg, professeur de média à New York, raconte tout, dans «We'll always have Casablanca», le livre de base pour les amoureux du film de Michael Curtiz.
Tout a commencé par une pièce de théâtre, «Everybody Comes to Rick's», de Murray Burnett et Joan Alison (1940). Sitôt acheté par la Warner, le machin est réécrit, c'est la règle, au studio: deux frangins, Julius et Philip Epstein, s'y collent. Puis, selon la méthode habituelle, le scénario est retouché par d'autres galériens: Howard Koch («Sergent York») rajoute des allusions politiques. Puis Casey Robinson («Capitaine Blood») bidouille quelques scènes. La Warner propose un casting: Ann Sheridan et Ronald Reagan. Celui-ci étant un peu fade, on sollicite George Raft et Jean-Pierre Aumont. Bogart est disponible, finalement, c'est lui qui prend, un peu perplexe: «Je sais pas trop de quoi ça parle».
Suite des opérations: Ann Sheridan est trop sexy, et des noms d'actrices défilent, Michèle Morgan, Edwige Feuillère, Hedy Lamarr. Quand Ingrid Bergman est engagée (elle ne coûte pas cher), le scénario n'est pas terminé. Elle demande au metteur en scène, Michael Curtiz, un Hongrois colérique (il tire des coups de feu en l'air quand il est mécontent): «Je pars avec qui, à la fin ? Mon amant ou mon mari ?», Curtiz répond: «Euh... Je sais pas». Elle: «Mais je joue le rôle comment, alors ? - Jouez-le... entre deux».
Claude Rains (le capitaine Renault), acteur d'une classe folle, est en fait un alcoolique total, issu d'une famille de dix enfants, affligé d'un accent cockney dément (qu'il maîtrise). Conrad Veidt, qui joue le nazi, est marié à une juive, et a fui l'Allemagne hitlérienne (il va mourir juste après le tournage, sur un terrain de golf). Paul Henreid, dans le rôle du mari de Bergman, se prend pour une star et exige d'être en haut de l'affiche. Accessoirement, il fait placer des micros dans la loge de Curtiz, de façon à ce que toute l'équipe écoute les après-midis salaces du metteur en scène en compagnie de starlettes enthousiastes. Le tournage est stressant: Bogart picole dur («Il est sympa jusqu'à 11h30 du matin. Après, il se prend pour Bogart», dit le cantinier).
Dooley Wilson, le musicien qui chante «As Times goes by», ne sait pas jouer du piano. Il propose de jouer de la batterie (c'est sa spécialité). Les soixante-quinze acteurs du film sont presque tous des immigrants, personne ne parle la même langue (Dalio, Bergman, Henreid, Rains, Peter Lorre, Madeleine Lebeau etc.), le scénario reste en panne, et la censure s'en mêle. Ingrid Bergman devient une femme adultère, si elle reste avec Bogart à la fin. Pas question, vous allez me gommer cette immoralité. Et puis elle est plus grande que Bogart, ça va faire bizarre s'ils s'embrassent, elle doit se pencher. On monte Bogart sur une petite caisse. Finalement, c'est dans la boîte, une production Warner parmi tant d'autres. Mais non: sans le savoir, Curtiz a donné un chef d'œuvre.
Qu'est ce qui fait la magie - éternelle - de «Casablanca»? Noah Isenberg conclut :
A chaque fois que je le regarde, c'est un film qui me donne de l'espoir».
Pouvoir de l'illusion: la dernière scène, si belle, est un trucage. L'avion, au fond, est une maquette. Et les silhouettes, dans le brouillard, sont petites. En effet de la perspective? Non. Ce sont des acteurs nains.
François Forestier