“Je m'intéresse à tout, je n'y peux rien.” Paul Valéry. Poussez la porte de la boutique : plus de 1.700 articles.
29 Octobre 2019
Dans son dernier roman, "La maison", Emma Becker bouscule carrément les codes et n'hésite pas à appeler une chatte une chatte.
Attention, elle n'est jamais vulgaire.
Juste un peu triviale, parfois.
Mais comment pourrait-on relater le quotidien d'un bordel, fût-il de nos jours, fût-il à Berlin, sans quelque trivialité ?
Quand j'ai posé ce livre...
Je me suis avouée que j'avais parfois aimé, parfois pas aimé.
Ce qui est très rare, dans mon cas.
Je me suis aussi avouée que c'était difficile de parler de ce sujet avec mes mots, mes mots à moi.
Moi pour qui le sexe ne peut exister sans le désir.
Ce long désir qui nécessite une longue approche romantique, la fameuse "chase" d'Alison Lurie.
J'ai retrouvé ces deux possibilités, entre l'amour et le désamour, dans l'émission "Le Masque et La Plume" du 16 septembre dernier (20 heures chaque dimanche soir sur France Inter).
A suivre...
………………………...
Dans son dernier roman "La maison" Emma Becker raconte comment et pourquoi, pendant deux ans et demi, elle a travaillé dans deux bordels berlinois, partageant le vécu des prostituées qu'elle a côtoyées. Les critiques du Masque ont tous été saisis et bouleversés par la beauté de l'écriture sur ce sujet très délicat…
Rien ne l’y forçait, sinon, dit-elle, la curiosité et la conviction, empruntée au gonzo-journalisme, que, pour bien décrire un métier, il faut le vivre de l’intérieur. Après un collège catholique, des études de lettres à la Sorbonne, Emma Becker est donc partie, en 2013, pour Berlin. Sous le pseudo de Justine, elle est d’abord entrée au Manège, puis à la Maison, un bordel qui, écrit-elle, avait « une âme » et où elle assure avoir été « heureuse ».
"Je trouve que le livre n'est pas très bien construit : on commence par un très long tunnel pour accéder à la maison. Le livre est bien trop long.
Une chose m'a énormément gênée : pour un livre qui devait être aussi incarné, je trouve au contraire que c'est un livre désincarné car elle a mis tellement de distance et de froideur pour raconter ce qu'elle a vécu que parfois, j'avais envie de lui demander : mais qu'est-ce que c'est d'être une prostituée ? Elle le raconte, oui, mais avec beaucoup d'humour. Par exemple "Aucune fellation ne résiste à deux couches de mascaras waterproof"
Elle a une manière de tout passer à la hâte, ce qui fait que la question centrale pour moi fait que je n'ai pas eu les réponses à ce sujet fascinant.
Ce qui est très réussi (et rien que pour cela le livre en vaut la peine) ce sont les portraits des filles : ils sont géniaux, racontés de manière très romantique - une sorte de romantisme qui est difficile à accepter surtout quand vous êtes une femme. Elle raconte comment une fille a passé sa journée avec six ou sept clients et puis reçoit tout un coup des photos de ses enfants, elle se met à glousser comme une petite fille. Emma Becker raconte cette espèce de naïveté confondante qui les prend. Elle raconte aussi que le problème du métier,c'est qu'elles ne savent plus si elles font semblant ou si elles ont envie.
Il y a un client qui est magnifique : c'est celui qui est amoureux d'une des prostituées. Celle-ci disparaît mais comme il connait son adresse, il décide de la rejoindre en bas de chez elle, mais il l'aperçoit avec un homme dont elle est amoureuse et comprend tout à coup les gestes d'amour qu'elle n'a jamais eu pour lui. Et là vraiment vous avez des frissons..."
"On pourrait s'attendre à quelque chose comme lorsque les soixante-huitards allaient s'établir en usine, on a l'impression qu'elle va s'établir au bordel pour raconter la vie des prostituées mais on est en fait très loin de cela. On est beaucoup plus proches à mon avis de "L'Apollonide" de Bertrand Bonello : il y a quelque chose d'une esthétique qui l'emporte - car Emma Becker sait écrire, c'est une fille de joie d'écrire, on est porté par son style car il y a des portraits saisissants. Elle-même raconte que lorsqu'elle quitte le premier bordel qui est glauque, Le manège, elle est contente car elle ne veut pas écrire le dixième livre sur le côté sordide de la prostituée, du coup en tant que lecteurs, on est un petit peu embarrassés par ce romantisme, cette esthétique dont on a peine à croire que cela soit la vérité de ces maisons closes allemandes.
