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10 Juin 2022
Automne 1987.
J'avais été récupérée par Yann de l'Ecotais et Yves Stavrides.
Transfuge de L'Express Style.
Dont la rédactrice d'alors, la "charmante" Clémentine Gustin-Gomez voulait me virer.
Et, je n'ai pas perdu au change !
Je débutai comme "rubricarde".
Plus précisément à la Rubrique Spectacles.
Et encore plus précisément pour la télévision.
Mes toutes premières lignes concernèrent une émission "Parlez-moi d'Histoire". Où Jean d'Ormesson racontait sur Antenne 2 les grandes héroïnes du passé.
Je me souviens encore que tout cela s'est déroulé en trois temps :
1. J'ai appelé la chaîne car je ne voulais pas travailler sur dossier de presse sans avoir vu l'émission. Ce qui était contraire à ma déontologie.
Manque de chance : l'émission ne pouvait pas être visionnée.
2. Cette émission concernait George Sand. Dans ma bibliothèque, je possédais l'Album Sand de La Pléiade. J'ai passé la nuit entière à le lire attentivement. Au matin, devant mon ordinateur, j'ai pondu, dans un état second, les neuf lignes que j'avais remâchées pendant mon trajet dans le métropolitain.
3. Mon rédacteur-en-chef de l'époque, Yves, était brillant. Très brillant. Et quel chemin de croix ce fut que d'aller en son bureau lui porter ces quelques lignes. J'en aurais vomi de terreur.
Comme il ne parlait pas... J'osai un "Il faut que je le reprenne..." Ce qui le fit hurler de rire. "Mais non, c'est bon, Langellier, tu verras, au bout du centième, tu seras habituée..."
Je vous le livre tel qu'il est paru en ce 4 mars 1988 :
22 h 10, A 2 Parlez-moi d'amour. George Sand.
"Aurore Dupin, baronne Dudevant, a vécu comme un homme, par les hommes, pour les hommes. Pas n'importe lesquels ! Jules Sandeau, dont elle se fera un pseudo, Musset, qui tombera malade au Danieli, Chopin dont elle soignera pieusement la toux, et Liszt, qui s'usera à lui jouer du piano les nuits d'été. George Sand a aimé et, donc, écrit avec passion. "La "bonne dame de Nohant" n'en finira jamais de nous surprendre."
J'attendais surtout le verdict d'un autre homme. Qui fut court : "Il y a du ton, ma petite Lily, et le ton c'est bon..."
Après bien des aventures, mon premier article, signé, cette fois, devait paraître dans L'Express Paris du Jeudi 15 Juin 1989. Dont la cover était entièrement dédiée à Neuilly. Pendant la conférence de rédaction, j'avais prié. Supplié. Trépigné. Pour que l'on ajoute en sujet la fermeture de la librairie de Monsieur Pain.
De guerre lasse, le rédacteur-en-chef, Jean-Pierre Dufreigne, m'avait décoché : "Et bien, faites-le donc vous-même, ma petite Lily, faites-le donc... Je vous autorise à emmener un photographe avec vous..."
La terreur. L'angoisse. La panique. Le syndrome d'échec qui sue par toutes les pores.
Et puis...
Le rideau de fer est tombé, le 29 avril dernier, 131, avenue Charles-de-Gaulle. Trois couperets gris et nets, ornés d'un faire-part de deuil, à l'écriture légère : "La librairie est fermée définitivement." Béton et acier vont pouvoir s'en donner à coeur joie. Et Pierre Pain, au doux nom de blé mur, devient prince en exil. Il en possède la maigreur et la grâce.
La boutique n'est plus qu'un parfum d'exode. Jacqueline, la fidèle compagne, rage au coeur et au quotidien, emballe ses derniers vieux amis. Ces messieurs de la famille restent très dignes sur leurs étagères. Pas de noces d'or pour "Variété" - nom dérobé chez Paul Valéry : "Bilan de l'intelligence, Variété III" dont la maxime ornait le premier papier à lettres gris-vert : "Toute connaissance est aujourd'hui, nécessairement une connaissance comparée."
Caressant au bout d'une petite chaîne, dans sa poche droite, une médaille de saint Christophe offerte par une tante mécréante, M. Pain assène, tranquille : "Un libraire c'est comme un médecin, un intermédiaire utile entre un auteur et un lecteur. J'essaie de faire partager mes plaisirs, mes amours." Il se veut un modeste serviteur. Pas ce mot détruit par le XIXe siècle, étrangement métamorphosé en "larbin". Mais le brillant, le "Au service de..." Dieu ou du roi, selon ! Il y avait de l'âme chez ce libraire-là. Quand il animait ses soirées ouvertes, avec participation d'auteurs (Blondin, Vrigny, Jacob, Merle, Obaldia, etc...) et de lecteurs avides. Quand il se passionnait au quotidien pour faire découvrir à un professeur de Sorbonne ou à une gardienne portugaise sa lecture de la veille. Quand il confectionnait ses vitrines thématiques, bouffée d'oxygène sur l'une des avenues les plus roulantes du monde.
Il a des coquetteries de bourgeoise rougissante pour avouer ses préférences, comme on raconte à un mari son premier faux pas. "Mémoires d'outre-tombe", du vicomte de Chateaubriand, lues à Combres, Eure-et-Loir (à deux lieues d'Illiers-Combray). "Le hussard sur le toit", de Jean Giono, trop vite dévoré, un après-midi d'hiver, dans l'appartement parisien, et dont il était sorti, hagard, obsédé par le choléra, en demandant si l'eau de la cruche du dîner avait bien été bouillie... Le présent lui étant fermé, il se prend à rêver du futur. A la création d'un lieu privilégié d'accueil et de rencontres... Une "Variété III", sans les soucis de la vente.
"Voilà bientôt Trente ans que je suis sur la terre, et j'en ai passé dix à chercher un libraire", écrivait Musset. Neuilly entame sa traversée du désert littéraire.
Là où Yves avait tort...
C'est qu'au bout de bien plus du centième, je ne me suis toujours pas habituée.
Après la phase : "Je ne pourrai jamais..." Viennent le ventre noué et la boule à la gorge.
Sauf que maintenant, je sais. Je sais que c'est ma différence. Une différence unique. Car elle me permet d'aller plus haut et plus loin.
Et je la cultive.
Pour fêter dignement cet évènement...
Jean-Pierre Dufreigne nous a invitées, Chouket et moi, au superbe restaurant du Pré Carré de l'avenue Carnot.
Et, toutes deux, nous avons fini la journée au Bar du Ritz.
Liliane Langellier