De plus, le livre est trop long et on n'en ressort pas trop convaincus sauf effectivement d'un vrai talent d'écriture de l'auteure".
"C'est un sujet super dangereux qu'elle a choisi et c'est très courageux d'avoir fait ce livre car on réédite ces jours-ci "Putain" de Nelly Arcan, paru en 2001, qui s'est suicidée en 2009. Je pense qu'en publiant un livre pour raconter ce genre de choses, elle court un risque immense.
Il y a un double danger :
Ce qui est brillant, c'est qu'elle évite ce double écueil et je trouve que c'est une très très bonne surprise. C'est un livre très humain, délicat et élégant : tous les portraits sont bouleversants, tant ceux des femmes avec leur puissance, qui jouent avec leur désir (elles rencontrent parfois un désir réel au cours de ces rencontres-là) et puis ceux des hommes, la solitude, la misère sexuelle qui est le fond du problème car ces gens sont atrocement seuls et n'ont peut-être pas le choix.
Il y a donc quelque chose d'affreux, de pathétique, et d'émouvant dans ce roman qui, je trouve, est l'un des meilleurs de cette rentrée".
"Le début du roman est absolument magnifique avec cette première phrase qui concerne son enfant, autour d'une couverture qu'elle remet sur son lit, et par laquelle elle retrouve la trace et l’odeur de ce qu'a été la maison.
Elle fait l'éloge des maisons closes en Allemagne expliquant que c'est strictement contrôlé par le fisc, tout en en parlant en termes de service public.
Elle rentre dans la nature vraiment obscure et profonde de l'humain écrivant un moment "qu'il y a une vérité dans la pute, dans sa fonction, dans cette tentative veine de transformer un être humain en commodité qui contient les paramètres les plus essentiels de cette humanité", ce n'est pas rien d'écrire un truc pareil.
Ce livre m'a intrigué autant par la démarche volontaire que par le respect avec lequel elle décrit les choses notamment lorsqu'elle dit que c'est une fatigue agréable qui n'a rien à voir avec la souffrance que l'on peut imaginer, que c'est un choix autant qu'une soumission.
Un livre très intriguant aussi par la dignité et la beauté de ce livre : la description des filles, la sororité en action de ces filles, ce qu'elle en fait est un havre de compréhension, de bienveillance, elle m'a donné l'impression qu'une fois plongée dans cette réalité, elle se protège par l'observation. Elle nous apporte quelque chose qui manque".
……………………
Voilà.
Maintenant, vous avez le choix.
Mais, sachez-le, dans la réalité, Emma est tout sauf vulgaire.
Elle a le physique d'une adolescente attardée des beaux quartiers de l'Ouest parisien.
Elle a aussi ce foutu "knack" du film de Richard Leister.
Ce n'est pas la première fois qu'une journaliste s'enferme dans un bordel pour mieux en capter l'ambiance.
Maryse Choisy s'y était risquée bien avant, ce qui a donné "Un mois chez les filles", un livre sous-titré reportage, qui est paru le 19 juin 1928.
Profitez-en donc aussi pour visionner "Le doc Stupéfiant" du 16 octobre dernier : "L'art du bordel" (lien ci-dessous, vidéo disponible jusqu'au 15 novembre).
Et puis…
Et puis, le roman d'Emma Becker fait partie de l'ultime sélection du prix Renaudot.
Et, un prix littéraire, c'est vraiment ce qu'on peut lui souhaiter de pire.
Liliane Langellier
P.S. Merci à toutes et à tous pour les 84.740 visiteurs.
Et pour les 2.013 visiteurs en octobre 2019.
"La maison" d'Emma Becker : qu'en ont pensé les critiques du "Masque et la Plume" ?
Dans son dernier roman "La maison" Emma Becker raconte comment et pourquoi, pendant deux ans et demi, elle a travaillé dans deux bordels berlinois, partageant le vécu des prostituées qu'elle a ...
https://www.franceinter.fr/livres/la-maison-d-emma-becker-divise-les-critiques-du-masque-et-la-plume
Le doc Stupéfiant L'art du bordel
Les prostituées appelées aussi "fille de joie" ou "cocotte", ont occupé dès la fin du XIXe siècle une place centrale dans le développement de la peinture et de la littérature moderne. D'Edou...
https://www.france.tv/france-5/le-doc-stupefiant/1078011-l-art-du-bordel.html